3 – 1.3. Les alliances

‘“Ce sobriquet savoureux était certainement un nom de guerre. (...) Il sera donc permis au descendant de cet Antoine Carmequi écrit ces lignes et qui a eu lui-même l'honneur de porter les armes, d'aimer à penser que ce nom de “la France”s'appliquait à un ancien soldat des armées royales, qui, après avoir guerroyé sous Louis XIV, dans un de nos vieux régiments (...) était venu finir sa carrière dans ce joli métier de fleuriste (...)” (p. 13).’

L'enracineur a épousé la fille du directeur de la chapellerie dans laquelle celui-ci était entré, tout jeune, en arrivant à Lyon. Pour autant, il explique que les relations entre les deux familles existaient avant et même étaient étroites, puisque la jeune fille, à seize ans, se trouve être sa commère dans un mariage de l'un de ses neveux dont il était le parrain. Aussi, avait-il été recommandé professionnellement, très vraisemblablement, avant d'arriver dans la Cité.

‘“Des relations assez étroites devaient exister avant ce mariage entre les familles Carme et Delérable, puisque nous voyons, en 1763, Jacques Delérable, étant parrain d'un de ses neveux Desprez, avoir pour commère sa future femme Claudine Carme, alors âgée de seize ans. Peut-être l'idylle a-t-elle commencé à cette occasion. De plus, Jacques Delérable, au moment de son mariage, habitait la même rue que Benoît Carme et peut-être la même maison.
Tout cela rend assez probablel'hypothèse que Jacques Delérable débuta dans les affaires dans la maison de Benoît Carme. Peut-être était-il déjà associé avec lui au moment de son mariage” (p. 15).’

Le narrateur énonce les termes du contrat de mariage du couple dans ses parties principales sur une demi-page ; après, il informe sur les bonnes affaires de l'entreprise de son bisaïeul avant son mariage, puis sur le frère de son épouse qui en était un associé. On apprend que l'enracineur prêtera une forte somme d'argent à son beau-père qu'il ne recouvrira qu'au décès de celui-ci. On voit aussi que son épouse prête main aux travaux de l'entreprise. De cette alliance, naquirent trois fils dont un seul eut des fils.

Le narrateur propose à ses lecteurs la lignée alliée de leur enracineur comme un modèle de famille à travers une longue citation empruntée aux testaments des parents de l'épouse, ne pouvant rien citer sur sa propre famille qui lui ressemble pourtant (6 p.).

‘“(...) On y saisit sur le vif l'admirable équilibre de la famille française bien peu de temps avant que la funeste législation révolutionnaire ne soit venue, par le partage forcé et le divorce, l'ébranler jusque dans ses fondements. Nous y voyons en effet, ce Benoît Carme dans la plénitude de son autorité paternelle, on pourrait dire de sa royauté familiale, disposer souverainement des biens, que, comme il le dit avec une simple grandeur, “il a plu à la Providence lui départir” et le ton général du document indique assez qu'il n'use pas, dans cette manifestation de ses dernières volontés, d'un droit arbitraire, soumis seulement à son caprice, comme on a souvent affecté de le croire, mais qu'il accomplit là un devoir sacré, vis-à-vis de la famille, dont il est le chef” (p. 24).’

On voit dans cette lignée alliée sa vision de la famille : un père dans la plénitude de son autorité paternelle, dit autrement, de sa royauté familiale, pouvant disposer souverainement de ses biens, mais n'usant pas de droit arbitraire ni soumis à son caprice. Il y trouve des alliés pour lui, pas seulement pour son ascendant ; avec elle, il peut mieux persuader ses lecteurs des valeurs qu'il cherche à transmettre. Le procès relatant les faits concernant ces alliés occupe 13 pages sur les 48 consacrées à l'enracineur.

‘“En octobre 1850 il épousa Joséphine Cécile Conavis, dont les parents habitaient à Lyon, rue des Marronniers n° 6, et avaient une propriété à Grigny où ils allaient de courant mai à fin août, et une autre à Frontenas, où ils passaient les mois de Septembre et Octobre pour les vendanges.
La propriété de Grigny qui appartenait à Grand Mère Conavis était exclusivement d'agrément ; celle de Frontenas qui appartenait à Grand père était en partie d'agrément et en partie de rapport. Elle comprenait notamment quatre vigneronnages et des prés plus la maison de maître et un jardin” (p. 17).’

Plus tard, on saura que le grand-père paternel de cette épouse habitait le château de Bagnols. Le narrateur ne signale pas les professions des hommes de la lignée alliée 469 . On apprend aussi que la mère de l'épouse avait une sœur et un frère mais qui étaient décédés jeunes. Le mariage est projeté par l'intermédiaire de deux prêtres amis.

Pour être informé sur les quelques renseignements qu'il possède sur la famille de sa mère, le narrateur renvoie le lecteur à un chapitre ultérieur dans lequel il fait part de l'histoire de celle-ci (7 p.). Sur la vie de celle-ci après son mariage, on apprend que ses parents ont 8 enfants et qu'après les couches du dernier – qui est le narrateur – elle ne s'est jamais bien remise, ce qui laissa dans son souvenir, la mémoire d'une mère souffrante et alitée.

‘“Ma Mère ne s'est jamais bien remise de ses couches après ma naissance : elle restait étendue sur une chaise-longue une grande partie de la journée ; jamais elle ne sortait ni ne descendait au jardin. Une seule fois je l'y ai vue : on l'y avait portée et y passa l'après-midi sur sa chaise-longue. Très active, elle souffrait de ce repos forcé. Ne pouvant faire des visites, de bonnes et fidèles amies venaient la voir et pour lui créer des distractions, mon Père recevait souvent” (p. 21).’

Le narrateur a conservé malgré tout  l'impression d'une vie familiale heureuse,jusqu'en 1870 ; et sa mère de même : elle disait que tout leur réussissait sur le plan de la situation et de la famille. Mais, paradoxalement, cette vie qu'il qualifie d'uniformément heureuse faisait que sa mère redoutait l'avenir !

‘“Elle ne laissait rien paraître de ses souffrances physiques ou morales. C'est ce qui fait que notre vie à Belleville nous a laissé à tous l'impression d'une vie heureuse jusqu'en 1870. Ma Mère d'ailleurs oubliant ses maux, disait que jusqu'alors tout leur avait réussi sous le rapport de la famille et de la situation, mais à cause de cette vie si uniformément heureuse, elle redoutait l'avenir” (p. 21).’

Le narrateur raconte que, très jeune enfant, il passait tout son temps en compagnie de sa mère étendue sur sa chaise longue, celle-ci faisant des ouvrages avec lui pour des maisons religieuses ou des cures pauvres, et lui des petits objets ; le dimanche, ils jouaient ensemble.

‘“Marie (était) occupée aux soins du ménage et moi (je) passais la plus grande partie de la journée auprès de ma Mère ; elle m'avait donné une petite corbeille à ouvrage et j'avais aiguilles, canevas, laine et je lui tenais compagnie en faisant des coulants de serviette, pendant qu'elle-même faisait des ouvrages de tapisserie pour des maisons religieuses ou des Cures pauvres. Le dimanche nous laissions de côté nos ouvrages pour faire des parties de dames, nous jouions à la pyramide” (p. 21).’

Les relations du narrateur avec sa mère sont marquées par une très grande proximité. Mais la mort de celle-ci, à 43 ans, arriva alors qu'il avait neuf ans et qu'il avait contracté la même maladie épidémique qu'elle et que deux de ses sœurs. Elle mourut sans qu'il ne le sût, ainsi que l'une de ses sœurs, lui, étant trop malade pour s'en apercevoir. Une autre de ses sœurs était déjà décédée deux mois avant.

Ces grandes épreuves ou dit autrement plus loin, ces affreux malheurs, ont resserré les liens de l'enracineur avec ses beaux-parents au point que ceux-ci devinrent sa famille.

‘“Mon cher Père
... Je n'ai jamais douté de votre affection, mais c'est avec bonheur que j'ai recueilli cette parole que vous ne me considéreriez pas comme une branche séparée du tronc. Depuis vingt-trois ans j'ai pris la douce habitude de vous considérer comme ma propre famille ; vous m'avez toujours témoigné les sentiments les plus affectueux. A présent j'en aurai plus besoin que jamais. De mon côté, soyez bien convaincu que vous trouverez toujours en moi les sentiments du fils le plus respectueux et le plus affectionné. La perte de notre chère Cécile doit resserrer les liens qui nous unissent, bien loin de les relâcher. Les affections de famille peuvent seules mettre un peu de baume sur les plaies vives causées par les affreux malheurs qui nous sont arrivés” (p. 29).’

Au moment de l'écriture de cette lettre, sa seconde fille n'était pas encore décédée. Avec ce courrier et ceux qui s'échangèrent durant l'année du décès et la suivante, le narrateur témoigne du lien étroit que son père avait avec ses beaux-parents. Ce dernier a trouvé en eux le réconfort d'une famille et eux trouvèrent en lui, un fils 470 .

  •  Récit 3 : Dans ce récit, l'ascendant migrateur se marie à 34 ans : il est depuis deux ans maître chirurgien, notable bourgeois de Lyon et sa boutique est installée en plein cœur de la ville. Il fait un brillant mariage qui l'implante définitivement dans la bourgeoisie lyonnaise. Il s'allie en effet à une famille issue d'un marchand drapier à Lyon au XVI e  siècle qui a eu des descendants notaires et avocats au parlement et qui avait des propriétés.
‘“En 1753, Pierre-Gilbert Armand, fait un brillant mariage qui l'implante définitivement dans la bourgeoisie lyonnaise. En effet, sa belle famille était issue d'un marchand drapier à Lyon au XVIe siècle. Les descendants de ce dernier ont acquis des charges de notaires et d'avocats au parlement. Ils étaient propriétaires de nombreuses terres en Lyonnais et en Nivernais” (6/25).’

Son épouse a alors 25 ans. Par le contrat de mariage, on apprend qu'elle est orpheline (6/31). On saura par la généalogie concernant sa famille que son père est décédé le mois précédant son mariage, et sa mère, alors qu'elle avait 12 ans (p. 36 et 46).

Si cette alliance était brillante, il n'en demeurait pas moins que le dernier descendant de cette lignée, notaire – le beau-père de l'enracineur – avait fait de mauvaises affaires et perdu en grande partie la fortune qu'il avait.

Malheureusement, le dernier d'entre eux fit de mauvaises affaires et perdit une grande partie de sa fortune (6/29).

Aussi, dans l'immédiat, ce mariage n'apporte pas grand chose à l'enracineur. Mais le narrateur explique que celui-ci reprend les affaires de sa belle-famille et récupère les biens perdus dont principalement une propriété que possédait depuis près d'un siècle ses alliés. Finalement, au décès de cette épouse, il restera une assez jolie fortune (6/29). L'enracineur deviendra tuteur de son très jeune beau-frère à la mort de son beau-père, dès le début de son mariage. Ils eurent treize enfants dont sept sont morts jeunes et seuls deux filles et un fils eurent une postérité.

Ainsi, le mariage de cet ascendant enracineur est d'abord une alliance avec une lignée brillante mais ayant subi un revers de fortune 471 . Mais, il s'en rendra solidaire.

  • Récit 4 : L'enracineur de ce récit entre à 31 ans dans la bonne bourgeoisie lyonnaise 472 par son mariage. Son épouse est la fille d'un agent de change ayant pignon sur rue à Lyon appartenant à une lignée anoblie par échevinage et d'une mère de lignée noble aussi. On possède très peu d'informations sur l'épouse, même pas sa date de naissance. On lit que le couple eut quatre enfants mais que l'épouse mourut alors que son aînée venait de se marier et que son dernier avait 6 ans. On apprend, par contre, qu'elle apporte une somme d'argent au mariage, comme les alliés des générations précédentes et qu'elle a une propriété qui lui est venue de sa lignée maternelle.
‘“Le contrat (...) comportait une clause “sans communauté” assez inhabituelle ; aucun apport du futur époux n'est mentionné, tandis que l'apport de la future épouse (67 000 F.) apparaît relativement modeste ; on aurait pu s'attendre à trouver mieux pour la fille d'un agent de change, membre d'une famille ayant pignon sur rue” (p. 5).
“Le décès de son épouse en Décembre 1862 lui apporta, à lui-même ou à ses enfants, la propriété qu'elle possédait à Saint-Régis-du-Coin (...). Marie Cortet en était devenue propriétaire soit par héritage de sa mère qui, en raison de la séparation de biens obtenue au moment de la faillite de son mari, n'avait pas tout perdu, soit par héritage d'un parent Collery.F.F.B. avait d'ailleurs ajouté lui-même à cette propriété quelques acquisitionsde détail faites localement” (p. 6).’

Le narrateur est surpris de la clause du contrat, à son avis assez inhabituelle, stipulant l'absence du régime de communauté. Au contraire des couples des générations précédentes, il n'y a pas de contrat de mariage ni de solidarité prévue d'avance de la lignée alliée vers la patrilinéaire. Sans doute, apprend-on peu après, que la cause en est la faillite retentissante du père de l'épouse venue un an après le mariage et déjà en question au moment de le conclure 473  ; cette faillite fait évanouir complètement tout ce que le ménage de F.F.B. pouvait escompter recevoir (p. 5). Mais cet événement n'empêcha pas ce dernier d'accumuler des disponibilités pour acheter la propriété sur laquelle la descendance installera plus tard et pour plusieurs générations ses maisons de famille. Avec l'enracineur, le narrateur fait entrer ses lecteurs dans une nouvelle ère : une ère dans laquelle les profits des épouses n'enrichissent plus les hommes de la lignée patrilinéaire. Mais l'alliance a permis l'intégration de l'époux et de sa descendance dans la bourgeoisie lyonnaise.

  •  Récit 5 : L'enracineur de ce récit se marie avec une jeune fille de Nantua dont on ne connaît pas la filiation mais la fratrie : elle a deux sœurs et un frère. Aucune date de mariage ne permet de dire les âges des époux alors 474 . Elle appartient à la bourgeoisie locale au vu des représentations qui en sont restées au narrateur, mais il n'y a pas d'évocation d'ascension sociale par mariage. Au décès de cet ascendant, elle continuera le commerce jusqu'à ce qu'elle vende le fonds. L'un de ses fils – le père du second narrateur, l'aîné de la fratrie – fut sorti du collège pour aider sa mère. Dans ce récit, on ne trouve pas clairement indiquée d'alliance avec une famille de condition supérieure, mais la génération concernée précède celle qui fit le mariage avec une famille lyonnaise.
  •  Récit 6 : L'enracineur de ce récit fait un mariage considéré comme très avantageux. Il a 27 ans et sa femme 18 ans. Son beau-père veut que sa maison de commerce porte son nom, avant le mariage. Il fallut donc attendre deux ou trois ans. Son père lui abandonne des propriétés pour rendre possible celui-ci. L'épouse appartient à la noblesse : de bonne bourgeoisie provinciale ou si l'on veut, de petite noblesse de robe, précise le narrateur, d'un milieu certes très au-dessus. Elle est une digne femme, craintive et timide, ne se préoccupant que de Dieu, de ses enfants et des pauvres. Dans le recueil, sa filiation tient une grande place ; elle compte 12 pages là où celle de son mari en compte 1. Ils ont six enfants ayant eu postérité. Le mariage porte l'enracineur à investir beaucoup plus qu'il n'a, et avec l'arrivée de ses enfants, il entre dans des épreuves qui dépassent tout ce qu'on peut imaginer de plus extraordinaire. Il côtoie tous les jours un affreux précipice où il peut s'engloutir pour jamais, perdre réputation honneur et famille, et laisser ses enfants dans la misère 475 .
Notes
467.

. Le procès de cette famille alliée de l'ascendant enracineur occupe 12 pages sur les 48 pages qui lui sont consacrées.

468.

. Le narrateur désigne l'adresse où habitaient ces parents, à Lyon. Il indiquera plus loin l'adresse de l'appartement où est décédé le grand-père de l'épouse, toujours à Lyon.

469.

. Le narrateur ne dira jamais dans le récit que la lignée appartenait à la noblesse. Nous en aurons ferme confirmation par l'intermédiaire de l'un de ses descendants.

470.

. Le père du narrateur avait 25 ans quand il perdit son père et 35 ans sa mère. Ainsi, à la mort de son épouse, il n'avait plus ses propres parents.

471.

. Dans le procès identificatoire de l'épouse de cet enracineur, l'épouse n'est considérée comme sujet qu'au jour de sa mort où, comme femme, elle laisse une assez jolie fortune. Avant, elle fait partie de la belle famille ou de la famille Rostain ou encore est l'épouse du beau-père.

472.

. Faut-il prendre en compte la figure de la bonne bourgeoisie lyonnaise en tant qu'elle est une bourgeoisie dont la qualité est d'être bonne ? Certes, ce qualificatif fait partie d'une expression idiomatique bien connu, néanmoins au vu du procès que conduit le narrateur, on se demande si la bonté, ici soulignée, n'est pas une première tentative pour dédouaner l'épouse de l'ascendant (et sa lignée) des soupçons portés sur son père, que l'on apprendra après.

473.

. La faillite retentissante du père de l'épouse est un événement bien connu à Lyon, dont tous les contours n'ont pas été éclaircis. Le narrateur connaît cette histoire car il a écrit une synthèse de la vie de l'homme qui la fit, à partir des mémoires de celui-ci.

474.

. Si l'on se base sur l'année précédant la naissance de leur aîné, on peut fixer ces âges, respectivement à 39 ans pour l'ascendant et 27 ans pour son épouse.

475.

. L'ascendant s'exprime encore ainsi dans les extraits de ses mémoires cités par le narrateur: “Mon beau-père Barrier de la Brisse avait deux filles. J'épousai votre mère Eugénie, digne femme. Ici commencent les peines les plus cruelles de ma vie. Les épreuves qui dépassent tout ce qu'on peut imaginer de plus extraordinaire (...)” (p. 22).