3 – 1.4. L'intégration à Lyon

‘“Les deux aînés furent élevés chez M. Berthoud, à Saint-Rambert. De 1791 à 1792, les deux derniers furent mis en pension à la congrégation des Prêtres Missionnaires de Saint Joseph de Lyon. L'éducation du fils aîné, Benoît-Philippe, fut particulièrement soignée” (p. 17).’

Pour ce qui concerne la Révolution, le narrateur relate les événements que son ascendant et sa famille ont vécus à partir du moment où celui-ci fit partie, comme commissaire, du comité de surveillance d'une section (p. 26). Il avait alors 60 ans. Il fut arrêté puis guillotiné. Le narrateur cherche à laisser trace, en ses lecteurs, de l'épreuve tragique qu'a été cette période. Il présente les jugements, actes officiels et lettres qu'il a en sa possession pour montrer à ses lecteurs l'homme droit qu'a été son ascendant. Par exemple, il cite une première lettre que ce dernier écrit aux représentants du peuple avant l'arrivée de Collot d'Herbois et de Fouché.

‘“Le citoyen Jacques Delérable, marchand chapelier de cette ville, âgé de 60 ans, prie les représentants du peuple que, dans le cas où il fût fait quelque dénonciation pour lui, en vertu de laquelle on crût devoir le traduire, d'ordonner préalablement qu'il soit amené par devant eux pour y déduire ses motifs” (p. 30).’

Lorsqu'il ne peut pas attester ou qu'il désire évoquer l'univers dans lequel ont pu se trouver son aïeul et sa famille, il sollicite des témoignages émouvants comme ceux qui évoquent le passage des prisonniers devant le tribunal révolutionnaire, dans la Maison des recluses, dans la cave des condamnés, etc.

‘“Les prisonniers, destinés aux immolations quotidiennes, étaient, par ordre de la Commission de Surveillance, amenés à la Maison Commune des diverses prisons de la ville, quelques-uns sur des charrettes, le plus grand nombre à pied et par bandes composées souvent de plusieurs centaines d'individus, sans compter les hommes armés qui les escortaient. Les malheureux étaient attachés les uns aux autres au moyen d'un câble c'est ce que l'on appelait la chaîne” (p. 34).’

Le narrateur explique que les affaires cessèrent avec l'arrestation de son aïeul et ne reprirent qu'après la Terreur, au milieu des plus grandes difficultés, avec le fils aîné, puis les deux autres fils, puis un seul en association avec celui qui sera son beau-père.

Il achète une propriété – Dracé – avec un vigneronnage, il avait, alors, soixante-trois ans et le narrateur 17 ans : on trouve la photographie de celle-ci dans le recueil (p. 75). Il y passe tous les printemps et étés, de mai à octobre et réserve son mois de septembre pour accueillir ses enfants qui désirent y venir : le narrateur décrit son père tout heureux au milieu de ses petits-enfants.

‘“Chaque ménage amenait sa domestique, mais il n'y avait qu'une seule direction entre les mains de notre chère Lucie, qui avait bien voulu s'en charger. Et le Père était tout heureux au milieu de ses enfants et petits-enfants.
Ceux-ci, chaque matin, après toilette faite, et avant de descendre à la salle à manger pour leur premier déjeuner, frappaient à la chambre de Grand-père qui leur ouvrait en leur distribuant des gâteaux (palmers ou biscuits), dont il avait toujours une provision dans son placard pour ce moment-là” (p. 77).’

Après l'emménagement à Lyon, il a continué de recevoir chaque vendredi soir, pour un thé, ceux qui pouvaient y venir. Que ce soit à Dracé ou à Lyon, il n'y eut pas le moindre nuage, ni la moindre contrariété .

Son histoire lyonnaise est brève puisqu'il habite la ville 7 ans seulement. Mais tout, dans celle-ci, l’amène à fréquenter la ville pour ses affaires, mais aussi pour les études de ses enfants, et surtout sa belle-famille qui y est installée. Son mode de vie est multilocalisé. Belleville, Lyon, Frontenas, Grigny, Le Potêt, Dracé, tous ces lieux résonnent, dans ce récit, de liens familiaux chaleureux et très étroits malgré ou peut-être à cause de la souffrance qui atteignit chacun des membres de la famille, cette année de 1873. Mais, on le sait, tous ces lieux se sont évanouis pour le narrateur après la mort de ses père et mère. Le narrateur ne situe jamais la fortune de l'enracineur. Jusqu'où celui-ci a-t-il poursuivi l'ascension sociale de son père ? Il est difficile de s'en rendre compte.

‘“En tout cas, le 1er avril 1738, il est aspirant chirurgien à l'Hôtel Dieu. Puis le 17 avril 1746, il est admis, sur concours, comme garçon chirurgien, toujours à l'Hôtel Dieu.
En 1751, il est reçu maître chirurgien à Lyon, avec tous les avantages que comporte ce titre, entre autre la qualification de Notable Bourgeois de la ville, et le fait d'être exempt des tailles et corvées. Il s'installe quai Saint Antoine, où, sans doute, avait-il boutique. Puis en 1753, rue Mercière, et en 1761, rue de la Monnaie. Plus tard, il habite rue Tramassac” (6/3).’

Cet ascendant est reçu maître chirurgien après au moins treize ans d'études et de pratiques hospitalières. Il obtient tous les avantages que comportait son titre, c'est-à-dire contracte la qualification de notable bourgeois de Lyon et est exempt des tailles et corvées 476 . Il installe peu après sa boutique dans une rue de la ville. Il aura plus tard des élèves dont l'un de ses neveux. Le narrateur produit l'inventaire de ses biens.

Ainsi, le narrateur présente son ascendant enracineur comme ayant retrouvé à Lyon le droit de bourgeoisie qu'il avait perdu en ayant quitté le sol de ses pères. Mais, il ne l'a pas acquis par héritage comme ces derniers. Il l'a obtenu au titre d'un investissement personnel notoire, risqué et exigeant : il est un homme de mérite et fait l'honneur de la lignée. Malgré la rupture de son lieu d'origine, cet ascendant reste un homme de la continuité, mais d'une continuité qui doit se gérer et se défendre que ce soit pour l'intégration dans son élite, pour son patrimoine et celui de son épouse ou pour sa profession (ses disciples).

En effet, le narrateur explique aussi que l'enracineur hérite d'une somme d'argent de la succession de ses parents et de l'un de ses oncles, et qu'il possédait de l'argenterie et deux tableaux de famille. Mais cette succession fait l'objet d'un long procès avec son frère qui dura plus de vingt ans. Le narrateur indique son montant mais reste discret sur ses enjeux. Seuls les documents officiels joints plus avant dans le recueil montrent qu'il s'agit d'un procès avec le frère qui fit souche à Sainte-Cécile, l'aîné (6/17 et p. 82-83).

‘“Le 6 mars 1752, Pierre-Gilbert donne procuration à maître Lamorte, notaire à Chamborigaud (commune proche de Sainte-Cécile) pour la succession de ses père et mère. Puis le 15 janvier 1753 pour la succession de son oncle Jean Armand. Il y eut procès et c'est seulement en 1775 qu'après de nombreuses transactions il obtint la somme de 10 000 livres” (6/17).’

L'émigration exige-t-elle de devoir défendre aussi sa place face à ses frères restés sur le terrain des racines ? Ce n'est pas la première fois que des enjeux de fratries sont notés par le narrateur. Aux générations précédentes, il y en eut aussi. En effet, ce fut déjà le cas pour le père de l'enracineur qui est un 9e enfant et un 3e fils sur 4 garçons, et a été désigné comme l'héritier universel par son père. Pourquoi, ce fut ce troisième fils qui devint héritier universel ? On apprend que l'aîné n'avait pas de postérité et que le cadet était décédé alors et en plus, qu'il avait fait un mariage qui déplut à son père, ce qui fit que ses enfants ne reçurent que des petits legs de leur grand-père 477 .

‘“Estienne Armand épousa en 1666 Priscille Sorlet dont il eut de nombreux enfants, mais, Jean, son fils aîné n'eut pas de postérité. Claude, le cadet, fit un mariage qui ne convint pas à son père, et de plus, il meurt prématurément. Il avait des enfants, mais ils ne reçurent que des petits legs lors du testament de leur grand-père. L'héritier fut donc Jacques Armand, le neuvième enfant d'Etienne” (5/1).’

A la génération encore antérieure, il y eut aussi des enjeux dans la fratrie : deux enjeux entre deux frères, l'un portant sur leur rang de primogéniture et l'autre sur la succession d'un mas appartenant à leur père. Pour ce qui concerne le premier enjeu, on l'apprend parce que le narrateur n'a pas de preuve certaine sur le rang de son ancêtre. Il se demande qui, de celui-ci ou de son frère, est l'aîné.

‘“Il est difficile de dire si Estienne était l'aîné, ou si c'était son frère Claude. En effet, Estienne serait né en 1635, Claude en 1640. Mais dans tous les actes Claude est cité avant Estienne” (4/27).’

Les documents que le narrateur a en sa possession se contredisent sur les dates de naissance de ces deux frères. D'un côté, tous les actes citent un même ordre de primogéniture dans lequel son ascendant direct est placé en second, mais de l'autre côté, il a des dates de naissance qui disent le contraire. Le narrateur prend le parti de considérer celui-ci comme l'aîné, c'est-à-dire au titre des dates 478 . Il n'explique pas sur quoi il se fonde pour se décider ainsi.

Quant au second enjeu, il s'agit du partage de la succession paternelle entre ces deux frères, l'un estimant avoir été lésé par l'autre (l'ascendant du narrateur). Le procès se conclut à l'amiable.

‘“Le premier eut dans sa part le mas des Léchettes, et le second le mas des Cauvines. Ultérieurement Claude fait un procès à son frère Estienne, car il estimait avoir été lésé dans le partage de 1670. Cela se termine par une transaction à l'amiable” (4/77).’

Mais cet enjeu, s'il s'arrête dans les faits par une transaction, est-il pour autant fini ? Ne rejoint-il pas l'enjeu précédent ? Car dans l'énoncé, aujourd'hui, on trouve une erreur concernant encore cette génération. En effet, dans la généalogie de la lignée, on peut lire que l'ascendant de cette génération porte le même classificateur que son père. Il est ordonné au rang II au lieu de III (p. 19) et de ce fait a le même rang que celui de son père : il y a donc deux rangs II et aucun ascendant portant le rang III .

‘I - Vincent Armand
II - Gilbert Armand
II - Estienne Armand
IV - Jacques Armand
V - Pierre-Gilbert Armand (etc.)’

Nous n'y aurions pas prêté attention si dans la version manuscrite précédente, nous n'avions pas remarqué sur les mêmes rubriques une autre erreur, mais cette fois dans les termes suivants : le chiffre romain III qui ordonne bien le rang de l'ascendant est raturé sur ses deux premières barres laissant seulement lire le chiffre “I (p. 43) : le même rang donc que celui du premier membre prouvé. Ainsi, dans la première version, le chiffre III laisse la place au chiffre I puis, dans la deuxième version, il disparaît pour donner le même rang “II au père et au fils ! Deux places sont tour à tour doublement occupées mais une autre est chaque fois laissée vacante. L'ascendant de cette génération est donc par un premier lapsus à la place occupée par le premier du nom de la lignée et par un second, à la place de son père qui semble l'avoir privilégié par rapport à son frère. Il n'aura jamais un rang clairement défini, ni dans sa fratrie, ni dans sa lignée !

Quelles hypothèses peut-on proposer sur ces lapsus ? Sont-ils le signe d'un ratage que la mémoire de la descendance retient à son insu concernant l'ordre des générations : un trou et une confusion ? Ou bien, et plutôt, sont-ils le résultat de la question brûlante – déjà reconnue dans notre récit 1 – du premier membre du nom, pas tant du premier de tous les ascendants (le rang I ) mais du premier dans la génération, c'est-à-dire de l'aîné ou de l'héritier universel du père ?

Ainsi, parmi les ancêtres nés à Sainte-Cécile, les trois qui ont eu des fratries ont été pris dans des enjeux entre frères : Claude se sent lésé par rapport à Estienne, l'héritier universel, puis, à la génération suivante, Claude, le second du nom, est lésé par rapport à Jacques, l'héritier universel et enfin, à la génération de l'enracineur, ce dernier est lésé par rapport à Jean, l'héritier universel resté sur les terres de Sainte-Cécile. De tels enjeux n'apparaîtront plus pour les ascendants nés à Lyon dont plusieurs ont pourtant bien eu des frères.

Est-ce la terre originaire qui entraîne de tels enjeux ? Etre le premier de sa fratrie à porter le nom est-il un enjeu si puissant que celui-ci reste inscrit dans la lettre plusieurs générations après, lorsque l'on se met à transmettre l'histoire familiale ? Un sentiment d'injustice ou de culpabilité se transmet-il dans la lignée à travers l'expression de l'un de ses membres, le narrateur ? Etre le premier du nom et être l'héritier universel sont-ils des préoccupations identitaires que la mémoire ne perd pas, malgré l'oubli ?

‘“Il reprit l'Etude de notaire de Maître Viennot ; c'était pour lui la quasi assurance d'avoir de confortables revenus” (p. 5). ’

Le narrateur dédouane à nouveau son ascendant de tout soupçon en amenant ses lecteurs à penser que la réussite en affaires de leur ascendant avait plus tenu du judicieux choix de l'étude qu'il a reprise que des investissements qu'il fit après. Les premières disponibilités que celui-ci put accumuler lui permettent l'acquisition de la terre de Gros-Bois sur laquelle il fait construire un château. Il est sans doute aidé par son père pour l'acheter. Puis, au décès de ce dernier, sa propriété lui est transférée (p. 6). On voit bien encore comment cette fortune a pour fondement la solidarité de deux générations. Etant fils unique, il n'y a pas de partage, seulement un transfert. D'autres achats de biens immobiliers suivent, en très grand nombre, grâce à l'activité exceptionnelle due au percement de la rue Impériale. Deux testaments de l'ascendant permettent d'avoir une idée précise des biens qu'il a pu acquérir et de ceux qu'il a pu mettre en vente, et donc de faire des hypothèses claires sur les transactions.

Il mourra à 63 ans, il avait encore deux enfants mineurs. Son testament ne fut pas exécuté, on le sait, avant l'ouverture de celui de sa mère. La fortune laissée en était considérable.

‘“Ainsi donc, au décès de F.F.B., sa fortune immobilière, y compris les apports de son épouse pré-décédée, comportait : deux immeubles bien situés à Lyon et des propriétés rurales réparties dans les départements voisins dont la superficie totale dépassait certainement 1 000 hectares. C'était considérable !” (p. 9).’

Avec cet ascendant, l'ascension de la famille semble avoir atteint son point culminant. Le narrateur a donné de la transparence à ses actes, le décrivant comme un homme ayant eu l'intelligence d'acheter une étude prometteuse et la chance d'avoir participé à des transactions exceptionnelles. Il le révèle attentif à la justice de ses partages entre enfants. Mais avec lui, les rapports entre alliés et générations se sont modifiés : il n'est pas décrit comme préoccupé, avec son épouse, de doter leurs enfants de savoir-faire et d'une somme d'argent comme l'avaient fait les générations qui l'ont précédé. C'est le chef de famille, sa mère, qui l'a fait à sa place. Mais, si elle a conservé l'intégrité de la fortune et des relations familiales, tant qu'elle était vivante, à l'heure de sa mort et toujours aujourd'hui, celle-là continue de se rétrécir et celles-ci de se relâcher !

Cet enracineur a-t-il été un parvenu ? Mais, n'était-ce pas plutôt son père ? Si la question est posée, c'est qu'ils ne le furent ni l'un ni l'autre. Il est bien l'homme qui constitua la fortune mais d'abord comme un fils qui sut tirer profit du destin ascensionnel de ses ascendants paternels et maternels et de Lyon, dans une conjoncture exceptionnelle avec ses qualités individuelles de gestionnaire intelligent et rapide.

Conclusion

Nous avons mis en lumière l'histoire des ascendants enracineurs présentés dans notre corpus de référence et avons vu qu’ils occupaient une place amplement plus conséquente que les autres dans nos récits. Tout d'abord, le nombre de lignes qui leur sont consacrées est toujours radicalement supérieur à celui affecté à chacun des autres ascendants directs antérieurs et postérieurs à lui. Si l'on ajoute les autres récits, on voit que ce n'est pas le cas de tous. En totalité, on en trouve 7 sur 11sous ce mode 479 .

Nous avons vu aussi que les enracineurs, comme les premiers ascendants migrateurs, appartenaient à différents degrés de générations dans leur lignée patrilinéaire. Si nous prenons en compte notre corpus général, nous remarquons qu'il y a 2 pères, 4 aïeuls, 3 bisaïeuls, 1 trisaïeul et un aïeul au 5e degré de nos narrateurs 480  : des écarts entre enracineurs et auteurs diversifiés, mais montrant quand même que 7 enracineurs sur 11 sont des aïeuls ou bisaïeuls. Maintenant, si l'on appréhende les écarts de temps entre eux en rapportant la date de l'émigration à la date de la rédaction, pour évaluer combien d'années séparent l'enracineur de l'auteur, on peut observer qu'ils se distribuent sur une échelle allant de 85 ans à 255 ans. On constate une forte majorité des écarts (8/11) entre 100 et 175 ans. 2 auteurs seulement écrivent moins de 100 ans après l'émigration de leur ancêtre et un seul après. Presque tous (9/11) ont donc écrit plus de 100 années après l'émigration de leur lignée dans la localité où ils se sont enracinés (Tableau 1). Il faut donc au moins un siècle pour que l'écriture généalogique advienne. On ne peut donc pas déduire que cette écriture – en tous les cas celle de récits – soit une réaction à la rupture des origines de nos émigrés enracineurs dans la cité. On ne constate pas de différences dans les écarts de générations et de temps, entre les récits rédigés au XIXe siècle et ceux rédigés au XXe siècle.

Quant aux écarts entre la génération de nos enracineurs et celle des premiers ascendants du nom, ils sont aussi divers. Ils sont de 2 à 7 générations à partir de la plus ancienne connue : 6 enracineurs de 2 à 4 générations, et 5 enracineurs de 5 à 8 481 . 9 enracineurs sur 11 ont au moins 3 ascendants avant eux (Tableau 1). Nous n'avons pas constaté de variation liée à l'ancienneté des récits.

Tableau 1 : Place de l'enracineur dans l'espace des générations et du temps généalogique relativement au premier du nom de sa lignée, au narrateur et à la date de rédaction des récits.
Enracineurs/
Ecarts
Degré de génération
à partir du premier
du nom
Rang de l'enracineur
à partir du narrateur
Temps entre
les dates d'émigration
et de rédaction du récit
1 Bisaïeul 165 ans
2 Père 93 ans
3 Aïeul au 5° degré 255 ans
4 Bisaïeul 156 ans
5 Aïeul 106 ans
6 Bisaïeul 173 ans
7 Aïeul 155 ans
8 Aïeul 123 ans
9 Aïeul 129 ans
10 Trisaïeul 166 ans
11 Père 85 ans

Les enracineurs de notre corpus ont émigré entre les années 1720 et 1850. Ils font partie des vagues d'émigrations rurales repérées en France aux XVIIIe et XIXe siècles. On en trouve 9 ayant émigré entre la 2e moitié du XVIIIsiècle et la 1ère moitié du XIXe siècle et 2 durant la 1ère moitié du XVIIIe siècle 482 . Pour 9 d'entre eux, les départements d'origine sont l'Ain, l'Ardèche, la Drôme, la Loire et le Rhône ; un seul vient du Languedoc 483 .

Quant aux âges à l'émigration des enracineurs, nous nous demandions si ceux-ci étaient très jeunes. Les données manquent à nos narrateurs pour permettre de faire des hypothèses pertinentes. De plus, elles prennent en compte pour certaines la date de l'arrivée à Lyon et pour d'autres celle du départ de la région d'origine. Quoi qu'il en soit, 8 sur 11 émigrent entre 18 et 30 ans (Tableau 2).

Tableau 2 : Le profil des enracineurs

Enraci-neurs
Rang/
fratrie arrivée à l'âge
adulte
Rang/
fratrie de garçons arrivés à l'âge adulte

Date de
l'émigration

Age de l'émigration

Département et localité d'origine

Profession

Profession des pères
1 14e/15 8e/9 1759 26 ans Rhône
(Grézieux-la-Varenne)
Fabrique chapellerie Notaire
2 3e/3 2e/2 1849 31 ans
69 ans 484
Loire
(St-Etienne)
Notaire Fabrique de rubans
3 7e/11 6e/9 1738 19 ans Languedoc
(Ste-Cécile d'Andorge)
Maître chirurgien hospitalier Bourgeois Marchand ménager
4 Unique Unique 1832 Avt 24 ans Ain
(Bourg)
Notaire Négoce
5 485 1er/3 1er/2 1839 – 30 ans Ain
(La Combe d'Avuaz)
Commerce de gros Cultivateur-propriétaire
6 3e/5 3e/3 1798 18 ans Ardèche
(Serrières)
Négoce de coton Propriétaire Consul
7 6e/7 5e/6 1828 18 ans Drôme
(Saulce)
Directeur enseignant chercheur à l'Ecole vétérinaire Maréchal-ferrant
8 4e/13 1er/5 1796 34 ans Rhône
(Givors)
Négoce Négoce
9 2e/3 2e/2 Avt 1763 486 – 30 ans Ain
(Bourg))
Fabrique de draps Inconnu
10 487 ? ? 1820 32 ans ? Magasin de métaux ouvragés, serrurerie, quincaillerie Inconnu
11 4e/5 3e/4 1729 20 ans 488 Ain
(Belley)
Fabrique de chapellerie Chirurgien

Nous avons vu dans notre corpus de référence que les pères de nos enracineurs ont pu ou non avoir fait une ascension sociale à leur génération. Arrêtons-nous sur l'identité de ces pères. Nous avons analysé leur histoire pour certains d'entre eux dans le chapitre précédent sur les premiers migrateurs. On sait que les 6 pères des premiers Lyonnais ont fait une ascension professionnelle au regard de leurs propres pères 489 . On a vu aussi que cette ascension s'était pour certains doublée d'un fort accroissement de leurs biens. On a remarqué enfin qu'elle était manifeste encore dans l'intégration qu'ils ont faite au sein des élites de leurs nouvelles localités, et dans les choix de leurs alliances. Maintenant, si l'on observe l'ensemble des pères de nos enracineurs, on remarque que l'on peut en compter au moins 2 de plus dans la catégorie de ceux qui ont fait une ascension sociale remarquée (8/11) (Tableau 2). Les informations manquent pour les 3 autres récits. On a déjà cité le cas de l'un dans le chapitre précédent. On peut voir le second qui fait des études, soutient des thèses en philosophie et remporte plusieurs prix. 0n est alors dans les années 1680. Il devient célèbre dans la chirurgie, souvent appelé à Chambéry dans les maisons les plus distinguées . Il épouse une fille d'un bourgeois de Chambéry. Ainsi, la grande majorité des pères d'enracineurs sont déjà aisés et reconnus dans leur localité, même si leur aisance et leur reconnaissance ont des degrés et des formes variables 490 . Ils n’appartiennent pas, pour la plupart, au secteur rural. La réussite sociale de l’intégration dans la bourgeoise lyonnaise, après émigration rurale, n’est pas le fruit direct de modes de vie issus de la terre. Elle a une autre paternité : l’industrie, l’artisanat, le négoce ou la profession libérale.

Nous nous sommes demandée pourquoi 3 narrateurs n'avaient pas montré de données permettant de laisser croire avec assurance à une ascension sociale des pères de leurs enracineurs. En effet, ils n'ont allégué aucun fait précis pour en attester une, mais seulement des indices ou des commentaires allusifs laissant le lecteur imaginer son éventualité demeurant entourée de mystère. Nous avions déjà constaté cette disposition des narrateurs, mais avec un moindre échelon, dans notre récit 5, lorsque nous avions considéré le père de l'enracineur à Chatillon, et dans notre récit 3, pour lequel nous avons hésité, même si finalement nous avons conclu à la présence d'une ascension sociale. Nous supposons, en effet, que les récits, excluant ainsi ou réduisant la représentation d'une ascension sociale à la génération de ces pères, peuvent véhiculer une même réalité qui permettrait de comprendre leur discrétion à cet égard.

Examinons les cas de ces 5 pères. Nous faisons l'hypothèse que tous ont été confrontés à des événements qui ont pu avoir des répercussions encore vivantes dans la mémoire de nos narrateurs ou si fortes qu'elles ont engendré des ruptures dans la transmission. On peut observer qu'ils ont vécu à des périodes tragiques de l'histoire de la France et dans des régions qui en ont plus particulièrement pâti. Nous supposons qu’en conséquence, ils ont pu faire des choix – eux ou leur propre père – qui ont divisé les familles. Dans trois cas, on trouve des alliances avec des familles protestantes ayant abjuré et dans les deux autres cas, une émigration rurale pendant la Révolution française dont on peut se demander si elle n'est pas plutôt un exode pour le motif de celle-ci 491 .

En ce qui concerne les motifs aux départs de leur ascendant enracineur, nous avons constaté dans notre corpus de référence que les narrateurs les précisaient. Pour les autres narrateurs de notre corpus, on n'a aucune information dans 2 cas (Tableau 3).

Tableau 3 : Les motifs de l'émigration à Lyon
Enracineurs Motifs de l'émigration
1 L'attrait de la grande ville commerçante et industrielle
2 La proposition d'achat d'une étude de notaire par le frère
3 La position de cadet : l'inscription au concours de garçon chirurgien
4 Les études poussées et l'éducation sérieuse à Lyon
5 Le sentiment d'avoir un tempérament de commerçant
6 Le départ à Paris pour un poste qui fut annulé et la honte d'un retour
7 L'inscription à une école supérieure
8 Les besoins de son commerce
9 Non précisé
10 Non précisé
11 L'entrée au grand séminaire

Dans l'ensemble, on trouve trois motifs principaux : les avantages de la grande ville pour les affaires, la position de cadet de sa fratrie et l'inscription à des écoles supérieures et concours. Mais, on ne voit apparaître explicitement le motif de la position de cadet dans la fratrie qu'une seule fois pour expliquer les départs des ascendants migrateurs. A-t-il moins sa raison d'être dans le cas des émigrations vers Lyon ? Sans doute pas, car les enracineurs sont aussi des cadets. Dans notre corpus de référence, on a vu que 5/6 l'étaient ; dans l'ensemble de notre corpus, on en compte 9/11 492 . 8/11 sont aussi des cadets par rapport à leur fratrie de sexe masculin 493 , et même appartenant à la seconde moitié de leur fratrie (Tableau 2). Sans doute, pouvait-on penser que les narrateurs devaient rendre compte, dans leurs cas, d'un imaginaire dans lequel les causes se trouvaient maîtrisées et issues d'une volonté des acteurs.

En effet, si les narrateurs ne signifient pas explicitement les enjeux liés à la position de cadet, ils ne paraissent pas l'oublier pour autant. Ils le mettent en scène autrement. On a vu dans notre corpus de référence, de manière récurrente, que le destin des ascendants enracineurs avait été lié à leurs fratries. Soit, les frères avaient pu leur servir de réseaux, soit, au contraire, ils avaient pu se trouver en concurrence avec eux pour l'héritage de leur père ou le choix du lieu de leur vie professionnelle. Selon le rang occupé, la place accordée par le père et l'âge du décès d'un des parents, ils forgeaient des solidarités entre eux ou étaient éprouvés par des rivalités. Dans les autres récits de notre corpus général, les narrateurs ne font pas tous allusion à de tels enjeux, mais, lorsque c'est le cas, les deux auspices se côtoient. 8 sur 11 d'entre eux mettent en évidence explicitement ces enjeux : on observe pour les rivalités, un procès entre frères pour les biens du père, un frère élu héritier universel et empêchant de rester au village, un frère étant entré dans l'entreprise du père, un aîné qui prend les affaires de son père à 20 ans pour élever sa grande fratrie, mais aussi, pour les solidarités, un frère plus âgé qui accueille l'ascendant désirant faire des études à Lyon et celui-ci qui le fera pour son frère plus jeune, trois frères faisant front pendant qu'ils font des études à Lyon devant des difficultés postérieures au décès de leur père, un frère aîné soutenant son cadet dans la recherche de son étude, un frère resté au village et y ayant des responsabilités avec lequel échanger et faire des transactions, une fratrie dans laquelle règne l'harmonie, le fils d’un frère qui devient un élève dans sa discipline.

Ainsi, avec les enracineurs et, juste avant eux, les premiers migrateurs, le destin des ascendants ne s'observe plus seulement à l'étalon du groupe d'appartenance 494 . Il n'est plus la reproduction d'une même tâche servant celui-ci. La succession d'ancêtres en ligne directe est interrompue. On quitte le domaine de l'unique et de l'indivisible. La génération n'est plus seulement un degré avec un seul auteur direct, mais un nombre de frères et sœurs en réseau ou en concurrence.Avec son avènement, le patronyme ne se partage plus uniquement entre les pères, mais aussi entre les frères. Etre le premier du nom de la lignée n'est pas le seul enjeu à considérer et à faire considérer à la famille, car il y a aussi celui d'être le premier fils pour le père qui se pose à chaque génération et qui est un facteur de risque pour la pérennité de la mémoire généalogique. Une telle problématique disparaîtra-t-elle dans quelques vingtaines d'années, lorsque les enracineurs auront vécu dans notre contexte démocratique ? Ou bien sera-t-elle toujours présente, mais restreinte seulement à des questions de successions ?

Concernant les niveaux d'étude, les professions et les revenus des enracineurs, on a vu que tous ceux de notre corpus de référence se trouvaient en situation de nette ascension par rapport à leurs pères. Il en est de même pour les autres enracineurs de notre corpus général. Pour l'ensemble d'entre eux, on sait que 5 ont fait des études supérieures : le notariat (2/11), l'école vétérinaire et le grand séminaire auxquelles nous ajoutons les études de chirurgie (avec concours successifs). On constate que tous ont des professions montrant une ascension, si on les compare à la génération précédente. Ils appartiennent dans leur plus grande majorité au secteur privé (9/11) : des négociants ou des entrepreneurs pour 7 d'entre eux et des notaires pour les 2 autres. 2 enracineurs appartiennent au secteur public : ils sont professeur et chirurgien hospitalier.

Quant à leur niveau économique, pour 9 d'entre eux, on peut évaluer, à travers les informations apportées par les narrateurs, un très fort accroissement de leur patrimoine leur ayant fait atteindre une aisance substantielle. Pour les 2 autres, il est difficile de le savoir : il s'agit de l'enracineur du récit 2 et d'un autre dont on sait quand même qu'il rapporta de la Grande-Bretagne un précieux savoir-faire inconnu en France et qu'il exploita à Lyon. Pour les 7 enracineurs étant dans la fabrique et le négoce, les narrateurs décrivent leurs investissements et leur travail, ainsi que la fortune qui en est résultée. Pour les 4 autres, leurs choix sont différents. La place donnée à l'aspect professionnel de la vie de leur enracineur varie : par exemple pour l'un, tout le chapitre le concernant est dédié à sa vie professionnelle, mais pour un autre, on a seulement deux énoncés. Quant à l'état des fortunes, un seul est exposé. Par contre, ce que les narrateurs font valoir clairement chez tous les enracineurs, c'est l'étendue de leur sociabilité (avec une réserve pour l'enracineur du récit 2) et la considération qu'ils ont eu dans leur profession et dans leur milieu local (plus supposée que claire dans ce récit 2 et le récit concernant les peintres lyonnais).

On a vu aussi que les enracineurs de notre corpus de référence avaient participé activement à la vie économique, sociale et politique de leur commune lyonnaise par leurs investissements ou leurs fonctions politiques et sociales ; on a observé que cette participation avait pu prendre des dimensions tragiques à la Révolution. Il en est de même pour les autres narrateurs de notre corpus général. On trouve clairement leurs engagements identifiés sous des formes économiques, avec les investissements faits par les 7 enracineurs ayant travaillé dans la fabrique et le négoce, en terme de constructions dans la cité et de commerce local, national et international, mais aussi sous des formes socio-politiques pour 5 enracineurs et sous des formes scientifiques pour 3 d'entre eux, ces formes pouvant se cumuler. On trouve 3 récits qui citent un engagement des enracineurs dans l'administration de l'Eglise catholique ou dans les paroisses.

Mais, ces engagements ne se manifestent que rarement par des fonctions clairement identifiées d'administration de la cité ou de mandats électoraux pour les périodes post-révolutionnaires. Les enracineurs apparaissent plutôt comme des investisseurs ayant pris des risques pour eux et pour leur entourage professionnel, et ayant innové dans leurs secteurs (économiquement mais aussi scientifiquement). De la réussite qui découla de leurs investissements et grâce à la conjoncture qui la permit, ils tissèrent un réseau de relations sociales étendues et intégrées à l'élite de leur localité. Les enracineurs sont, donc, plutôt décrits comme des gestionnaires habiles dans leurs domaines et des grands travailleurs qui ont reçu des bénéfices financiers importants de ces deux qualités et qui ont vu une sociabilité se constituer, puis grandir autour d'eux, à partir de leurs professions.

On a observé dans notre corpus de référence que les enracineurs étaient aussi des hommes qui avaient mérité, mais qui étaient restés modestes. C'est leur entourage qui a trouvé en eux des personnalités attachantes. Ils n'ont pas cherché la gloire et le profit pour le profit. Ils ont fait profiter ceux qui leur étaient proches : famille, amis, relations professionnelles, élèves, etc. En effet, leurs mérites sont plus que tout autre loués. Les narrateurs nous les décrivent longuement concernant leur vie professionnelle et sociale. Mais aussi, ils en désignent d'autres. Les premiers qu'ils mettent au jour, ils les déduisent des difficultés que ceux-ci ont rencontrées ou ont pu rencontrer dans les premières années de leur vie lyonnaise : des difficultés d'intégration professionnelle et sociale dans la cité. On l'a vu avec 4 enracineurs de notre corpus de référence, décrits comme éprouvés à leur arrivée à Lyon par une accumulation de difficultés, pour trouver une situation professionnelle et une vie décente à leurs yeux, et par l'absence ou l'étroitesse de leurs réseaux lyonnais de sociabilité ; même lorsqu'ils ont une recommandation ou un frère déjà présent dans la cité, on les voit éprouvés. On trouve cette dimension du mérite remarquée explicitement par un autre narrateur dans notre corpus général.

On relève aussi, dans certains récits, des mérites concernant les conduites des enracineurs vis à vis de leur famille. On a pu constater des attentions octroyées à la sauvegarde des biens des épouses, mais aussi, des mérites dans le domaine des enfants. Dans le deuxième cas, les qualités mises en avant ont toutes alors pour cadre les activités professionnelles, hormis pour le père de notre récit 2 qui dépasse largement ce cadre : c'est leurs qualités d'initiateurs de leurs enfants à cette vie professionnelle qui sont louées. Pour les autres récits de notre corpus, on ne remarque pas de mérites relativement aux épouses, mais on peut observer un enracineur dont les qualités paternelles sont vantées. Et encore, en ce qui le concerne, c'est plus sa maison qui est l'objet du mérite que lui-même. On le voit préoccupé des alliances de ses filles, mais surtout de pouvoir allier l'une d'entre elles – la narratrice – à un homme de la région de ses origines. Ainsi, ces enracineurs ne sont pas dépeints comme des hommes méritants en vertu de leurs préoccupations envers leur descendance, excepté pour quelques uns qui se concentrent alors seulement sur la vie professionnelle et les alliances de celle-ci. C'est, en fait, leurs épouses qui ont la charge de leur descendance. Eux ont plutôt la dimension économique et donc professionnelle de leur famille, qui peut exiger tous les sacrifices. Ils ne sont pas encore des bourgeois éveillés à une conscience généalogique d'eux-mêmes. Mais, ils ont produit les termes nécessaires et suffisants pour que celle-ci advienne avec leur héritage.

Quant aux alliances des enracineurs de notre corpus de référence, elles sont contractées, pour 4 sur les 5 Lyonnais, avec des familles reconnues comme étant de condition supérieure. Pour le cinquième, l’auteur du récit 2,ne précise pas que la famille alliée appartient à la noblesse, même si tout le montre dans la description des modes de sa vie. Nous nous sommes demandée pourquoi. Ce n'est sans doute pas par pudeur à l'égard de l'enracineur qui est le père du narrateur, car un autre narrateur est dans le même cas et n'hésite pas à concevoir l'alliance de ses parents comme productrice d’une ascension sociale. Est-ce parce que les beaux-parents de son père (ses grands-parents maternels) ont tenu lieu de parents pour celui-ci et demeurent dans l'imaginaire familial comme tels ? Ce narrateur peut, en effet, être celui qui peut se trouver le plus attaché à son ascendance maternelle étant donné les événements tragiques que sa famille a vécus. Dans le reste de notre corpus, on observe seulement 2 alliances avec des familles reconnues supérieures. On peut donc constater que 6 enracineurs sur les 10 Lyonnais ont fait des alliances remarquées comme telles.

On a aussi vu que l'histoire et la définition identitaire des alliés pouvaient être l'objet de longues descriptions ou réduites à un bref énoncé. Qu'en est-il dans l'ensemble de notre corpus ? On constate que 4 narrateurs sur les 11 situent sur plus de 3 pages les familles alliées de leurs enracineurs, que l'on trouve les informations dans le texte consacré à ces derniers ou que l'on soit renvoyé à partir de lui à une partie ultérieure ou à une généalogie détaillée. Pour 4 autres familles alliées, on bénéficie de quelques données occupant moins de 1 page. Enfin, pour les 3 autres, on ne sait rien, si ce n'est pour une, le nom de l'épouse et la profession de son père. Nous nous sommes demandée pourquoi 3 narrateurs ne s'étaient pas arrêtés du tout aux alliés de leurs enracineurs. La raison n'est pas dans leur origine géographique, car parmi les 8 autres, il y en a qui ne sont pas lyonnais. Est-elle dans le fait qu'ils ne puissent pas s'en honorer ? On sait que l'une des épouses est petite-fille d'officier ; si le narrateur ne l'identifie pas à partir de son père, est-ce pour cela ? Quant au second récit, on peut supposer une alliance entre cousins germains 495 . Enfin, pour le dernier, le grand-père du premier peintre lyonnais : est-ce l'objectif pragmatique qui ôte de l'importance à la considération des alliances. Il n'y a aucune allusion aussi à l'épouse de l'aïeul précédent ni à celle du suivant.

Que découvre-t-on avec ces alliances ? Tout d'abord, que sait-on des épouses elles-mêmes ? On a des informations pour 5 cas, dans tout notre corpus. Elles sont alors dépeintes comme ayant joué leurs rôles sérieusement auprès de leurs maris et de leurs enfants. Les discours qui décrivent leurs qualités et leurs actions sont plutôt conventionnels ou bien les situent dans la complémentarité de celles de leurs époux. Dans le reste de notre corpus, on trouve deux peintures d'épouses, toutes deux aussi en référence à leurs époux et à leurs enfants, mais montrant une certaine personnalité. Ainsi en voit-on une qui était une femme simple et droite, exclusivement dévouée aux modestes devoirs de la mère de famille, douée par-dessus tout de cette activité et de cet esprit de commandement qui allaient lui devenir nécessaires pour élever et diriger sa nombreuse famille (…) . Elle était la compagne qu'il fallait à l'enracineur. L'autre épouse, elle, est décrite comme la fille d'une mère des plus respectables lui ayant transmis toutes les bonnes qualités que l'on peut désirer dans une femme : un excellent caractère, douce, bonne, d'un abord affable, une gaieté soutenue, jamais de caprices, une humeur égale, qui annonce la paix de l'âme . On ne sait que dans 3 cas comment les époux se sont rencontrés.

Ensuite, nous avons remarqué dans notre corpus de référence que toutes les épouses n'étaient pas natives de Lyon. Dans tout notre corpus, seulement 6 résidaient à Lyon. Aussi, l'entrée dans la bourgeoisie lyonnaise par leur intermédiaire n'est pas le cas de tous les enracineurs. Pour les autres, nous le verrons, il faudra attendre leur fils. En attendant, les épouses de ces 6 enracineurs leur ont donné l'accès à l'élite bourgeoise lyonnaise. Mais elles ne leur ont pas seulement ouvert leurs relations sociales ; elles leur ont offert aussi des relations familiales au point que les belles-familles ont pu, pour certains, devenir plus que des alliés : leur famille. On le voit bien dans notre récit 2, mais on peut le lire aussi dans un autre récit de notre corpus général dans lequel l'enracineur s'associa avec une famille distinguée, mais surtout avec la mère de cette famille, femme qui lui avait voulu du bien et avait reconnu en lui des qualités de cœur et d'esprit dans les premiers temps où il fut à Lyon ; c'était elle et les personnes de mérite qui l'entouraient et à qui il avait été recommandé, qui lui avaient fait avouer que sa vocation (religieuse) était légère et qu'il ne prenait cet état que pour en avoir un honnête . Dans les autres cas, les données sont plus discrètes, mais on voit les enracineurs très intégrés aux affaires de leur belle-famille.

Ainsi, si l'influence de ces familles alliées sur la destinée des enracineurs est certaine, elle n'est pas sans contrepartie de ces derniers. En effet, plusieurs ascendants apportent, en plus de leur gestion et de leurs soucis des biens de leur belle-famille, des sommes conséquentes qu'ils ne recouvriront qu'au décès de leur beau-père ou qu'indirectement, car les propriétés se retrouveront dans l'héritage de leurs enfants. Influence et intrication des intérêts patrimoniaux n'ont pas que des aspects édificateurs ; elles ont aussi leur envers. On le voit par exemple dans des petites indications laissant comprendre que les soupçons portés sur un beau-père ont porté certains membres d’une famille à douter de l'intégrité de ce dernier. Ainsi, grâce au niveau économique de leurs familles d'origine, à leurs alliés, à leurs qualités de gestionnaire et à leurs mérites, les enracineurs ont réussi leur entrée dans l'élite lyonnaise. Avec eux, la lignée patrilinéaire commence à sortir de l'anonymat, mais non sans le renom de leurs alliés.

Cette intégration par mariage dans les élites de la cité est bien, comme le dit André Burguière dans ses travaux sur les récits bourgeois des XVIIe et XVIIIe siècles, une étape clef dans la trajectoire des ascendants de la lignée patrilinéaire parce qu'elle porte en elle la signature d'un droit de bourgeoisie. Elle est le signe de l'accomplissement du parcours initiatique des enracineurs et celui de la réussite sociale de toute la lignée patronymique avec eux. Le mariage fait date, de cette intégration. C'est lui qui fait acquérir imaginairement le droit de bourgeoisie et fait changer le cours de la trajectoire sociale de la famille. Il est une véritable investiture pour la lignée patrilinéaire.

Mais, qu'en est-il pour les quatre enracineurs qui n'ont pas épousé des Lyonnaises ? Ils n'en sont pas pour autant moins présents dans les élites de la ville. En effet, dans notre corpus, comme dans ceux de Charles de la Roncière et d'André Burguière, on trouve des ascendants intégrés à la cité, mais qui n'ont pas acquis de droit de bourgeoisie par leurs alliances lyonnaises. Leurs alliés sont ou non de condition supérieure et même peuvent appartenir à la noblesse. C’est leurs descendants qui seront confirmés dans leur droit de bourgeoisie, nous le verrons, en épousant une Lyonnaise. L’investiture peut demander deux à quatre générations.

On ne peut rien dire de l'influence des alliés non lyonnais sur la destinée des autres enracineurs dans la cité, car nous n'avons pas assez d'informations. On peut quand même rappeler le cas de l'enracineur du récit 6, cet homme qui, en contractant alliance commença les peines les plus cruelles de sa vie, sa peur, on s'en souvient, étant de perdre sa réputation, son honneur et sa famille et de laisser ses enfants dans la misère. Le témoignage de cet enracineur nous apparaît très intéressant, car il peut faire comprendre la différence qu'il y a entre les cas précédents et celui-ci. Dans les deux cas le risque individuel est le même et les alliances de condition supérieure, mais dans les précédents, il est compensé par le soutien des réseaux de sociabilité des épouses dans la cité. La réussite n'a pas été moindre pour cet enracineur, et même politiquement, elle fut fulgurante pour un Ardéchois qui devint conseiller municipal et adjoint au maire de Lyon, et conseiller général de l’Ardèche. Son alliance eut-elle d’autres conséquences ? Car ce fut le seul enracineur qui eut des mandats municipaux dans la cité. Mais le prix à payer fut aussi inégalé pour reprendre l'un de ses termes ! Dans un autre cas, on ne peut pas relever ces difficultés chez l’enracineur, mais on les retrouve chez son fils qui, ayant perdu son père, alors qu’il est adolescent, se voit sans réseau à Lyon et ne trouve pas de travail à sa hauteur, même si finalement il épouse une femme de la grande bourgeoisie lyonnaise. Le narrateur insiste longuement sur l’importance de ce manque de réseau et la souffrance qu’en a eu cet ascendant (son père).

Les enracineurs sont ainsi érigés en modèle par nos narrateurs. Ils ont pris des risques individuels et ont pu récolter les fruits de leurs investissements, mais aussi s'être trouvés sacrifiés à cause de ceux-ci. Dans tous les cas, ils ont été des initiateurs de leur temps et toujours des personnalités à la fois fortes et modestes. Les narrateurs les configurent sous les traits de personnages mythiques reconnus pour leurs parcours exceptionnels et en même temps pour les conséquences que leurs actes ont eu sur l'avenir de leurs localités et sur leur descendance. Avec ou sans leurs alliés lyonnais, ils ont eu un destin reconnu sans rapport avec aucun autre les précédant dans leur lignée, mais aussi, on le verra, avec aucun autre les suivant. Ils sont ces membres des familles qui ont eu un rôle dans l'histoire grâce auquel leurs descendants vont hériter des honneurs et des droits, et pourront sortir de l'anonymat. Avec eux, la mémoire généalogique et la conscience d'une identité paternelle peuvent se concevoir. A eux, nos narrateurs sont attachés, comme ceux-ci ont attaché leur entourage par leurs mérites. Ils leur portent des sentiments qui n'apparaissent pour aucun autre, sauf parfois à égalité pour les enfants de ceux-ci, de telle manière que le lecteur ne peut que s'y intéresser et même être porté à s'identifier. Leurs traitements particuliers sont leurs remerciements à leur égard et les signes de leurs reconnaissances.

Néanmoins, mettre en évidence les émigrations rurales d'un côté et la fonction intégrative des enracineurs de l’autre, c'est faire apparaître que l'enracinement dans la cité n'est pas immémorial. C'est apporter les preuves qu'il y a eu une date à partir de laquelle il s'est fait. Les récits généalogiques donnent aux familles bourgeoises la possibilité de produire précisément leur droit de bourgeoisie et leur crédit à l'ancienneté, c'est-à-dire leur poids social dans la mémoire collective de la ville. Les migrations rurales font partie de l'histoire de la bourgeoisie, mais elles ne sont pas le signe d'une appartenance à un milieu rural. Car, pas un enracineur n'est un laboureur avant d'arriver à Lyon. Presque toutes leurs familles d'origine étaient déjà bourgeoises ou petites-bourgeoises dans leurs localités. Elle apporte de l’ancienneté et de la continuité. Aussi, avec une telle mémoire, on ne peut pas dire que les récits généalogiques ont l'intentionnalité de réduire l'impression que les lecteurs pourraient garder d'eux en termes de parvenus, sauf pour deux peut-être qui effectivement se montrent attentifs à atténuer les marques d'une ascension soupçonnée.

Ainsi, comme dans les récits généalogiques bourgeois des Velluti et celui des Temps modernes, il y a, dans notre corpus, deux origines : une origine rurale et une origine à Lyon. Le dédoublement de ces origines permet, comme l'explique dans ses travaux André Burguière, à la fois de rejoindre l'immémorial nécessaire pour signifier l'ancienneté et la continuité de la mémoire familiale, mais aussi de pouvoir affirmer un droit à demeurer au sein de l'élite lyonnaise, qui a été acquis par l'ancêtre enracineur et qui sera confirmé par la suite grâce au maintien des qualités que la ville d'accueil a reconnues chez le nouvel arrivant 496 .

Enfin, nous n'avons pas vu, dans notre corpus de référence, d'enracineurs éprouvant des sentiments de souffrance dus à la rupture de leurs racines. Au contraire, on les a remarqués en relations avec leurs familles, soit parce qu'ils retournaient régulièrement dans les lieux de leurs origines pour affaires ou pour faire profiter de leurs positions socio-politiques, soit parce qu'ils retrouvaient leurs familles sur les propriétés que leurs parents possédaient et dont ils hériteront pour la plupart, soit parce qu'ils étaient en lien avec leurs frères ou leurs enfants mariés au pays. Ainsi, la multilocalisation des modes de vie familiale, l'héritage des propriétés, les relations fraternelles et les alliances des enfants invitent à ne pas concevoir de radicalisation aux ruptures. Les souffrances qui leur sont reconnues par nos narrateurs sont autres. Elles sont bien en rapport avec l'émigration, mais elles concernent la dureté de l'effort d'enracinement. Aussi, si les lecteurs de nos récits sont convoqués à compatir, c'est sur cet effort-là qui a abouti à faire introduire la famille dans l'élite locale et sa mémoire dans la mémoire collective de la cité.

Notes
476.

. On trouve dans l'inventaire des documents servant de preuves à l'histoire familiale, les actes mentionnant l'inscription de l'ascendant sur le registre de l'hôpital à son arrivée pour apprendre le métier de chirurgien, et d'autre part, son intégration comme garçon chirurgien dans l'équipe hospitalière après réussite à son premier concours. Le titre donné par le narrateur au chapitre relatant ces deux actes a pour caractéristique d'être écrit en majuscules ce qui n'est le cas pour aucun des 24 autres titres : “ARCHIVES DE L'HOTEL DIEU” (p. 81). Cet ascendant a ainsi bien un statut à part, figuré ici dans la structure graphique du titre. Les majuscules rappelle la hauteur de sa mémoire, lui qui passa les épreuves lui ayant permis d'acquérir le droit de bourgeoisie à Lyon et les avantages qui en ont relevé pour toute la famille.

477.

. Il y avait un quatrième fils dans cette fratrie qui eut une fille. Il n'y a aucune allusion à lui concernant cet enjeu de la succession de l'ascendant. On sait son existence parce qu'il apparaît dans une généalogie du recueil (p. 20).

478.

. Le recueil contient 4 actes faisant la preuve de l'ordre dans lequel les deux frères sont toujours désignés, mais n'en cite aucun, indiquant les dates de naissance.

479.

. Parmi les 4 autres cas, c'est pour l'un, l'enracineur et son fils qui occupent le plus d'espace dans le récit avec un net avantage pour le fils, pour deux autres cas, ce sont l'enracineur, ses enfants et petits-enfants qui se partagent la majorité du texte, et pour le dernier cas, l'enracineur n'a que peu d'importance car l'objectif du récit est de restituer l'histoire des deux peintres de la famille qui sont ses petits-enfants et arrière-petits-enfants.

480.

. Si l'on prend en compte l'enracineur à Lyon du récit 5 et non l'enracineur dans le bourg, comme nous l'avons fait, il faudrait alors ajouter un père et enlever un aïeul. On aurait alors 3 pères, 3 aïeuls, 3 bisaïeuls, 1 trisaïeul et un aïeul du 5e degré.

481.

. L'enracineur qui est le plus éloigné du premier du nom de la lignée est celui de notre récit 5. Si l'on considérait le degré de l'enracineur à Lyon et non celui à Chatillon, il faudrait le compter comme appartenant à une 9e génération. Mais, les informations sont très réduites.

482.

. Il ne s'agit pas pour autant des deux récits les plus anciens : c'est le cas pour l'un, mais par pour le second qui a été écrit en 1994.

483.

. Pour le dernier, on ne sait pas d'où il arrive à Lyon. On sait seulement qu'il était prisonnier en Angleterre à la suite de campagnes napoléoniennes et revint en France en 1815. On le retrouve à Lyon en 1825.

484.

. Les âges présentés dans ce tableau sont respectivement celui de l'installation de l'enracineur à Belleville, un bourg très proche de Lyon, puis dans la cité lyonnaise.

485.

. Rappelons qu'il s'agit bien d'un enracineur mais pas à Lyon. C'est son profil que nous avons inscrit à ce tableau. Mais, l'émigration vers la cité viendra à la génération suivante. Son fils, l'enracineur à Lyon est un 2e enfant, un 2e garçon.

486.

. 1763 est la date à laquelle il eut son premier enfant né à Lyon. Avant on ne sait rien sur sa vie.

487.

. On sait que cet enracineur s'installe à Lyon en 1825, mais qu'il est revenu de guerres napoléoniennes en France, en 1815, il a alors 27 ans. On considérera son âge d'installation à la moitié de l'écart temps entre ces dates, soit 32 ans. S'il arrive à Lyon à de telles dates, pour autant on sait qu'il quitte sa terre d'origine pour entrer dans l'armée en 1807 : il a 19 ans.

488.

. L'enracineur part pour faire des études de théologie et de philosophie à Lyon, le projet pour lui étant de devenir ecclésiastique. La date est donc choisie par nous. On est sûr de sa présence à Lyon, mais on n'a de date que celle de son mariage, lorsqu'il a déjà 36 ans.

489.

. Pour le récit 5, nous considérons ici l'enracineur à Chatillon comme le père de l'enracineur à Lyon. On a vu qu'on ne savait rien du père du premier.

490.

. Nous n'avons pas vérifié les données apportées par les narrateurs car notre objectif est la mise en scène des faits familiaux et non leurs preuves.

491.

. Pour l'un, le narrateur ne peut rien dire sur son ascendant à cause de la Révolution et de ses séquelles, beaucoup de documents ayant disparu : avant lui, il y a une rupture dans la filiation. Pour le second, deux interprétations coexistent pour interpréter l'immigration de l'ascendant dans le bourg.

492.

. Nous avons bien sûr pris en compte dans notre récit 5 l'enracineur à Lyon qui est un 2e enfant et garçon, alors que son père est presque certainement un aîné. Rappelons que l'enracineur de notre récit 4 est devenu enfant unique et l'information manque pour le dernier.

493.

. On trouve en effet un enracineur devenu un aîné après le décès en bas âge de ses 2 frères. Il a pourtant émigré. En fait, il le fera après son frère puîné (venu à Lyon lui aussi), car il reprendra les affaires familiales et l'éducation de sa fratrie au décès de son père (il a alors 20 ans). Il n'émigrera sur Lyon qu'à 34 ans environ.

494.

. Exceptionnellement, notre récit 3 fait valoir des enjeux fraternels dans les générations précédentes aussi.

495.

. En effet, rien n'est dit sur l'alliance. Les éléments sur lesquels nous nous appuyons proviennent d'une généalogie manuscrite que nous avons obtenue par ailleurs, sur laquelle on voit que le patronyme de l'épouse de l'enracineur est le même que celui de sa mère.

496.

. BURGUIERE André (1992), opus cit., p. 35-36.