3 – 1.1. L'identité des ascendants enracineurs

• Récit 1 : Dans ce récit, l'ascendant enracineur est le bisaïeul du narrateur. Il est situé généalogiquement à la quatrième génération depuis la plus ancienne connue. Sa migration vers Lyon vient après celle de son père vers Grézieux-la-Varenne. On sait que ce dernier fit une ascension sociale et devint un notable – il était notaire royal – dans l'élite du bourg et, qu'à sa mort, c'est son gendre qui a repris son étude. L'enracineur, lui, naît en 1733 et est un quatorzième d'une fratrie de dix-huit enfants, le 6e de 8 garçons ayant vécu. Il est orphelin de père à 15 ans. On ne sait pas exactement la date de son départ pour Lyon. On lit seulement qu'il part de bonne heure de Grézieux-la-Varenne et qu'on le voit déjà dans l'industrie de la chapellerie dans la ville, en 1759 (p. 12) ; il a alors 26 ans. La notice concernant son histoire couvre 48 pages sur 94 ; elle occupe la moitié de l'ouvrage. Le narrateur s'attarde sur lui longuement car la représentation de ce qu'il fut orientera le rapport de sa famille à ses pères et à son pays.

Que nous apprend le narrateur de son ascendant, lorsqu'il le présente pour la première fois, dans son adresse ? Il s'agit d'un homme qui uniquement par son intelligence et son travail a acquis considération et richesse.

‘“Parmi les dix-huit enfants du dernier notaire, notre aïeul, Jacques Delérable, vient tout jeune chercher fortune à Lyon, vers le milieu du dix-huitième siècle et là, uniquement par son travail et son intelligence, il parvient à fonder une industrie florissante et à acquérir à la fois la considération et la richesse” (III/4).’

Pourquoi le narrateur restreint-il ces deux acquis à ces deux origines seulement ? Est-ce parce que coutumièrement, il les sait s'obtenir par d'autres moyens ? Cherche-t-il à rendre compatibles sur le plan éthique deux catégories de qualificatifs qui ne se rencontrent généralement pas chez le même homme : la considération et la richesse, avec l'intelligence et le travail ? Cherche-t-il à repousser, par cette mention, l'idée que son aïeul ait pu avoir été un parvenu ayant rassemblé sa fortune grâce à des privilèges douteux ?

Le narrateur commente peu le caractère, les attitudes et les choix de son ascendant, y compris durant la Terreur. Il le dépeint comme un fondateur et un homme dévoué. Mais, comme le stipulent les termes d'un jugement du tribunal de commerce de Lyon (l'an 7) qu'il reprend à son compte parce qu'ils rendent hommage à sa mémoire, il le voit aussi comme un homme ayant pu être trop constant à rester dans sa commune pour veiller à la conservation des marchandises et effets du commerce pendant la Révolution (p. 54). Par contre, il laisse exprimer son émotion et cherche à la provoquer chez ses lecteurs lorsqu'il évoque la fin de son aïeul qui fut guillotiné ; ainsi, par exemple, quand il présente la dernière lettre qu'il a écrite à son épouse avant d'être conduit à la guillotine.

‘“Cette lettre est en la possession de celui qui écrit ces lignes ; il conserve ce pauvre papier jauni comme le plus précieux des héritages” (p. 43).’
  • Récit 2 : Pour ce récit, nous avons hésité pour déterminer qui pouvait être désigné comme l'ancêtre enracineur. En effet, nous pouvions en considérer deux. L'un était à l'origine de la constitution du réseau d'interconnaissances lyonnais, mais il n'avait pas vécu dans la cité avant la cessation de ses activités professionnelles. Il a résidé dans un bourg tout proche et est venu à Lyon à la demande de son fils. Et l'autre est ce fils qui s'est installé à Lyon en tant qu'étudiant et a accueilli son père dans ses vieux jours ; il s'agit du narrateur. Nous avons opté pour le premier décrit. Reprenons la description de son identité. Il est donc le père du narrateur et appartient à la sixième génération depuis les origines de la famille. Il est le plus jeune d'une fratrie de trois enfants dont seulement les deux garçons ont vécu. Il naît donc à Saint-Etienne, en 1818, là où son père a immigré dans sa jeunesse mais celui-ci décède alors qu'il a 15 ans : ce père, on le sait, a fait une ascension sociale après avoir fondé une fabrique de rubans. Il fait ses études dans un collège situé entre Saint-Etienne et Lyon. Bachelier, il entre dans une étude de notaire à Saint-Etienne comme clerc puis part faire sa licence de droit à Paris : il est ainsi le premier de la lignée à faire des études supérieures. Revenu, il reprend sa place dans l'étude pour finir son stage.
‘“Après la mort de son Père, sur les conseils de Maître Testenoire, il partit pour Parisfaire ses études de droit. Il obtint son diplôme de licencié en 1846, et revint alors à Saint-Etienne terminer son stage en l'étude de Maître Testenoire” (p. 15).’

Puis, il quitte la ville pour un bourg proche de Lyon, dans lequel son frère lui trouve une étude ; il a 31 ans. Il y résidera jusqu'à la cessation de ses activités professionnelles et partira sur Lyon avec son dernier fils en âge de faire ses études supérieures. La notice le concernant couvre 80 pages sur 117.

Au sujet de ses études supérieures, le narrateur évoque avec lyrisme les conditions de ses voyages vers Paris :

‘“Le chemin de fer n'existait pas encore : le voyage de Saint-Etienne - Paris se faisait en diligence : il durait trois jours, qui étaient trois jours de fatigue extrême et trois jours féconds en incidents divers” (p. 15).’

Sur ses qualités, le narrateur retient d'abord celles qu'il développa dans sa profession : son étude de notaire étant, quand il l'acheta, décadente, il la releva grâce à son travail opiniâtre, sa valeur professionnelle et sa droiture d'esprit.

‘“Il parvint à lui rendre sa clientèle par son travail opiniâtre, sa valeur professionnelle, sa droiture d'esprit, appréciée de tous” (p. 15).’

Puis, il relève, avec émotion et lyrisme encore, d'autres qualités plus personnelles : celles dont il fit preuve pour résister au découragement qui l'atteignit après qu'il eut vécu les trois deuils qui s'abattirent sur sa famille, en une même année. Il montra une grande énergie et une foi chrétienne forte. En effet, il perdit en quelques mois son épouse et deux de ses filles encore enfants et resta veuf avec 6 enfants.

‘“Quelle énergie a-t-il fallu au Père ! Quelle foi chrétienne pour avoir résisté au découragement après de si rudes épreuves ! Aux soucis des affaires de son étude venaient s'ajouter les soucis de son intérieur : plus personne à la maison pour le seconder dans cette tâche écrasante de tous les jours” (p. 29).’

Le narrateur présente des extraits des nombreuses lettres 459 que son père a adressées à ses beaux-parents, pour que le lecteur constate son véritable caractère et découvrir son cœur sensible, aimant et fidèle à tous ses devoirs de famille. De plus, il était la bonté même, dira-t-il encore,malgré des dehors un peu froids.

‘“Sous des dehors un peu froids, il était la bonté même, n'ayant pour les siens que des paroles et des sentiments d'affection et n'ayant jamais pour personne des réflexions ou des paroles désobligeantes” (p. 45). ’

Le narrateur commente à plusieurs reprises la grande foi de son père et de sa famille, et plus particulièrement la grande confiance qu'il faisait en la Sainte-Vierge. Chaque année, il allait en pèlerinage à Lourdes : le premier avait commencé à cause de la maladie chronique de l'une de ses petites-filles 460 .

Il était aussi un homme heureux au milieu de ses enfants et petits-enfants dans sa propriété de Dracé (p. 77) ; il aimait voir sa famille réunie auprès de lui et contribuait à maintenir ses liens.

‘“Il cherchait tout ce qui pouvait contribuer à maintenir et même à resserrer davantage encore l'union existant entre nous tous” (p. 91).’

Enfin, conclut le narrateur avec un extrait de son mémento emprunté à un psaume : C'était un homme au cœur simple et droit, plein de la crainte de Dieu et d'horreur pour le péché (p. 95).

  • Récit 3 : Dans ce récit, l'ascendant enracineur est l'aïeul au 5e degré du narrateur et appartient à la 5e génération, à compter de l'origine de la famille. Il naît à Sainte-Cécile en 1719 et est le 7e enfant d'une fratrie de 11 et le 6e de 9 garçons 461 . Il perd sa mère, il a alors entre 8 et 15 ans. Celle-ci est d'une famille protestante, mais son père a abjuré un mois avant la révocation de l'Edit de Nantes (5/15). On apprend par la généalogie de son père, quelques pages plus loin, que son frère est maire du village. Quant au père de l'enracineur, lui, il a été l'héritier universel de son propre père et notable bourgeois de Sainte-Cécile comme l'avait été celui-ci. On sait peu de choses sur lui. Il fait plusieurs petits métiers : marchand, ménager, etc. Il hérite du mas dont son père avait lui-même hérité. Rien ne dit qu'il fit une ascension sociale sauf l'indice concernant la position sociale de sa belle-famille et la place que le narrateur lui donne dans la lente ascension sociale que fait sa lignée depuis le premier du nom.

L'enracineur, lui, fait des études à Alès en vue d'être chirurgien et quitte le pays pour Lyon où il devient apprenti chirurgien : il a 19 ans. Les chapitres le concernant couvrent 13 pages sur 132. C'est lui qui bénéficie du plus grand nombre de notices informatives et de copies d'actes relatifs à sa vie. Il inaugure le chapitre sur les ascendants lyonnais – les Armand à Lyon – faisant suite à celui instruisant sur la vie des ascendants de Sainte-Cécile. Le narrateur le présente comme appartenant, avec ses frères, à une génération enracineuse : il est le troisième qui fit souche et l'auteur de la branche de Lyon.

‘“Jacques Armand et Catherine Carlier eurent onze enfants, dont trois fils firent souche. L'aîné Pierre-Estienne (...), c'est sans doute lui qui fut notaire à Saint Laurent la Vernede, et la souche des Armand de Nîmes. Le second fut Jean (...). Il fut l'héritier universel de son père et auteur des Armand de Sainte-Cécile, éteints en 1888. Le troisième fut Pierre-Gilbert fixé à Lyon en 1738, auteur de la branche de Lyon” (5/20).’

Le narrateur fait peu de commentaires sur les qualités de son ascendant. Mais, il lui reconnaît d'être un gestionnaire habile. Pour lui, il adoptera un ton lyrique et il exprimera ses sentiments lorsqu'il racontera le moment pénible qu'a pu être son intégration dans la cité lyonnaise.

  • Récit 4 : Dans ce récit, l'ascendant enracineur est le bisaïeul de l'épouse du narrateur et appartient à la 4e génération à partir de la plus ancienne désignée. Il est fils unique car son petit frère meurt en bas âge. Il émigre avec ses parents de Bourg-en-Bresse à Lyon. On sait que ceux-ci ont œuvré ensemble pour gravir les échelons de l'échelle sociale jusqu'à devenir rentiers. Leur fils, lui, naît en 1808 dans la première ville et on le retrouve avec sa famille à Lyon en 1832 ; il a alors 24 ans. Depuis quand y était-il ? Le narrateur l'ignore. Dans tous les cas, c'est à Lyon qu'il fait des études poussées et y reçoit une éducation sérieuse. Son histoire occupe 7 pages sur 11.
‘“François Félix, leur fils, avait alors 24 ans ; le séjour à Lyon lui avait permis de faire des étudespoussées et de recevoir une éducation sérieuse, ce qui allait lui ouvrir les portes du Notariat, office auquel il fut admis le 30 mars 1838, et lui permettre une entrée dans la bonne bourgeoisie lyonnaise par son mariage” (4/21).’

Examinons l'identité de cet ascendant enracineur. Il est désigné le plus généralement par des abréviations (F.F.B.) ou par ses seuls prénoms. Une seule fois, il sera nommé par sa pleine identité. La question est intéressante par comparaison avec le choix que fait le narrateur de ne pas abréger les prénoms et nom de la mère de celui-ci, pourtant aussi longs et fréquents.

‘“François Félix Bétiny (F.F.B.) avait trente ans lorsqu'en 1838, après avoir reçu l'agrément du procureur du Roi (...)” (p. 5).
“F.F.B. rédigea avant août 1867, un premier testament (...)” (p. 6).
“F.F.B. répartit ensuite ses biens immobiliers en quatre lots (...)” (p. 7).
“Ainsi donc, au décès de F.F.B., sa fortune immobilière, y compris les apports de son épouse pré-décédée, comportait (...)” (p. 9).
“La grande maison qui fait l'angle du quai et de la place Gerson (...) est vraisemblablement celle où, sous le numéro 134 Quai de la Peyrollerie, résidaient Claude Denis et Scholastique Bonaventure au moment du mariage de François Félix” (p. 11).’

Les qualités reconnues à cet ascendant sont établies au vu de son rôle dans la constitution de la fortune laissée à la famille. C'est d'abord un gestionnaire intelligent, dynamique et rapide qui, sans hésitation, effectue de nombreux achats de biens immobiliers.

‘“Cet événement (...) n'empêcha pas F.F.B. d'accumuler rapidement grâce à une gestion intelligente et dynamique de son étude, des disponibilités telles qu'il peut disposer avant 1850 de moyens qui lui permirent d'acheter la terre de Gros-Bois (...). Les nombreuses transactions immobilières provoquées à Lyon par le percement de la rue Impériale (...) permirent à ce dernier de poursuivre sans hésitation de nombreux achats de biens immobiliers” (p. 5).’

D'autre part, le narrateur précise que son ascendant est attentif à assurer à ses enfants des valeurs rigoureusement égales dans le partage de ses biens (p. 6). Mais il invite à remarquer que cette rigueur n'est pas accompagnée du réalisme nécessaire pour voir aboutir ces objectifs : en effet, pour le premier testament qu'il fit, il n'avait pas suffisamment considéré que ses enfants étaient trop jeunes et le testament fut contesté, comme on pouvait s'y attendre.

‘“Avoir rédigé, alors que trois de ses quatre enfants étaient encore mineurs, un testament prévoyant un partage aussi précis de biens immobiliers considérables témoigne d'un certain manque de réalismedont on peut s'étonnerde la part d'un notaire chevronné. (...) On pouvait s'attendre à ce que ce testament soit contesté ; c'est ce qui est arrivé” (p. 8).’

Avec le second testament, on peut voir que cet ascendant n'avait pas eu une idée claire des aliénations qui allaient s'imposer après son décès.

‘“L'achat, postérieur à Août 1870, de la maison rue Gasparin montre qu'au moment où il rédigea son testament F.F.B. ne devait pas avoir une idée claire des aliénations qui s'imposeraient après son décès” (p. 10). ’

Ainsi, voit-on ici un ascendant habile en affaires et juste mais manquant de réalisme, ce qui peut étonner, pour un notaire chevronné. Néanmoins, l'ordre règne dans ses affaires, quoi qu'il ait pu en paraître. La fortune est enracinée dans une histoire qui a laissé des traces nettes.

  • Récit 5 : L'ascendant enracineur de ce récit appartient à la 8e génération depuis le premier ancêtre connu et est le grand-père du narrateur 462 . Il est le petit-fils du premier ascendant migrateur de la lignée. Il naît en 1809 ; on ne sait rien de sa fratrie 463 . Il a 30 ans quand il vient s'installer à Chatillon pour y faire du commerce. C'est là qu'il fit construire la Maison mère de la famille. Il est le fils d'un cultivateur comme le sont tous ses ascendants 464 . Son procès identitaire couvre 5 pages sur les 9 : il est l'objet de toute la seconde allocution. Le narrateur le décrit comme un homme avancé sur son temps et qui n'a pas ménagé sa peine. Il offre généreusement ses attentions à la population de sa nouvelle localité, construisant par exemple un puits dans son jardin, dans lequel tout le village venait y puiser son eau potable. Enfin, il est prévoyant car il anticipe dans les plans de sa maison l'agrandissement puis la possibilité de relier celle-ci à une seconde pour le temps où il aurait des enfants et où eux-mêmes auront une famille.
  • Récit 6 : Dans ce récit, un seul ascendant est migrateur dans la lignée patrilinéaire aussi loin que l'on peut remonter et c'est l'arrière-grand-père du narrateur, appartenant à la 7e génération depuis la plus ancienne connue. Il naît en 1780 dans le village originaire de l'Ardèche. Il est un 3e enfant d'une fratrie de 4 ayant vécu adultes, le 3e fils sur 3 d'un père en ascension sociale et d'une mère appartenant à une vieille famille du village. Ce père est en effet devenu un propriétaire terrien aisé ayant eu, comme les hommes des générations qui le précédaient, des responsabilités de consul dans son village. Enfant, il est envoyé en pension à Tournon puis part apprendre le métier de passementier à Saint-Chamond et devient commis chez un fabricant de rubans dans cette ville durant 6 à 8 mois. Lorsqu'il quitte le village pour Lyon, il a 18 ans. Son procès identitaire couvre 9 pages sur 187 465 . Cela paraît peu mais il l'emporte largement sur tous les autres : c'est à son titre que le récit est écrit. Le narrateur considère la personnalité de son aïeul comme impressionnante et intimidante : c'est “un travailleur infatigable, un homme d'affaires aussi avisé qu'heureux, mais aussi un homme plein de cœur sous ses dehors austères”. Il le dit aussi excellent père et ayant su former ses fils, les employer, les diriger mais aussi prendre leur avis et même se ranger à leur point de vue. “Le succès ne semble pas l'avoir grisé, continue-t-il. (…) Ce fut un grand Monsieur”.

Notes
459.

. Ces extraits couvrent 8 pages (p. 29).

460.

. C'est lui qui proposa le premier pèlerinage (p. 71). A 70 ans, il y allait encore, comme brancardier (p. 75).

461.

. On sait peu d'informations sur les derniers garçons : un seul est dit décédé en bas âge.

462.

. Le premier de la lignée patrilinéaire à être venu à Lyon est son fils qui devient gynécologue et épouse une femme de lignée bien implantée dans la bourgeoisie lyonnaise. Il a alors 29 ans. Mais rien n'est dit de ces informations dans les deux allocutions.

463.

. On apprendra par d'autres sources qu'il a un frère, mais on ne sait rien de sa vie. Il est l'aîné.

464.

. Dans une généalogie que nous avons en notre possession, on dit ce père propriétaire agricole. C'est déjà moins anonyme que la profession de cultivateur telle que le narrateur la décrit dans le récit !

465.

. Ce récit est occupé presque pour moitié par des généalogies.