2 – 2.3.4. L'installation au bourg ou dans une ville

‘“Claude Delérable possédait à Marcy le domaine de Varenne, dont un certain Pierre Carrichon, mort en 1739, était granger, terme qui dans le langage du Lyonnais équivaut à métayer” (p. 10).’

Le domaine était suffisamment important pour y faire vivre un granger. D'autre part, on apprend, avec détails, que l'ascendant fait ériger une chapelle à laquelle son nom est donné, dans l'église du bourg où il émigre (avec citation du compte-rendu officiel de la cérémonie : d'abord l'autorisation, puis le procès verbal). Par contre, on ne sait rien sur la vie de l'étude de notaire, si ce n'est qu'après sa mort, elle continua d'être administrée en son nom, puis passa entre les mains de l'un de ses gendres, fils d'un notaire royal d'un village environnant, puis à la mort de celui-ci, au gendre de ce dernier.

Ainsi, cet ascendant migrateur possède les caractères d'un notable bourgeois : notaire, propriétaire de terres sur lesquelles on trouve un granger, pieux et donateur généreux à l'Eglise, auteur d'une descendance nombreuse, dans laquelle, par les filles, la tradition continua avec la succession des charges de notaire. Notabilité et mobilité géographique ne sont donc pas antinomiques. On peut être immigré et devenir un notable des lieux.

‘“La mort d'Ambroise Collas mit fin à l'associationet à la suite d'un très violentincendie survenu peu après, et qui avait anéanti immeubles, matériel et marchandise, le Commerce fut liquidé d'un commun accord” (p. 5).’

Comme la propriété de Frontenas, le commerce 452 fut liquidé mais ce fut d'un commun accord entre les deux associés. Il apporta sans doute quelques biens même si aucune évaluation n'en a été présentée ! En effet, les deux fils achetèrent chacun une propriété, firent des études de notaire, et conclurent de belles alliances.

Ainsi, cet ascendant migrateur a pris la voie des affaires, la propriété étant restée à sa sœur. Il abandonne l'exploitation agricole pour l'entreprise. Son ascension sociale est celle d'un industriel. On n'en voit pas l'impact direct sur ses modes de vie, mais dans ceux de ses descendants. Pour autant, il n'apparaît pas comme un émigré dans la ville : il est un fondateur qui a trouvé l'expansion dans sa cité et qui s'est allié à des notables. Les lecteurs pourront voir que leur groupe d'appartenance fait preuve de stabilité dans ses rapports avec leurs localités même s'ils ont pu être mobiles géographiquement.

‘“Un autre acte sous seing privé du 10.5.1832 montre en effet qu'à cette date, où il habitait Lyon et non plus Bourg, il vivait en rentier, n'ayant plus aucune activité professionnelle bien qu'il ait à peine dépassé la cinquantaine” (4/4).’

On le trouvera alors domicilié en deux lieux : certes à Lyon mais aussi en milieu rural, sur des terres qui lui appartiennent mais dont rien ne dit l'origine de l'acquisition (4/30). Il est un bourgeois au destin mythique : un fils orphelin avant même sa naissance né dans un petit village d'une lignée d'ouvriers agricoles franchissant toutes les étapes de l'ascension sociale jusqu'à devenir rentier à Lyon. Est-il un bourgeois parvenu ? Il le serait si ses parents n'avaient pas pris part, avec leurs moyens, au gravissement de l'échelle sociale de la famille. Il est en tous cas un bourgeois en ascension sociale, propriétaire terrien, aisé, multilocalisé, etc. Avec son épouse, ils sont pour le narrateur, les acteurs de cette ascension et leur fils, seulement un agent de son accomplissement, comme le titre le laissait présager. Ils ont eu la tâche de s'élever jusqu'à Lyon et Lyon fera le reste pour élever leur fils. Celui-ci ne pourra pas être identifié comme un parvenu lui-même.

Pour le premier récit de notre corpus général, on voit l'ascendant migrateur s'installer comme maréchal-ferrant dans le bourg où il émigre. On ne saura rien de plus. A-t-il fait une ascension sociale ? Rien ne le dit. A sa mort, il laissera des enfants encore en bas âge. Pour le second récit, on trouve que l'ascendant migrateur a un commerce et un travail. Il gère des propriétés appartenant aux Chanoines-comtes de Saint-Jean et tient une auberge. Les affaires prospèrent, ce qui lui permet de donner une bonne éducation à ses enfants qui tous ont prospéré à leur tour. Il acquiert des propriétés aux environs du bourg.

Conclusion

Nous avons mis en évidence que 6 récits sur 11 racontaient qu'un ascendant était parti du village originaire pour aller s'installer dans un bourg ou dans une ville avant que l'un de leurs descendants – un fils dans 5 cas sur 6 453 – ne migre, lui, sur Lyon. Nous avons observé qu'ils appartenaient tous à la dernière génération du groupe des ascendants des origines et qu'ils faisaient transition avec celui des Lyonnais. Dans les cinq autres récits, on constate que la migration vers Lyon à partir des villages se fait en une seule étape 454 . On peut voir s'étendre ces migrations, dans notre corpus, entre la première moitié du XVIIIe siècle et le tout début du XIXe.

Qui sont ces premiers migrateurs pour nos narrateurs ? Ils sont des ascendants situés entre la troisième et la sixième générations à partir de l'étalon de la première connue du groupe des origines. Il s'agit respectivement d'un aïeul, de deux bisaïeuls et de trois trisaïeuls pour nos narrateurs. 4 sur 6 sont des cadets dans leur fratrie de garçons 455 . Leurs activités professionnelles se partagent entre l'artisanat, les professions libérales, l'industrie et le négoce 456 . Elles peuvent être dans la continuité de celles de leurs pères respectifs ou dans la rupture. Les narrateurs montrent visiblement dans 4 cas sur 6 qu'elles provoquent une très forte ascension sociale ce qui n'empêche pas d'en supposer une, même si elle ne se perçoit pas dans les deux autres cas. Ils indiquent aussi pour 4 cas que les alliances ont été contractées avec des familles de condition supérieure, ce qui est aussi vraisemblablement le fait des deux autres cas. En ce qui concerne les âges au mariage, il n'y a pas de récurrences ; ils sont variés et se distribuent entre 22 et 31 ans. Pour les épouses, les informations manquent : dans 3 cas, entre 18 et 22 ans.

Ces premières migrations ne laissent pas beaucoup d'indices pour définir leurs causes. On y trouve deux hypothèses ; investir dans un lieu mieux placé commercialement et trouver à exercer son métier hors du village à cause de sa place de cadet dans sa fratrie. On retrouve les facteurs que les sociologues ont relevés dans leurs observations sur les migrations rurales de ces époques en France. Mais, nous reprendrons la question après avoir analysé le destin des ancêtres enracineurs. Nous pouvons juste souligner la présence d'un enjeu nouveau dans l'histoire de ces ascendants de nos récits, à savoir celui des fratries. En effet, avec cette génération, le destin ne s'observe plus seulement dans son rapport avec le groupe d'appartenance, mais aussi avec la fratrie.

Tous les narrateurs font ressortir, chez les ascendants migrateurs, des qualités et des comportements qui portent à leur donner un statut paradoxal, dans l'économie des récits. En effet, avec leur avènement, le maintien des trois unités qui donnaient une identité à leur groupe d'appartenance devient problématique. Ils appartiennent toujours aux temps des origines rurales, mais ont quitté le lieu de celles-ci et certains ont changé leurs activités. Pour autant, ils ne provoquent pas de rupture dans la continuité de leur identité. Au contraire, ils ont leurs racines dans ce lieu par leur naissance, ce qui les maintenaient dans la même unité de lieu que leurs prédécesseurs, malgré leur mobilité géographique. Unités de temps et de lieu ne sont donc pas brisées.

Qu'en est-il de l'unité de leurs actions ? C'est elle qui est la plus ébranlée. En effet, elle est rompue dans deux récits sur les six. Et pour les autres sur lesquels on est informé, si elle n'est pas rompue, elle montre des contenus qui ne se reproduisent plus. En observant ces activités, on s'est aperçu qu'elles avaient engendré des ascensions sociales pour cinq migrateurs et au moins une stabilité pour le sixième, mais jamais de descente. Aucun d'eux n’est devenu ouvrier dans sa nouvelle localité. Ils sont restés des individus inscrits dans un milieu rural ou, s'ils sont allés en ville, ils sont devenus des entrepreneurs. Ils sont des investisseurs ayant réussi dans leurs objectifs.

Ainsi, dans la bourgeoisie, l'ancienneté et la continuité de la lignée ne sont pas ébranlées par la mobilité d'un ascendant, sous condition de la réussite de ses investissements individuels et du maintien de son lien avec son groupe d'appartenance. L'intentionnalité des récits est de faire valoir les modalités de l'enjeu de mobilité inhérent à la condition bourgeoise. Elle n'est pas de faire des migrateurs des hommes assis, mais pas non plus des émigrés devant rompre leurs liens avec leurs racines pour assumer leur sort. Elle est au contraire de les montrer orientés vers le risque et le nouveau, tout en restant attachés à leur identité et aux valeurs de leur groupe d'appartenance. Est-elle de donner une leçon à ceux qui pourraient penser que la stabilité bourgeoise passe par la résistance à tout changement ? Etre bourgeois, si cela veut dire être enraciné et installé, cela ne veut pas dire rester fixé au même endroit sans risquer du nouveau !

Avec les preuves de son ancienneté et de sa continuité, et avec celle de la mobilité rurale réussie et sans rupture, la lignée paternelle peut faire valoir sa mémoire des temps d'avant Lyon en toute légitimité dans l'élite à laquelle ses membres souhaitent appartenir. Elle sera à coup sûr considérée d'une bourgeoisie ancienne. Chaque narrateur peut espérer voir sa famille s'enraciner dans son groupe d'appartenance paternelle.

Notes
451.

. L'organisation discursive est structurée de façon telle qu'on y voit le domaine à la fois à Marcy et à Varenne.

452.

. Il faut remarquer que le commerce est une figure transformée de la fabrique. Il en est ainsi dès le moment où le narrateur s'associe à son fils : “Au début de 1835 son Père l'associa pour moitié dans son commerce” (p. 7). L'entreprise a-t-elle modifié son statut ou son activité ? Ou bien la figure est-elle signe d'ascension sociale : passer de la fabrique au négoce ? Cette deuxième hypothèse est renforcée par la remarque que dans cet énoncé, le lexème commerce a une majuscule à sa première lette. Dans tous les cas, cette figure est la métonymie de l'importance qu'eut le destin de l'ascendant à Saint-Etienne.

453.

. Pour l'un, entre deux migrations, il y a une génération d'écart.

454.

. Dans deux cas, on n'a pas d'informations suffisantes pour assurer qu'il n'y a pas eu avant l'enracineur une étape dans la migration vers Lyon.

455.

. L'un est fils unique et l'autre, on ne connaît pas sa fratrie.

456.

. Nous excluons le cas de notre récit 5. Si l'on considère le destin de l'ascendant suivant qui a émigré à Chatillon, on peut inclure celui-ci parmi les négociants.