3 – 2. L'installation dans un mode de vie grand bourgeois

Après avoir exposé l'histoire de leur enracineur, les narrateurs vont poursuivre leur récit avec celle de leurs ascendants ayant continué l'intégration de leur famille à Lyon. Le nombre de générations qu'ils présentent chacun est variable : on pourra trouver seulement la génération des enfants de l'enracineur ou bien faire connaissance d'un seul de ces enfants ou encore apprendre la vie de plusieurs générations postérieures. Nous chercherons à comprendre l'intentionnalité qui a amené les narrateurs à décider de leur donner place dans leurs récits. Nous verrons que selon les générations, le statut de ces héritiers lyonnais diffère, mais vise à faire valoir en fin du récit un modèle dans lequel les lecteurs pourront trouver une conciliation possible entre les références organisant jusqu'alors leur identité familiale, celles de leur identité paternelle et celles de leur contexte social.

‘“Un des soins les plus urgents était de fournir du travail aux milliers d'ouvriers que la destruction systématique de toutes les industries plongeait dans la plus profonde misère ; et il fallut bien finir par recourir à l'unique remède, qui consistait à rétablir au moins en partie les dites industries et pour cela faire appel à ceux qui avaient dirigé au moment de leur prospérité et qui avaient survécu à la tourmente révolutionnaire.
De la société qui dirigeait avant le siège la fabrique de chapeaux du quai de Retz, il ne restait que le fils aîné de Jacques Delérable, Benoît-Philippe, qui servait alors comme sous-lieutenant au 24° Régiment de Chasseurs à cheval à Marseille. Il est très probable qu'il fut sollicité de venir reprendre sa place à la tête de la fabrique et que c'est à la suite de cette démarche qu'il fit une demande pour être libéré du service militaire” (p. 51).’

C'est ainsi que ce fils aîné est autorisé par le conseil d'administration de son Régiment à se rendre dans ses foyers pour reprendre la manufacture de chapeaux et rétablir ses relations commerciales nécessaires à la prospérité de la commune (p. 52). Il liquide l'ancienne société qui avait eu, en plus du père et du fils, un troisième associé, ce qui l'engage dans un long procès avec ce dernier.

Au bout de huit ans, ce fils aîné quitte les affaires et se retire à Marseille, laissant celles-ci aux mains de ses deux frères cadets. Comme l'avait fait Grézieux-la-Varenne pour son grand-père et Lyon pour son père, la ville l’attire ; mais là, ce qui le séduit, ce sont les souvenirs du temps de sa jeunesse, où il était officier.

‘“Il se retira à Marseille, où l'attiraient sans doute les souvenirs de sa jeunesse, alors qu'il y portait l'uniforme des Chasseurs de la Montagne et où il trouva un emploi à la préfecture. Il avait épousé Mlle Marie-Pauline Remais. Il mourut à Marseille (...)” (p. 66).’

Ainsi, ce fils suit-il ses attraits. Il se mariera et aura une fille. Ses deux frères dirigent la fabrique huit années, puis le plus âgé des deux se retire à Paris. Rien ne dit pour quelles raisons, il part pour Paris, mais on a une idée de sa vie dans la capitale par les échanges de correspondances qu'il a avec son frère. On le voit proche des milieux politiques parisiens d'alors et on saura qu'ensuite il reviendra dans sa ville natale pour y finir paisiblement ses jours. Il ne se mariera pas.

Resté seul, le dernier frère – l'aïeul du narrateur – prend deux associés (deux frères) durant une année, puis l'un d'eux se retire et l'autre, après avoir amené le commerce à un haut degré de prospérité meurt. Il dirige à nouveau seul l'entreprise jusqu'à ce qu'il l'abandonne treize ans plus tard. Il a alors 45 ans. Entre temps, comme son père, il épouse la fille de son dernier associé, un Lyonnais d'une grande intelligence et possédant un véritable génie des affaires ayant de la fortune mais entièrement acquise par son travail , lui-même fils d'un maître boulanger lyonnais devenu rentier. Celle-ci était tout aussi jeune que l'était sa mère au moment de son mariage. Ils ont 3 fils dont 2 arrivés à l'âge adulte.

‘“… Fleury Delérable s'associa avec Claude et Pierre-François Rapenot, fils de Pierre Rapenot, maître boulanger puis rentier à Lyon, qui eut vingt et un enfants. (…) L'année précédente, son associé Fleury Delérable avait épousé sa fille, Reine Rapenot, née en 1795 et par conséquent à peine âgée de dix-sept ans” (p. 66).’

Ainsi, les trois fils de l'ascendant enracineur ont travaillé à restaurer les biens et la mémoire de leur père, chacun ayant partagé un peu du destin de celui-ci, dans sa vie : l'entreprise et la migration pour les deux premiers, et l'entreprise et l'alliance pour le dernier. Si l'on observe seulement le sort de l'ascendant direct du narrateur, on voit qu'il marche sur les pas de son père dans sa profession et dans son alliance. Il renforce par son mariage avec une famille lyonnaise l'intégration de sa lignée à Lyon. De plus, il est le seul à pouvoir assurer le renom du père avec une descendance de plusieurs fils.

Il apparaît préoccupé par l'éducation même si on ne le voit pas l'être vis à vis de ses propres enfants dans le récit. En effet, le narrateur cite ses propos sur ce sujet à partir d'une lettre qu'il a adressée à ses enfants à lire après sa mort. On le voit donner ses conseils sur plusieurs sujets, dont pour une large part, sur le sujet de l'éducation des enfants de ses enfants. Sollicitude et soins devront leur être apportés car, selon la volonté de Dieu, leurs enfants sont des âmes dont ils devront répondre.

‘“S'il plaît au Seigneur de vous donner des enfants, c'est là que devra se porter toute votre sollicitude et vos soins pour leur éducation. Vous aurez une grande tâche à remplir pour vous conformer à la volonté de Dieu. Songez que ce sont des âmes dont vous répondrez. Que leur éducation soit avant tout chrétienne, la science en seconde ligne, ne la hâtez pas. Laissez fortifier dans leur cœur les principes d'amour et de crainte de Dieu ; ne tenez pas en conséquence à des sorties jeunes des séminaires. Ayez à cœur leur salut. (…) Quand après leurs études vous serez arrivés au moment du choix de leur vocation, ayez soin de la diriger, mais non de la contrarier … Si par les effets de sa grâce le Seigneur voulait que quelques-uns de vos enfants entrassent dans le saint ministère du sacerdoce, qui est la première et la plus sublime de toutes les vocations, bénissez-le de toute votre âme et réjouissez-vous intérieurement en vous conformant à sa sainte volonté” (p. 68).’

D'une génération à l'autre, le soin porté à l'éducation des enfants ne s'adresse plus seulement à l'aîné des fils, il l'est à tous. L'initiation professionnelle n'est plus un objectif et plus l'unique, c'est celle de l'âme qui importe. Par contre, l'éducation de l'esprit n'est pas de mise. La science inquiète. Le narrateur insère une note en bas de page pour confirmer l'avis de son aïeul sur ses effets d'abrutissement si on ne la met pas à la seconde place, après l'éducation chrétienne.

La lettre se termine sur une note affectueuse avec laquelle on peut voir se représenter une autre image de père à cette génération que celle royale de la génération précédente : l'image d'un père qui serre ses enfants contre son cœur et se définit comme un bon et tendre père.

‘“Je vous serre tous deux contre mon cœur et suis comme j'ai toujours été votre bon et tendre père” (p. 71).’

L'étau des contraintes ayant pesé sur la génération enracineuse, à la génération suivante, se desserre et permet de laisser place à la souplesse et à la tendresse. L'histoire de cette génération couvre 7 pages du recueil.

A la génération suivante, il y a donc 2 fils. On apprend pour l'aîné, les prénoms et noms de son épouse et des alliés de ses filles : tous des magistrats, précise le narrateur :

‘“Le fils aîné de Fleury Delérable, Hyacinthe, épousa Mlle de Varois, il en eut trois filles qui épousèrent toutes les trois des magistrats : Angèle, M. Pary ; Renée-Marie, M. Mollier, et Blanche, M. des Cerisay” (p. 71). ’

On peut constater que les épouses sont de bonnes maisons mais rien ne dit qu'elles soient lyonnaises.

Pour le second fils – le père du narrateur – on le voit prendre une maison de soierie, mais deux ans après, n'y réussissant pas, il abandonne la fabrique pour satisfaire ses goûts qui étaient dirigés vers la vie à la campagne. A 28 ans, il achète un domaine dans la Loire pour s'y installer et vivre une existence de gentilhomme campagnard.

‘“Tout près de lui, à Mareuil, se trouvait la famille Duparc, qui l'accueillit à bras ouverts et contribua grandement à lui rendre très agréable cette existence de gentilhomme campagnard. Grand chasseur et amateur de chevaux, il pouvait facilement satisfaire des goût si naturels chez un jeune homme qui, comme du temps d'Horace, gaudet equis canibusque” (p. 71).’

Il épouse à 35 ans la fille d'un greffier au tribunal de commerce de Lyon, un fin lettré, nourri aux sources les plus pures de l'antiquité classique, et un archéologue distingué  : un homme de qualité.

‘“Au début de 1852 il épousa Gabrielle d’Arras, née en février 1830, fille de M. d’Arras, greffier au Tribunal de Commerce de Lyon, qui était en même temps un fin lettré, nourri aux sources les plus pures de l'antiquité classique, et un archéologue distingué” (p. 71).’

Ainsi, ce petit-fils de l'ascendant enracineur contracte alliance dans la noblesse. Les qualités que le narrateur présente de l'homme qui fut son grand-père maternel font ressortir la distinction de cette famille, la profondeur et la subtilité de sa culture 497 . On ne connaît pas le lieu naissance de l'épouse, seulement que son père travaille à Lyon et que la famille y a des attaches : qu'elle soit née dans la cité n'importe pas puisque la noblesse est une valeur qui ne tient pas à l'autochtonie.

Peu de temps après son mariage, cet ascendant achète la propriété de Mareuil d'où il écrit son récit généalogique quelques 70 ans plus tard.

‘“Peu de temps après son mariage, Pierre Delérable acheta de la famille Duparc la propriété de Mareuil, où il vint se fixer. C'est là qu'il éleva sa nombreuse famille dont on trouvera le détail et la descendance dans un tableau généalogique annexé” (p. 71).’

Le petit Mareuil était en effet le lieu dans lequel le narrateur résidait en France, lorsqu'il était entre deux garnisons ou en vacances. Il y a vécu toute son enfance. Ainsi, sa fratrie a été élevée dans l'univers du gentleman qu'était ce père heureux de profiter de sa propriété. Le destin d'entrepreneur est abandonné, et le goût et les attraits peuvent se laisser aller à la subtilité.

L'histoire des ascendants paternels du narrateur s'arrêtera sur cette génération, mais celui-ci renvoie ses lecteurs à une généalogie de sa descendance qu'il a introduite dans son recueil et dont ses père et mère sont les éponymes : rappelons que les patronymes de ce couple constituent le titre de ce récit. Il invite alors ses lecteurs à se retrouver parmi leurs descendants. Il les inscrit dans leur ligne. L'histoire de cette génération occupe une seule page.

Cependant, avant de la consulter, ils auront encore à lire une autre page de leur histoire, des pages qui appartiennent, celles-ci, à des temps plus proches, des temps qu'ils ont pu vivre et que le narrateur a retenus à cause des sacrifices qu'ils ont engendrés dans sa famille. On l'a vu, il s'agit d'une mention spéciale retraçant les circonstances de la mort de ses deux fils aînés et de son neveu à la guerre de 1914. Le procès de cette génération occupe 3 pages. Il n'identifie pas à proprement parler, nous le verrons, l'identité des ces trois descendants, mais apporte les témoignages que ceux-ci ont pu laisser sur leur état d'esprit peu avant de mourir.

4 de ses garçons sur 5 ont fait des études de droit et occupé des fonctions juridiques même si pour l'un, il y eut une pause de quelques années. Un fut prêtre mais mourut à 30 ans. Les choix professionnels des enfants de cette génération sont libres même s'ils sont proches de celui de leur père. En effet, le narrateur cite une de ses lettres à l'adresse de son père dans laquelle il dit sa vocation, et qui laisse penser que celui-ci n'empêchait pas ses enfants de suivre leur orientation, quelle qu'elle soit, comme ils l'entendaient.

‘“Je sais bien que tu n'empêcheras jamais aucun de tes enfants de suivre sa vocation, quelle qu'elle soit…” (lettre p. 55).’

Comme dans le récit précédent, cette génération se voit libre de choisir sa voie. Ce qui ne les empêche pas de prendre cas des avis de leur père comme ce fils le dira d'ailleurs plus loin dans sa lettre : il chercha toujours à connaître les conseils de son père sur ses choix et sur ses actes.

Les autres se marient et 3 sur 4 contractent des alliances lyonnaises et bourgeoises. Le quatrième fait un mariage d'inclination à cause duquel il fut obligé de quitter le barreau pendant plusieurs années pour se joindre à la direction de la librairie de son beau-père. Mais, commente le narrateur, il eut une vie de couple heureuse. Ils vivent tous à Lyon et deviennent des hommes considérés dans leurs professions. Par exemple, témoin en est la demande de la Chambre des avoués près la Cour d'appel de Lyon qui demande la Légion d'honneur pour l'un d'entre eux ou un discours prononcé par un bâtonnier aux funérailles d'un autre, etc. Leurs mérites tiennent dans leur droiture leur conscience professionnelle, leur force de caractère, leur foi ardente, etc.

Le narrateur, lui, épouse la fille d'un avocat lyonnais, professeur de droit aux Facultés catholiques. Les deux familles se connaissaient. Son père lui conseille d'attendre une situation meilleure pour faire sa demande en mariage.

‘“En 1891, mon mariage avec Elisabeth Parvin. Je me suis en effet marié le 11 avril 1891. J'entrai dans une famille bien connue de nous : Lucien avait connu particulièrement le père, avocat et l'avait eu comme professeur à l'Ecole de droit (la Faculté catholique n'existait pas encore), j'avais eu pour camarades à Mongré Pierre et Augustin, et les deux familles avaient des amis communs” (p. 97).’

L'intégration à Lyon est donc redoublée par cette alliance. De plus – mais le narrateur ne le dit pas dans son récit – cette épouse appartient à la noblesse. Les traits par lesquels son mari l'identifie appartiennent au registre moral et même sacrificiel : toute de dévouement, d'abnégation, de travail sans relâche, bonne et indulgente, s'effaçant et se sacrifiant toujours, un exemple pour tous, etc.

‘“Vous savez ce que fut notre vie matrimoniale qui dura 43 ans, au cours desquels votre Mère fut toute de dévouement, d'abnégation, de travail sans relâche, bonne et indulgente pour nous (...).
Votre vénérée Mère s'est éteinte doucement le 28 juin 1934. Aimable, bonne, s'effaçant et se sacrifiant toujours. Sa vie a été un exemple pour tous (...)” (p. 89-91).’

Nous nous sommes interrogée sur cet effacement et ce sacrifice de la vie de cette épouse 498 . Le narrateur emploie-t-il un langage conventionnel : un langage bourgeois ? Ou bien, parle-t-il en ces termes parce qu'il veut faire ressortir les difficultés dans lesquelles il a pu mettre sa femme au regard du rang qu'il n'a pas pu lui laisser tenir, au vu de ses revers professionnels ? Ou bien plutôt, est-ce le langage conventionnel qui vient manifester le drame caché de l'ascension sociale de ceux qui risquent trop ou seuls ou qui se sentent professionnellement dévalorisés ?

Quand l'enracineur décède, le narrateur a fait son notariat et est marié depuis trois ans ; il a pris un appartement contigu à celui de son père. Il est notaire comme son père mais aussi comme l'un de ses frères aînés qui reprendra l'étude de ce dernier. Dernier enfant : a-t-il subi le sort de son rang dans la fratrie ? En tous cas, il a habité plusieurs années avec l'un de ses frères aînés pendant la durée de ses études et en garde le souvenir d'un homme bon.

Quant à la fille de l'enracineur, elle passa une grande partie de sa vie à s'occuper de la maison et de sa fratrie après le décès de sa mère. Le narrateur a contracté envers elle une dette de profonde reconnaissance.

‘“Nous avons contracté envers elle une dette de profonde reconnaissance, pour l'affection et le dévouement qu'elle mit à remplir cette tâche écrasante pour elle. Elle a suffi à tout (…)” (p. 47).’

Elle se marie avec un avoué, fils d'un avoué lyonnais. Sur lui, on apprend qu'il eut un procès retentissant qui dura de très nombreuses années mais duquel il ressortit justifié. Ils perdirent 3 de leurs enfants sur les 4 qu'ils eurent ensemble. Le narrateur parle longuement du décès de l'un des enfants longuement malade et pour qui son père avait de l'affection et qui avec sa fille et son jeune fils prêtre étaient allés à Lourdes plusieurs années.

Ainsi, à cette génération, tous les fils poursuivent leurs carrières dans la même voie que leur père, de même que son gendre, et 4 sur 5 contractent une alliance lyonnaise aussi comme leur père, mais un seul semble avoir fait une alliance au-dessus de leur condition comme celui-ci, et c'est le narrateur. Les relations sont affectueuses et solidaires entre père et enfants comme entre frères et sœurs.

Comme pour le groupe des ascendants des origines, le narrateur cherche à montrer la vie de chacun de ses ascendants lyonnais et proposent un certain nombre d'hypothèses sur elle lorsqu'il n'est pas sûr de ses données mais les pense vraisemblables. Avec ces hypothèses fortes, les lecteurs voient, comme pour ceux de Sainte-Cécile, s'ordonner le déroulement, en lentes étapes, de l'ascension sociale de leur lignée patrilinéaire à Lyon. C'est ainsi qu'à la génération du fils de l'enracineur – la sixième génération depuis la première prouvée – la vraisemblance appelle l'attention sur plusieurs faits : sur les études certainement faites à Lyon, et sur les supérieures très probablement faites à Paris ; sur la période du siège de Lyon pendant la Révolution qui fut sans doute si pénible que rien ne fut transmis sur elle ni sur les conditions du départ en Suisse. A la septième génération, les vraisemblances touchent aussi aux études mais c'est sur la rue et sur le quartier de Lyon où elles ont été faites ; le narrateur ne sait pas pourquoi, non plus, un héritage est entré dans la famille sous la forme d'une propriété avec maison d'habitation, vignes, prés, etc. ; il pense aussi que c'est sans doute avec une somme d'argent d'un autre héritage qu'une autre propriété a été achetée avec maison, maison du vigneron, dépendances, etc. Enfin, à la huitième génération, celle du bisaïeul du narrateur, une seule hypothèse est suggérée : c'est sans doute le numéro 2 de la rue où il est né à Lyon, mais du nom de la rue, il est sûr.

Ainsi, avec le dernier lyonnais, tout est sûr à l'exception du numéro de la rue ; c'est bien peu. Avec lui, advient la légitimité de l'intégration à la cité. On assiste à un accroissement des certitudes au fur et à mesure que l'on va de l'avant dans les générations. Les études supérieures, les professions de notables, les propriétés, les héritages, etc. toutes les compétences ont été acquises pour produire une identité bourgeoise stabilisée – lyonnaise et établie depuis plusieurs générations – de la famille. Cela n'empêche pas celui qui a dû quitter sa terre d'origine pour partir en Suisse après le siège de Lyon d'avoir une attention toute spéciale de la part du narrateur, comme l'ascendant enracineur l'avait eu mais avec un degré beaucoup supérieur. Cette façon d'exposer cette lente ascension sociale invite à faire l'hypothèse que le narrateur a pu chercher à rendre recevable l'histoire bourgeoise de sa lignée par ses lecteurs encore enclin à voir leurs origines patrilinéaires aristocratiques. En effet, elle apparaît plus comme un renforcement des acquis avec de nouveaux biens symboliques à chaque génération que comme un gravissement d'échelle sociale. L'émigration est le signe que la famille s'est comportée en défenseur de Lyon avec l'élite lyonnaise pendant la Révolution, comme l'aurait fait une famille de l'aristocratie.

Mais reprenons le destin particulier de chacune des générations. Le premier ascendant direct a 30 ans et est marié quand il perd son père. Il est le quatrième de treize enfants et l'aîné des garçons, mais son frère décède avant l'âge de 20 ans. De son enfance, on connaît les quartiers dans lesquels il habite et la propriété de famille dans laquelle il devait vraisemblablement passer ses étés. Le narrateur n'a pas l'assurance qu'il fit son droit à Paris, mais il est clerc de notaire puis devient procureur. Aussi a-t-il dû quitter Lyon pour la capitale. Mais on ne sait rien des conditions de voyage ; ce n'est pas comme son fils dont le narrateur a conservé des lettres et peut transmettre à ses lecteurs celles-ci. Ainsi, comme son père, il laisse son lieu de naissance pour partir loin faire ses études. Mais leurs professions diffèrent.

Le narrateur indique aussi que son mariage eut lieu avec la fille d'un maître apprêteur en soie de Lyon, un homme riche natif de la cité qui participa lui aussi à la défense de Lyon. Il ne commente pas ce mariage. Il définit seulement l'apport de la mariée et précise qu'une partie de celui-ci permettra de solder la dette de l'office de procureur. On ne sait rien de l'apport de l'époux. L'épouse est orpheline de mère comme la mère de l'ascendant l'était (elle l'est aussi de père). Ils auront 4 enfants dont une fille ; un seul des 3 garçons eut une postérité, l'un étant resté célibataire et l'autre ayant perdu tous ses enfants 499 .

Ce fils d'enracineur participe à la défense de Lyon pendant la Terreur à un poste de responsabilité et émigre en Suisse durant une année. Il émigre comme son père, émigra et de même le narrateur retrouve les questions qu'il s'était posé au sujet de ce dernier, se montrant pareillement touché par son épreuve.

‘“Le 10 octobre 1793, la ville de Lyon était tombée, pour sauver sa tête, Pierre-Claude Armand, n'eut qu'une solution, fuir en Suisse. Pourquoi en Suisse ? Combien de temps ? Comment ? Nous ne savons rien. Toutefois, il est à noter que Philippe Quinsier, beau-frère de Pierre-Claude Armand, avait une propriété à Masongy, près de Genève. Il est donc possible que la famille se soit réfugiée là.
Etant donné toutes les pièces à convictions retrouvées à son sujet, Pierre-Claude Armand avait très peu de chance d'échapper à la guillotine. Comment partit-il ? A pieds, sans doute, peut-être en voiture ? Le voyage fut sans doute épouvantable. Il y eut un très grand nombre de ces malheureux fugitifs qui furent repris et massacrés sur place. Mais il réussit sa fuite
Que devint la famille pendant la tourmente, de qui était-elle composée ?” (p. 9).’

De retour à Lyon, cet ascendant achète une propriété mais il devra la revendre quelques années plus tard pour régler une faillite que fit l'un de ses fils. Celui-ci ne recouvrera jamais ses dettes et il lui assurera une pension annuelle ainsi qu'à son épouse jusqu'à la fin de ses jours.

‘“En outre, il laisse à Jean-Jacques et à sa femme, une pension alimentaire annuelle, viagère, insaisissable et inaliénable, de la somme de 2 000 francs” (p. 12).’

Ainsi, si la fortune n'a pas été suffisante pour compenser la faillite, elle a permis malgré tout d'assurer la sécurité de la famille et même au-delà de la mort. En effet, l'ascendant assure les jours de son second fils dans son testament jusqu'à sa mort mais aussi, on apprendra que, pour lui et sa descendance, les Hospices civils célébreront mensuellement des messes à perpétuité. Avec la liste des papiers de famille, on voit qu'il a été bienfaiteur des Hospices de Lyon et avoué des Lycées de la ville. Enfin, il commence une bibliothèque qu'il transmettra à son aîné (p. 15).

Le narrateur fait un portrait de son ascendant avec la citation d'extraits des mémoires de son gendre dans laquelle on le voit plutôt comme un homme réservé mais honorable et délicat, jouissant dans sa profession de l'estime et de la confiance de ses collègues comme du public, un homme d'affaires habile et un ardent travailleur. Il était bon époux, bon père, bon ami et excellent parent.

‘“Monsieur Armand avait l'abord assez brusque et peu liant, il fallait le connaître pour l'apprécier. Homme plein d'honneur et de délicatesse, ardent au travail et habile homme d'affaires. Il jouissait au barreau et dans le public, de beaucoup d'estime et de la plus grande confiance. Il réunissait en outre les qualités précieuses de bon époux, bon père, bon ami et excellent parent (…)” (p. 11).’

L'auteur termine son portrait en disant que son beau-père n'a pas obtenu beaucoup de satisfaction des sacrifices qu'il a pu faire en faveur de ses parents. Cet ascendant a vécu des expériences semblables à celles de son père. Malgré les difficultés, il a pu apporter la sécurité dans sa famille et avec elle les biens culturels même si la propriété n'a pu demeurer dans le patrimoine paternel. L'intégration à Lyon se renforce avec sa génération. L'histoire de cet ascendant compte 4 pages et demie.

Le petit-fils de l'ascendant enracineur, lui, fait ses études de droit à Paris et devient avoué. Il travaille avec son père dans ses dix premières années. Après, rien ne le montre dans sa tâche professionnelle. A l'âge de se marier, on lui propose une épouse lyonnaise. Chacun d'eux apporte la même somme au contrat.

‘“Il fut bientôt en âge de se marier. On lui propose Jenny Citet, fille de Jean Jacques et d'Elisabeth Sophie Biffat.
Le contrat est signé le 24 septembre 1822 devant maître Lecourt, notaire de Lyon. Il apporte 30 000 francs et la jeune épousée la même somme. Le mariage fut célébré en l'église Saint Paul, le 27 septembre 1822” (p. 14).’

Ainsi, les deux familles alliées paraissent commencer leur vie avec un même niveau socio-économique. L'intégration à Lyon se poursuit. Ils ont 5 enfants, un fils et 4 filles. Mais, comme son père l'a fait pour un de ses fils, et son grand-père pour sa belle-famille, cet ascendant doit sauver de la ruine son beau-père, grand collectionneur de tableaux anciens. Il doit alors rendre la dot de son épouse. Mais, sa belle-mère hérite, il ne sait pas pourquoi, de biens, dont une propriété des environs de Lyon, qui entre dans le patrimoine de son gendre très vite, à cause de son décès venu tout de suite après.

‘“En 1834, Elisabeth Sophie Biffat, belle-mère de Pierre-Gilbert, avait hérité (on ne sait pas pourquoi ) de Monsieur Mébat, riche genevois, qui lui laisse entre autre une propriété à Collonges-au-Mont-d'Or, avec maison d'habitation, vignes, prés, terres, au total sans doute une dizaine d'hectares” (p. 14).’

L'année suivante, un héritage, tout aussi inattendu, celui-là de même, apporte une somme d'argent importante à l'ascendant. Avec cette somme et l'héritage de son père, l'ascendant achète une propriété située à proximité de la ville.

‘“Peu après, le 17 juillet 1835, il hérite de Gaspard Roux pour la somme de 20.000 francs. Il fut, en effet, l'on ne sait pourquoi, l'un des nombreux héritiers de cette succession” (p. 14).’

Cet ascendant est alors un héritier à 46 ans, sans que l'on sache pourquoi.

‘“A cette époque, Pierre-Gilbert avait donc hérité de son beau-père le 21 novembre 1831, de sa mère le 12 janvier 1832, de sa belle-mère le 13 mars 1835 et de son père le 11 mai 1842” (p. 15).’

Les lecteurs peuvent connaître des moments de sa vie avec les lettres que son épouse et lui écrivirent à leur fils alors que ce dernier faisait ses études à Paris 500 . Qu'y lit-on ? Tout d'abord, examinons les lettres de la mère à son fils, les plus nombreuses. Dans celle du 15 novembre 1843, elle lui transmet des nouvelles de son voyage de retour de Paris après qu'ils se soient vus. On voit aussi, dans celle du 22 décembre la description d'une invitation à un dîner magnifique, dans celle du 14 février de l'année suivante, un émoi au sujet d'un jeune employé de l'étude paternelle, dans celle du 26 mars, un événement nocturne qui a fort effrayé mesdemoiselles ses sœurs, dans celle du 2 avril, la détermination de la famille pour aller passer les fêtes de Pâques à Collonges devant y soutirer le vin, dans celle du 28 juin, les dégâts causés par d'effrayants orages dans ce village et notamment le déracinement d'un arbre devant la vieille église qui fit dire à l'auteur qu' on aimerait peut-être mieux que c'eut été l'église, cela finirait les discussions très pénibles, surtout pour le pauvre curé , etc.

Avec les extraits des lettres qui suivent, une année après, on constate que le cadre de la vie familiale de cette génération se déplace sur les propriétés de l'ascendant et de son épouse, et surtout sur leur gestion, avec tous ses enjeux. On est témoin des agréments de cette vie où la campagne est si proche et des petites rivalités qui existent entre les époux au sujet de l'administration de leurs propriétés respectives. L'humour qui transparaît dans ces lettres montre une famille qui a perdu ses contraintes financières et qui peut tenir une certaine distance avec les tracasseries de la vie.

‘• ” Collonges, le 21 juillet 1844
C'est de ma chambre que je t'écris, mon bien cher Elisée, sur mon joli secrétaire, que je préférerais bien avoir aux Massuesoù j'en jouirais davantage et, où je le ferais venir avec les autres meubles de ma chambre lorsque nous aurons un cheval à nous.
La récolte est fort belle ici cette année, nous en avons cinq meules, il serait utile que je prolongeasse mon séjour ce qui n'arrange guère ton père pour lequel “Les Massues” sont toujours en grande faveur. Nous sommes allés plusieurs fois à Saint Romain, dimanche entre autre, nous prîmes pour y aller le chemin qui descend à droite de la croix qui sépare Collonges de Saint Romain, tu vois où c'est ? (...)
• Les Massues, le 26 juillet 1844
Nous voici de retour aux Massues, ton père n'y tenait plus, il a fallu laisser Françoise pour faire battre le blé et le partager. Nous sommes revenus lundi dernier. Nous étions allés la veille à Saint Didier chez Monsieur Barion, je ne puis me raccommoder avec son habitation, la maison est bien, les ombrages agréables, la vue délicieuse, mais on achète trop cher tous ses avantages, c'est un nid d'aigle, il faudrait des ailes pour y arriver sans fatigue.
• Lyon, le 23 novembre 1844
J'ai quitté la plume parce que ton père est venu me dire qu'il montait à la campagne (Les Massues) pour disposer des places où l'on a arraché la vigne, bravement, j'ai voulu être de la partie pour donner mon veto, et voilà que la pluie et le froid nous on fait rebrousser chemin, sauf ton père qui a continué malgré vents et marées (...).
• Lyon, le 14 décembre 1844
Ton père est en train de faire tracer de nouvelles allées aux Massues, on a arrangé une corbeille et des carrés de dahlias semblable à ce qui a été fait devant le salon. De là, partiront des allées circulaires pour aller au pavillon (...).
• Lyon, le 16 février 1846
Que c'est donc ennuyeux d'avoir une fille de vingt ans. On m'a fait confidence que l'on avait fort envie de Marie dans la famille Motte, pour un des fils. C'est un jeune homme qui est commissionnaire, il a 200 000 francs. Mais je ne connais rien sur ses principes de moralité, son caractère, ses habitudes, sa santé, etc. (...)” (p. 119)’

On trouve d'autres extraits de lettres qui donnent des nouvelles de cette dame 30 ans après, elle a alors 73 ans : ses voyages ou ses séjours pendant lesquels elle se repose, mais aussi ses inquiétudes au sujet de l'un de ses petits-fils qui a la fièvre typhoïde, ses enfants qu'elle voit ou qui lui écrivent, etc. Lorsqu'elle a 81 ans, on est témoin des félicitations qu'elle adresse à son fils qui fut révoqué de ses fonctions de magistrat au vu de ses idées politiques. A 83 ans, on la voit donner des conseils à son fils concernant les choix d'école pour un autre de ses petits-fils, etc. (p. 127).

Quant aux 4 lettres de son époux à leur fils, leurs contenus se partagent entre des conseils sur ses études et sur ses relations à Paris, des nouvelles sur leur famille, des arrangements pensés pour les propriétés, etc. On y voit un père attentif à la vie de son fils, et même affectueux à son égard, et un homme heureux et satisfait de l'acquisition de sa propriété des Massues.

‘• ”Avril 1834
“Ta lettre a été pour nous une douce consolation au milieu des afflictions qui nous frappent, et tu sais bien la perte dont nous sommes menacés. Ta bonne maman est dans un état qui nous laisse peu d'espoir.
• Lyon, le 12 novembre 1843
Nous voyons que tu commences à prendre tes habitudes à Paris, et que l'éloignement de ta famille ne détruit pas en toi le désir de travailler. Comment êtes-vous organisé pour la nourriture, il serait bien que tu nous indiques quel est votre ordinaire (…).
Nous sommes allés, hier dimanche, aux Massues, avec M. Miriliat et sa fille. Ils ont trouvé très bien notre petite bicoque, le point de vue a enthousiasmé monsieur Miriliat. Jean (le jardinier) a été ravi des éloges que monsieur Miriliat lui a donné sur la tenue de ses arbres et la nouvelle disposition de son jardin. Il est fier de la confiance que je lui témoigne (…). Je renonce tout à fait à l'acquisition du fond Bouchard, les dépenses m'effrayent. Je préfère employer une partie des capitaux que je destinais à cet emploi à faire construire une orangerie au bout du jardin des roses.
• Lyon, le 7 avril 1844
C'est avec plaisir, que la résolution de tes camarades d'études, de venir passer quelques jours à Lyon pour les vacances de Pâques, ne t'avait pas excité à imiter leur exemple. J'ai reconnu là ton désir d'accomplir fidèlement ta mission et de profiter de ton séjour à Paris dans le but principal de ton instruction, et ceci malgré l'envie que tu as de venir rejoindre tes parents qui te chérissent (…).
Ta mère a dû te raconter, ce que notre hiver et notre carnaval ont eu d'agité. Je ne sais comment j'ai pu me décider à aller autant dans le monde, c'est contre mes goûts et mes habitudes. Je ne sais si je ne cherchais pas à éviter le vide que ta présence comblait au coin du feu (…)” (p. 128).’

Avec ces longs extraits de lettres, nous avons voulu montrer l'environnement dans lequel le narrateur a situé son ascendant d'alors : la vie d'un homme qui sait arranger les affaires et secourir sa belle-famille, qui a vécu en héritier une existence paisible, partagée entre son étude, la propriété de sa femme et celle qu'il tient en affection, travaillant mais sachant jouir de ses profits, ayant une épouse de caractère, préoccupée de la gestion des propriétés et attentive à l'éducation de leurs enfants et même de leurs petits-enfants. On apprend aussi qu'il fut reçu chevalier de la légion d'honneur et qu'il était bibliophile, ayant augmenté la bibliothèque dont il avait hérité de son père. A cette génération, l'existence de la famille offre l'image d'une vie proche des modèles de la noblesse : une vie de grand bourgeois lyonnais. Cet ascendant est présenté sur 3 pages, si l'on ne tient pas compte des extraits de lettres.

Le dernier ascendant que le narrateur présente à ses lecteurs passe son enfance et sa jeunesse dans les quartiers Saint Jean et Saint Paul de Lyon et ses étés chez ses grands-parents paternels à Irigny, jusqu'à ce que la propriété soit vendue, puis chez ses parents à Collonges et aux Massues. Comme ses ascendants, il fait sa licence de droit à Paris. Comme pour son père, les trajets ne sont pas simples, mais il trouve dans la capitale de très bons amis dont l'un, plus tard, organisa son mariage. C'est à lui, que les lettres des ascendants précédents s'adressaient. Du père au fils, Paris est devenu un espace de sociabilité.

Il devient avocat et son chiffre d'affaires, qui est inscrit sur son carnet, indique une progression constante (p. 17). Il exerce ce métier durant vingt-sept années, étant bâtonnier deux années, puis nommé juge au tribunal civil de Lyon. Mais il est démis de ses fonctions avec toute l'élite de la magistrature, en 1883, à cause de sa réputation de catholique royaliste légitimiste (p. 17). Il reprend, alors, ses activités d'avocat jusqu'à ses 65 ans.

Il fait un bon mariage.

‘“En 1855, c'est son mariage avec Joséphine Cortet, fille de Gabriel et d'Anne de Ressain. C'est un bon mariage car la famille, non seulement a de la fortune mais elle est très bien alliée en Forez et en Auvergne. Le contrat est établi à Noirétable (42) par maître Perdrigeon le 23 octobre 1855. Dot de la mariée 80.000 francs. Le mariage fut très heureux, mais ils eurent le malheur de perdre trois enfants sur cinq” (p. 17).’

L'épousée présente une dot nettement plus élevée que celle de l'alliée de l'ascendant précédent. Elle est de condition supérieure mais surtout sa filiation maternelle appartient à l'aristocratie. Qu’elle soit lyonnaise, rien ne le dit, mais son rang n'exige pas qu'on le sache. Ils vivront à Lyon. Le mariage fut très heureux mais ils perdirent 3 enfants sur leurs 5. A cette génération, le grand bourgeois s'allie à l'aristocratie. Le narrateur raconte l'histoire de cet ascendant paternel sur une page et demie.

Après celui-ci, le narrateur ne présente plus d'ascendants. On pourra quand même connaître le cycle de vie de son fils – le grand-père du narrateur – et quelques informations grâce à la liste des papiers de famille,comme par exemple, qu'il a été administrateur de la Croix Rouge et de la Caisse d'Epargne à Lyon. Ce sont ses quartiers et ceux de son frère qui sont apportés jusqu'à la 12e génération sur 11 pages. En les indiquant, le narrateur se situe dans la lignée de l'aristocratie 501 .

Ainsi, les trois descendants de l'ancêtre enracineur ont chacun travaillé à élever la famille par leurs professions de juriste, leurs investissements dans la cité, leur culture et leurs alliances. Ils ne sont pas de souche aristocratique par leurs pères comme on avait pu le croire : ils sont des grands bourgeois, attestés et bien établis à Lyon. Pour autant, ils sont bien issus de l'aristocratie mais c'est par leur ascendance maternelle. Le narrateur amène donc ses lecteurs à constater qu'ils n'ont pas à perdre beaucoup à s'affilier aux pères qu'il leur désigne, puisque leur filiation est bien aristocratique au bout du compte et que leurs paternels se sont comportés comme il sied dans ce milieu.

  •  Récit 4 : Dans ce récit, l'histoire de la génération de l'ancêtre enracineur est la dernière prise en compte, même si l'on trouve des informations très brèves sur ses enfants, intriquées à elle. Avec elle, les temps modestes s'étaient achevés et le temps de la fortune inauguré. Mais après elle, ce fut le temps du partage entre héritiers. On sait que l'enracineur a eu quatre enfants devenus orphelins de mère, lorsque l'aînée venait de se marier et les trois autres avaient moins de 13 ans. On a vu que leur grand-mère les éleva et que le lien entre eux fut indivisible jusqu'à sa mort. Leurs noms sont souvent cités mais c'est dans la distribution des partages dont ils furent les héritiers. L'aînée épouse un homme qui avait acquis une autorité dans la famille que reconnaissaient ses père et grand-mère.
‘“Sans doute fut-elle fortement appuyée par Jean-Pierre Baffin qui avait acquis dans la famille une autorité que son beau-père avait reconnue explicitement dans son testament” (p. 8).’

Ce gendre dirigea l'étude de son beau-père une fois décédé jusqu'à ce que son jeune beau-frère soit en âge de le faire. Ils avaient prévu cette situation du vivant de l'enracineur. On sait que la seconde fille de la famille se marie mais on ne connaît que le patronyme de son époux. Quant à l'aîné des fils – le grand-père du narrateur – on a vu qu'il reprend l'étude de notaire de son père, et le dernier il entre en religion dans la Compagnie de Jésus.

La situation de la famille dans la cité lyonnaise n'apparaît pas comme un enjeu direct du récit : on ne sait pas si les enfants épousent des conjoints lyonnais. Celui-ci est plus, au contraire des autres, de faire concevoir aux descendants qui se trouvent encore sur les terres achetées par l'enracineur, qu'ils sont des héritiers pouvant reconnaître la légitimité de leur héritage.

  • Récit 5 : Dans ce récit, on ne parle pas explicitement d'autres générations après l'enracineur (à Chatillon). On ne sait rien d'elles si ce n'est que la Maison-mère fut le berceau d'une amitié entre cousins, et que ce fut le début de vacances dont tous ceux qui en avaient goûté en redemandaient. Quatre générations se succèdent dans la Maison et profitent de ses bienfaits variés et heureux. Pour les deux premières générations, ce fut les baignades, promenades et courses en montagne, parties de pèche, jeux théâtraux, petites disputes entre les occupants du 1er et du 2e étages, et culpabilités d'enfants, etc. tous ces instants, sous la conduite des mères et de résidents au pays attentionnés et passionnés par celui-ci. Mais, tout ceci fut possible parce que les fils aînés de la lignée – le père et le frère du second narrateur de l'allocution – travaillèrent à la continuité et au perfectionnement de la Maison. Le premier fut retiré du collège à 15 ans pour aider sa mère dans le commerce, au décès de son père et perfectionna celle-ci en acquérant un jardin fournissant un potager à portée de main. Et le second, son fils aîné, modernisa la Maison. Chaque branche de cousins est affublée d'un surnom issu de l'espace occupé dans la maison : Les Ramel d'en face, les Ramel d'à côté, etc.

Pour la troisième, une nouvelle couche plus nombreuse, le même cycle se réédite, en s'amplifiant de la bicyclette et de l'auto et se perfectionnant avec la Revue. C'est, à l'heure des discours, le tour de la quatrième de recommencer le cycle parcouru par ses devancières. Le narrateur s'exprime avec nostalgie au souvenir de ces époques. Il n'oublie pas la présence du service de Dieu incarné par leur oncle prêtre et rappelé par leurs mères. Ces dernières tinrent un rôle primordial dans l'épanouissement de l'esprit de la famille et dans son harmonie. Quant aux pères, on ne les voit pas préoccupés de l'éducation de leurs enfant.Ces informations couvrent 2 pages 502 .

  •  Récit 6 : Dans ce récit, le narrateur présente les descendants de l'enracineur à travers 21 notices particulières. On y lit l'histoire de certains des enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de celui-ci. Nous nous sommes demandée pourquoi certains et pas les autres. Deux cas se présentent : des ascendants manquent et ceux qui sont désignés ne sont pas traités également en rapport à l'espace qui leur est consacré dans chaque notice. A l'examen de chaque notice, on s'aperçoit que, pour les hommes de la première génération, tous les fils sont pris en compte et pour ceux de la seconde, c'est la notoriété de leur patronyme et leur postérité qui font le choix, et s'ils sont sans alliance, c'est leur réputation (peintre, archéologue, etc.) 503 . Pour les femmes, c'est, quelle que soit la génération, pour les célibataires, leur entrée en religion, et pour les femmes mariées, la noblesse ou la notoriété de leurs alliés et les propriétés que ceux-ci apportèrent. On a une seule notice pour deux arrière-petits-enfants : il s'agit de deux arrière-petites-filles qui ont été les fondatrices d'un ordre religieux 504 .

On apprend que tous les fils de la première génération son entrés dans l'entreprise de leur père y ayant différemment réussi. Les deux premiers achètent des propriétés dont l'aîné, avec l'aide de son père : cela a été une vie de château assez large, mais sans outrance . Le troisième – le grand-père du narrateur – est employé dans les affaires de son père aussi mais, suite à une altération de sa santé après 10 ans en Egypte, il n'y a qu'une situation secondaire. Il a de sérieux ennuis financiers. On ne lui voit pas de propriété. Il consacre un partie de son activité à la Commission des Hospices de Lyon. On le sait bon père, n'ayant vécu que pour sa famille et leur ayant donné l'exemple du travail, de la modération, de la modestie, de la religion. Quant aux alliances de ces 3 fils, le narrateur s'attarde sur celle du troisième : une alliance avec une famille de l'aristocratie savoyarde. On ignore le destin des deux autres filles de cette génération ; on a une brève information sur celui de leurs alliés qui appartenaient à la même famille.

Quant aux petits-fils instruits dans les notices, on n'ignore les professions des deux qui sont mariés. Ils sont sans doute rentiers. Ils achètent tous deux une propriété sur laquelle ils vivent. L'un, réservé dans son cercle lyonnais, était d'une grande générosité ; il s'est engagé personnellement dans les démêlés concernant les lois contre les congrégations. L'autre – le père du narrateur – est très bon et aussi réservé mais même dans sa propre famille. Les investissements financiers et les affaires qu'il tenta, dont l'une en Amérique latine, furent plutôt malheureuses. On le voit essentiellement attaché à sa propriété qu'il a achetée jouxtant presque celle de son beau-père, dans laquelle il a vécu longtemps avec sa famille. Il épouse sa nièce à la mode de Bretagne, issue d'une famille de l'aristocratie. Le narrateur le montre soucieux de ses 13 enfants, habile de ses mains, passant des heures dès l'aube à ratisser les allées du parc, jamais assez propres et assez nets à son gré. Il décrit aussi longuement la vie sur les terres de son grand-père maternel et de ses parents, passant de l'un à l'autre sans cesse : c'était la belle époque ! La vie était large, mais sans luxe ni ostentation ; pique-niques pittoresques, pièces de théâtre jouées en famille, humour de son oncle, etc. Son grand-père et sa mère étaient les plus gaies et les plus vivants.

Conclusion

Nous avons vu que les narrateurs de notre corpus de référence présentaient après l'ancêtre enracineur un nombre différents de générations ayant résidé à Lyon, selon les récits : entre 1 à 3 générations. Il en est de même dans les autres récits de notre corpus général. On constate plus précisément que tous les narrateurs aménagent une notice au moins à la génération qui suit immédiatement l'enracineur. Mais, seulement 6/11 informent sur la génération des petits-enfants, avec des différences dans l'ampleur des informations, 4, de façon détaillée, sur la troisième génération et 1 sur la quatrième (Tableau 1).

Tableau 1 : Nombre de générations présentées et place du narrateur après l'enracineur
Enracineurs/ Générations postérieures 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Nombre de générations 4 505 1 3 1 1 3 1 3 1 3 2
Degré jusqu'au narrateur

De plus, on a observé dans notre corpus de référence que 2 narrateurs présentaient leur propre génération. Dans tout notre corpus, on en compte seulement 4/11. 3 narrateurs enfin informent sur leurs enfants mais c'est toujours au cœur de la notice qui leur est consacrée. Un seul a ignoré sa propre génération, mais renseigné la suivante ; cependant, c'est pour une mention spéciale.

Nous avons cherché à comprendre l'intentionnalité qui a amené chacun de nos narrateurs à se limiter dans l'information de leurs lecteurs sur un nombre spécifique de générations lyonnaises. Pourquoi certains renseignaient-ils sur une seule de ces générations et d'autres sur un nombre supérieur ? Avant l'enracineur, la limite du nombre de générations provenait de l'ampleur que les narrateurs réussissaient à donner à leur mémoire des racines rurales. Après lui, était-elle, à l'autre extrême, la dernière génération née à Lyon ? Nous avons consulté les généalogies et constaté que ce n'était pas le cas. D'autres en ligne directe ont continué de vivre à Lyon. Quels facteurs, alors, amènent nos narrateurs à arrêter leur récit sur l'une ou l'autre des générations ?

Pour dégager des hypothèses, nous avons comparé les contenus concernant les ascendants de chaque génération postérieure à l'enracineur entre eux, dans tout notre corpus. En effet, nous pensions qu'il était possible que les narrateurs souhaitent mettre en évidence que chaque génération partage un même destin et plus précisément, un destin infléchi par celui de l'enracineur : au moins en ce qui concerne la première et la seconde génération. Comme ils l'avaient fait pour les générations rurales, les narrateurs pouvaient vouloir mettre en évidence des qualités spécifiques chez chaque génération de Lyonnais. Nous avons pu dégager des constantes pour les 2 premières générations postérieures à l'enracineur. Reprenons chaque génération l'une après l'autre.

Lorsqu'on a examiné le parcours professionnel de la première génération, dans notre corpus de référence, on a vu qu'elle reproduisait, sous différentes modalités, celui de l'enracineur. Il en est de même dans le reste de notre corpus. En effet, quasiment tous les fils de nos enracineurs lyonnais ont repris le même métier que leur père, qu'ils aient été 1er, 2e ou 3e fils. En ce qui concerne ceux des 6 enracineurs entrepreneurs ou négociants lyonnais, ils poursuivent tous dans les affaires de leur père, qu'ils y soient entrés dedans ou aient pris la suite de celui-ci les uns après les autres, ou encore les aient développées à Lyon, à Paris ou à l'étranger pour leur donner de l'expansion, qu'ils y aient réussi ou non. Aucun, non plus, ne fait d'études, comme leurs pères respectifs. On peut observer ainsi, en plus de ceux de notre corpus de référence, par exemple, que 4 fils sont entrés dans l'entreprise de leur père, après le décès de celui-ci durant la Terreur. Leurs affaires prennent un grand développement sous le premier empire. Aucun d'eux n'a fait d'études à l’image de leur père. On peut encore voir que le fils d'un autre enracineur est entré dans les affaires de son père, mais qu'il a dû, en revanche, les quitter dans les premières années de sa vie professionnelle à cause de sa santé ; mais il n'en avait pas moins accru le patrimoine, explique le narrateur. Il n'a pas fait d'études supérieures, non plus, comme son père, ce qui ne l'empêcha pas d'acquérir une très grande culture plus tard, ayant profité du temps qui l’obligeait au repos.

Pour les fils des 2 enracineurs qui ont eu une profession juridique, ils ont aussi fait carrière dans cette profession, les uns dans le même métier que leur père et les autres dans des métiers proches, faisant tous des études de droit comme leur père 506 . Par contre, concernant les fils des 3 enracineurs de profession scientifique, ils font des études supérieures comme leur père, mais on constate la reproduction dans le seul cas du fils du médecin. Les deux autres fils font du droit. L'un choisit comme son père aussi la profession libérale. C'est son neveu qui suit ses pas de chirurgien, comme y insiste le narrateur 507 . Mais dans le second cas, on ne connaît pas la profession de l'aîné des fils de l'enracineur, seulement du second : après ses études de droit, il entre dans l'entreprise de son beau-père. Mais, il gère cette entreprise par nécessité, tous ses intérêts se trouvant dans les sciences et les arts. Il passe sa thèse de droit à l'âge adulte et la publie, est aussi poète, sculpteur, écrivain, etc. et fréquente les cercles littéraires. Le narrateur montrera dans tout son récit que son père n'était pas à sa place dans son entreprise, même si celle-ci fabriquait des objets d'art et précieux et qu’elle était une source économique très nécessaire. Ces fils de scientifiques sont désignés comme ayant eu un intérêt particulier pour la culture, chacun à des degrés différents, mais explicitement signifiés. Tous les fils de ces 5 enracineurs font donc des études supérieures comme leurs pères en avaient faites, et ce sont des études de droit dans 4 cas sur 5.

Ainsi, 9 fils d'enracineurs sur 11 ont forgé leur parcours professionnel dans le prolongement de celui de leurs pères respectifs : les fils des 6 entrepreneurs et ceux des 3 pères de profession libérale. Répondent-ils aux attentes des pères qui avaient investi dans leur initiation ? L'intégration sociale après émigration rurale exige-t-elle une reproduction du destin du père par le ou les fils ? Stratégie de chaque génération – de l'une, de l'autre ou des deux – ou bien loyauté de la seconde envers la première ? Les deux exceptions sont les seuls à avoir eu un père salarié par l'Etat après concours – pour l'un, seulement une partie de sa vie – et ayant enseigné. Ce sont eux qui ont été représentés avec des attentes culturelles, à cette génération, aux côtés du fils ayant dû quitter les affaires de son père pour raison de santé 508  ! Le secteur public et l'enseignement libèrent-ils de la nécessité de reproduire ? Mais, n'assurent-ils pas moins l'avenir ? Invitent-ils à anticiper différemment sur l'avenir des enfants ? Offrent-il une disponibilité plus grande à la culture ?

Quant aux mariages des fils d'enracineurs – ceux des ascendants directs de nos narrateurs – nous les avons constatés, dans notre corpus de référence, avec des épouses résidant à Lyon dans 3 cas sur 6 et dans 1 cas avec une femme de l'aristocratie savoyarde, les 2 autres n'étant pas informés dans les récits. Nous avons vu que les informations sur eux paraissaient indiquer au lecteur une stabilité sociale mais que les formes de cette stabilité n'étaient pas sans enjeux opératoires sur l'intégration de ces fils d'enracineurs dans la cité. En effet, dans les 3 premiers cas, ceux-ci renforcent leur place au sein de l'élite qu'avait déjà pénétrée leur père par son alliance. Mais, dans le 4e cas, il s'agit aussi d'une stabilité, puisque la famille alliée est bien, comme dans l'alliance contractée par le père, aussi noble et non lyonnaise.

Si l'on observe maintenant l'ensemble des autres récits de notre corpus général, on constate aussi des alliances avec des épouses lyonnaises dans 3 cas, et 4 si l'on tient compte d'une seconde noce 509 , ce qui porte ce type d'alliance, pour l'ensemble de notre corpus, à 7. 2 ascendants ont renforcé leur intégration dans l'élite lyonnaise, mais 2 ont vu s'accomplir leur intégration par un mariage lyonnais pour la première fois dans leur lignée patrilinéaire avec des familles issues de la noblesse. On est témoin d'une ascension sociale pour 3 alliances sur les 4. En effet, 2 alliances ont été contractées dans la noblesse, ce qui n'avait pas été le cas pour les pères, et 1 avec une famille bourgeoise considérée par le narrateur lui-même comme plus élevée. A cette génération, on peut donc remarquer, dans l'ensemble de notre corpus, deux effets variables des alliances : une consolidation de la stabilisation sociale ou une ascension sociale. Il n'y a pas de constante. Par contre, à cette génération, on peut remarquer que sur les 8 alliances informées, 7 ont été lyonnaises : 5 sont réitérées pour la seconde fois dans la lignée et 2 pour la première fois. Parmi les 8, il reste à cette génération une seule lignée dans laquelle il n'y a pas encore eu d'alliance lyonnaise.

Nous avons vu dans notre corpus de référence que la vie des enfants des enracineurs témoignait d'une grande aisance et que si les affaires ou la santé n'avaient pas été bonnes, les rentes de la fortune pouvaient pallier. Il en est de même dans le reste de notre corpus. Par exemple, on peut lire l'état détaillé de la fortune de l'un, et pour un autre son mode de vie et celui de sa fratrie qui laissent percevoir, par des indices comme la domesticité, les descriptions des propriétés, les réseaux, etc., cette aisance.

Une attention est aussi mise sur les propriétés dans certains récits. On a pu le voir, dans notre corpus de référence, chez 3 fils d'enracineur en ligne directe. Ces propriétés proviennent d'héritage dans 2 cas. Un seul en a acheté une, même si, nous l'avons vu, il a dû la revendre pour solder des dettes. Si l'on prend en compte tous les fils d'enracineurs, on en remarque 6 instruits comme des propriétaires, dont 2 ont acheté leur propriété. A cette génération, on n'est pas témoin d'héritages maternels sauf dans un cas. On trouve une seule épouse et un seul époux ayant une propriété. Pour celle de l’épouse, elle sera vendue par son mari qui ne la considérait que comme une charge parce qu'elle n'offrait aucun agrément comme séjour d'été, et était trop peu considérable pour donner un revenu. Pour celle de l’époux, elle sera l'objet d'un enjeu entre époux, l'épouse – la narratrice – considérant que son mari avait de trop grandes ambitions à son sujet et que cela empêcha la famille de vivre à son aise.

Nous avons aussi observé les pratiques éducatives de cette génération. Se différenciaient-elles de la précédente ? Chez les 4 fils en ligne directe de notre corpus de référence dont nous avions les informations détaillées, nous avons constaté un net élargissement du cercle de leurs compétences éducatives, à commencer par la sortie de la seule posture d'initiateur dans le secteur professionnel. Les préoccupations touchent en effet de nouvelles dimensions comme celles symboliques, de l'âme et de l'avenir des enfants. Dans les autres récits de notre corpus général, les 2 seuls cas ayant suffisamment d'informations sur cette génération confirment ce mouvement. On voit, par exemple, un père particulièrement attentif à l'éducation de son fils et à son éveil intellectuel et moral : il “croyait dans l'influence de l'instruction de chaque jour que l'enfant peut doucement recueillir dans les conversations du foyer , le faisait voyager avec ses autres enfants partout, passant la plupart de son temps à leur enseigner les lettres et les sciences, mais aussi les devoirs moraux. Un autre laisse libre son fils de s'adonner à l'art qui commençait à se montrer chez lui et lui donne toutes les conditions pour l'exercer 510 .

En ce qui concerne maintenant la génération des petits-enfants des enracineurs, on a vu que 6 récits seulement la présentaient, dont 3 pour notre corpus de référence ; on n'y trouve pas seulement des ascendants des narrateurs, mais aussi la génération d'un narrateur, et celle des enfants et neveux d'un autre. On a constaté, dans ces 3 récits, que les narrateurs désignaient pour chaque petit-fils (fille) en ligne directe une profession avoisinant celle de la génération précédente. Mais surtout, Ils accordaient à celle-ci le statut d'une contrainte dont on pouvait se départir. En effet, sur les 3 petits-fils, 2 ont abandonné leur profession pour aller vivre de leurs rentes sur leurs propriétés et un l'a conciliée largement avec son mode de vie de propriétaire. Ils ont tous les 3 acheté une propriété. Il en est de même dans les 3 autres récits de notre corpus général. Les petits-enfants en ligne directe ont aussi des propriétés sur lesquelles ils résident partiellement et leur vie se passe entre la gestion de celle-ci et leur profession. On observe par exemple le narrateur fondateur du quotidien lyonnais hésiter sans cesse entre travailler et investir sa fortune, quoique ayant toujours choisi le parti du travail. Il a plusieurs propriétés qu'il gère très sérieusement et expose scrupuleusement les données de cette gestion dans son récit. On remarque aussi le premier peintre réputé de la lignée qui a été d'abord soutenu par son père pour s'adonner à son art, puis par la fortune de celui-ci à son décès : il est heureux d'être libéré des affaires et peut se consacrer à son art. Il achète une propriété près du lac du Bourget.

Ces petits-enfants sont plutôt décrits comme n'aimant pas les mondanités, les détestant même parfois, souhaitant ne s'entourer que de quelques amis ou de leur famille et même parfois se trouvant réservés jusque chez eux. Cette réserve ne les empêche pas de participer à la vie de leur cité et de ses événements sociaux et politiques. On trouve par exemple, dans notre corpus général, deux d'entre eux qui sont devenus des personnes réputées, l'un étant devenu un peintre reconnu au niveau national et l'autre le fondateur d'un journal engagé. Ce second a aussi été conseiller municipal du bourg dans lequel il avait sa propriété, puis maire ; il a participé à plusieurs conseils d'administration d'associations et d'entreprises, a fondé une école catholique et défendu ses principes devant la cité et l'Eglise, etc. 511 Ainsi, entre l'intimité et le monde, le travail et la rente, n'y a-t-il pas ambivalence chez ces petits-enfants d'immigrés ruraux, qu'ils soient nés en 1789, en 1811 ou en 1862, etc. ? Leur mode vie de propriétaire leur a-t-il permis de concilier ces deux versants de leurs identités ?

Sur les 6 récits qui présentent les petits-enfants d'enracineurs, on ne connaît des informations sur leurs alliés que dans 5 cas. 3 petits-fils en ligne directe s'allient à des familles grandes bourgeoises et multi-établies à Lyon, renforçant ainsi leur intégration à leur élite. Un s'allie à une famille noble, comme ses père et grand-père, mais résidant à Lyon : c'est le récit dans lequel la lignée n'avait pas encore vu d'alliance lyonnaise. Le 5e petit-fils, lui, épouse une jeune fille de l'Ain dont on ne sait rien. Ainsi, à cette seconde génération de descendants nés à Lyon – ou troisième génération installée dans la cité – on peut remarquer que tous les narrateurs, à l’exception d’un, ont présenté un membre allié à des natifs de Lyon.

Il reste à considérer les troisième et quatrième générations. On trouve, pour la troisième génération, 4 récits présentant des arrière-petits-fils : ce sera la dernière génération exposée de façon détaillée. Les informations sont véhiculées par une notice dans 3 cas sur 4 et intriquées dans celles de la génération précédente, dans le dernier cas. Dans notre corpus de référence, on observe 2 narrateurs qui informent l'un sur son bisaïeul et l'autre sur deux collatéraux de sa génération et, dans le reste du corpus, on en voit un 3e qui renseigne longuement sur le second peintre de sa lignée et un 4e sur ses enfants (présentation intriquée dans la notice consacrée au précédent). Pour les alliances, on a pu constater que le bisaïeul s'alliait avec une famille de l'aristocratie savoyarde. Les deux collatéraux sont des fondatrices d'un ordre religieux. Dans le reste de notre corpus général, on ne sait rien de l'épouse du peintre, mais on apprend que les fils du 4e ne se sont pas mariés, seulement la fille (pour laquelle on ne connaît pas l'origine géographique de l'époux). Enfin, 1 récit instruit une quatrième génération, mais c'est au titre d'une mention spéciale.

En définitive, on a pu constater des récurrences significatives dans la représentation de la première génération lyonnaise après l'enracineur, mais seulement quelques constantes dans la seconde génération et aucune dans les deux dernières. Aussi, l'étude par génération n'est pas suffisante pour comprendre jusqu'au bout à quoi fait référence le nombre de générations exposées après l'enracineur. Nous avons alors observé la ou les deux dernières générations décrites par chaque narrateur, seulement celles qui ont une notice, mettant de côté celles qui sont informées au cœur du procès de la génération précédente. Nous avons pris en compte, dans notre observation, la génération de l'enracineur lorsqu'elle a été la dernière à avoir bénéficié d'une notice.

Les résultats nous ont amenée à appréhender la présence de trois facteurs récurrents. Premièrement, nous avons pu repérer que, dans la très grande majorité des lignées lyonnaises, on trouvait, en avant-dernière ou dernière génération, une alliance avec une épouse résidant à Lyon appartenant à la noblesse. C'est le cas de 9 récits sur les 11 512 . Deuxièmement, lorsque c’est en avant-dernière génération que l’on constate cette alliance, un membre de la lignée a eu une considération ou une réputation nationale. C'est le cas de 5 récits. Dans un récit, l'alliance noble a été contractée par le narrateur lui-même ; c'est sans doute là l'intentionnalité qui l'a fait se mettre en scène exceptionnellement, ce qu'aucun autre narrateur n'a fait. Ainsi, chaque narrateur instruit le nombre de générations qu'il faut jusqu'à celle dans laquelle on trouvera cette alliance spécifique (Tableau 2).

On remarque qu'avec ces alliances nobles, les propriétés entrent dans les lignées patrilinéaires et redoublent le patrimoine de ceux-ci, bien que dans certaines lignées, celles-ci aient pu être vendues plus tard ou licitées ou encore transmises par héritages à d'autres qu'à ceux de la ligne directe des narrateurs, etc. De même, la culture pénètre dans la famille et avec elle la libération des contraintes et du temps pour les agréments du goût, et tout spécialement ceux de l'art et de la littérature. Nobles maternels et bourgeois paternels se rencontrent dans ces dernières générations présentées. L'esprit bourgeois s'allie avec l'âme noble, la réserve avec la gaieté, le souci des affaires avec le goût naturel, la droiture avec la liberté d'esprit, etc. : des valeurs différentes qui se disent par les narrateurs, mais qui trouvent à se concilier grâce au troisième facteur récurrent que nous avons relevé.

En effet, nous avons constaté que l'on rencontrait aussi avec insistance, dans tous les récits présentant des Lyonnais, une génération particulièrement portée à manifester un mode de vie de grand bourgeois propriétaire. Dans 8 cas, il s’agit des Lyonnais s’étant alliés à une épouse lyonnaise noble. Dans le 9e cas, on trouve une expression insistante de ce mode de vie à une génération précédente, qui ne compte pas d’alliance noble. Dans les 2 derniers cas, on observe cette expression, même si les alliés ne sont pas nobles. Cependant, cette représentation n'exclut pas l'existence, avant ces générations, de membres qualifiables de grand bourgeois ou d'alliances avec la noblesse. On le voit par exemple dans notre récit 6 dans lequel l'enracineur est explicitement désigné comme grand bourgeois et a fait un mariage dans la noblesse. Mais, il manque sa dimension de propriétaire et l'alliance avec une famille résidant à Lyon, que l'on trouvera chez son petit-fils, le père du narrateur.

Tableau 2 : Représentations des générations de lyonnais présentés individuellement depuis l'enracineur et origines de leurs alliances
Récits Enracineurs 1ère génération 2e génération 3e génération 4e génération
1 Lyon Lyon Noblesse Lyon   Mention spéciale
2 Noblesse Lyon
+ Informations enfants intriquées
     
3 Lyon Lyon Lyon Noblesse Lyon
4 Noblesse Lyon
+ Informations enfants intriquées
     
5 Ain
/      
6 Noblesse Ardèche Noblesse Savoie Noblesse Lyon 2 fondatrices d'un ordre religieux  
7 / Noblesse Lyon    
8 Rhône Lyon Noblesse Lyon Fondateur du journal lyonnais
+
Informations enfants intriquées
   
9 Ain Noblesse Lyon      
10 / / Ain
Peintre
/Peintre  
11 Noblesse Lyon
+ Informations descendants intriquées dont Epouse de grande réputation, Paris
   

Ces grand bourgeois propriétaires sont dépeints, quelle que soit la génération à laquelle ils appartiennent, comme des hommes au caractère plutôt réservé, multi-établis à Lyon et ayant un mode résidence multilocalisé. Ils travaillent la plupart du temps même s'ils sont fortunés, leur profession ayant des degrés de contrainte dégressifs à mesure que l'on s'éloigne de la génération de l'enracineur. Ils sont engagés socialement et politiquement dans leur localité, que ce soit dans les bourgs où sont situées leurs propriétés ou à Lyon. Enfin, ils jouissent avec bonheur de leurs propriétés terriennes en étroites relations avec leurs alliés. Ces propriétés sont représentées comme de véritables centres pour les familles et comme des lieus où intimité, liberté, gaieté, souvenirs émus se mêlent. Ainsi, dans tous les récits, à une génération, les modes de vie d'une lignée de bourgeois réservés, mais reconnus dans leur élite, s'allient avec les modes de vie nobles, plus libérés des contraintes professionnelles, et créent un nouveau mode de vie que nos narrateur ont représenté sous les traits du grand bourgeois propriétaire.

Il faut ajouter, concernant ces trois facteurs, qu'aucun ne prend le pas sur les autres. Tous ont une valeur pour eux-mêmes, nous le verrons dans notre quatrième chapitre. Un couple d’ascendants peut les cumuler. Pour conclure, nos récits généalogiques laissent leurs lecteurs sur l'histoire de leurs ascendants lyonnais au mode de vie de grands bourgeois exemplaire, sur leur appartenance à la noblesse et, lorsque cela a été le cas, en dernier ressort, sur l’évocation de ceux qui ont apporté la réputation à la famille.

Notes
497.

. Les figures qui dépeignent cet allié, en effet, indiquent la subtilité : la finesse, la pureté et la distinction.

498.

. Nous savons, en effet, par un petit fils du narrateur et pouvons l'interpréter au vu d'informations apportées par d'autres des petits-enfants, que cette épouse avait du caractère et qu'à côté de sa branche, celle des Collas était triste et effacé : “elle étouffait les Collas” dit l'un d'entre eux. Il raconte par exemple que sa mère partait avec sa grand-mère paternelle (la belle-mère de sa mère, donc) des après-midi entiers pour se rendre au cinéma ou à la vogue et que même, elles faisaient le grand huit : sa grand-mère était très gaie, explique-t-il. D'autre part, il indique que cette grand-mère avait une propriété à Curis venue de sa famille. Enfin, dit-il, c'est avec sa dot que son grand-père a acheté son étude. Un livre de famille a été édité par un beau-frère du narrateur, archiviste, sur eux.

499.

. Nous reprendrons dans le chapitre suivant le procès concernant les alliés de cet ascendant lyonnais et ceux des deux suivants.

500.

. Ces extraits de lettres couvrent 13 pages et sont situés en fin de l'ouvrage, juste avant “les références”. Ceux écrits par la mère occupent 11,5 pages.

501.

. Rappelons que son ascendance maternelle est issue de l'aristocratie.

502.

. Le second fils de l'enracineur du récit 5 à Chatillon – celui qui fut l'enracineur à Lyon – n'a pas poursuivi dans les affaires ; il est devenu médecin gynécologue. Nous avons examiné la profession de son fils, à partir d'autres données, pour voir s'il y avait aussi récurrence comme les autres lyonnais de la génération postérieure dans la profession. En effet, on s'aperçoit que la règle tient car ce fils – le (premier) narrateur de l'allocution – est lui même médecin spécialiste à Lyon.

503.

. On comprend l'intentionnalité derrière ce traitement différent des petits-fils, avec la réflexion que le narrateur fait au sujet de l'un d'entre eux qu'il place après toute sa fratrie alors qu'il a deux sœurs après lui : il eut “une existence curieuse et sympathique qui mérite mieux que quelques lignes”. En effet, il est archéologue spécialiste de l'épigraphie assyrienne, et voyage beaucoup. Mais aussi, il est sans alliance (s.a.). La réunion de ces deux données lui donne droit à une notice mais non placée dans l'ordre de primogéniture comme le sont ses autres frères et sœurs. On ne comprend pas, tout de même, avec nos hypothèses, la raison qui fait ignorer un petit-fils ayant postérité et une alliance au nom bien connu en France. Par la généalogie, on voit que le patronyme de sa belle-mère est le même que celui d'une de ses cousines par alliance (une tante du narrateur) ! Y a-t-il eu des conflits ? Il décède à 41 ans. Son épouse s'est-elle remariée ? On repère aussi des lacunes dans la généalogie de sa descendance.

504.

. Pour les autres arrière-petits-enfants, on apprend seulement, au détour d'une notice, qu'il y a deux grands sportifs et un maire : là aussi, c'est la notoriété qui fait leur choix.

505.

. Rappelons que le narrateur présente bien 3 générations après l'enracineur mais il n'informe pas sur la 3e (la sienne) et consacre une mention spéciale à la 4e.

506.

. On trouve une exception dans notre récit 4, où l'un des 2 fils est jésuite.

507.

. Il a 2 fils vivants. L'aîné, nous l'avons vu, a fait une carrière juridique, mais nous ne savons rien de la profession du cadet.

508.

. Ce fils ayant eu une santé délicate et devenu très cultivé a justement eu un fils qui a fait des études de droit et est devenu lui-même enseignant à l'Université.

509.

. Cette narratrice à un autre frère et 3 sœurs, et situe l'histoire de chacun. Les fils font tous les deux des mariages au-dessus de leur condition, mais on ne connaît pas si l'épouse du premier est lyonnaise. Le second a épousé une femme résidant dans la capitale, une femme réputée de la bourgeoisie de Paris qui tenait salon et est bien connue de l'histoire française. Quant aux sœurs, toutes font des mariages considérées, mais celui de l'une présente un accomplissement plus exemplaire que celui des autres. Elle épouse un homme d'affaires lyonnais, ce qui consolide l'intégration de sa famille dans l'élite lyonnaise. Le couple est constitué en modèle. La narratrice, elle, fait un premier mariage répondant aux goûts de son père, rappelons-le en épousant son cousin germain, médecin, resté dans le village des origines. Elle fait un second mariage avec un entrepreneur, dont on sait qu'il a de la famille à Lyon. Mais le récit n'insiste pas sur cette information. On le voit plutôt circuler entre Paris et d'autres grandes villes de France et se trouver en poste dans une petite ville proche du lieu de résidence de la narratrice.

510.

. Dans les 3 autres cas, les narrateurs n'en disent rien, mais les fils ont été orphelins de père à l'adolescence. Le dernier cas est une des narratrices. Elle ne parle pas des pratiques éducatives de ses 2 frères car l'un a perdu son fils très jeune et l'autre n'a pas eu d'enfants. On la voit attentive à l'éducation morale de ses enfants et affectueuses, mais non sans critiques.

511.

. Dans le 3e cas, on trouve les 3 enfants de la narratrice au titre de cette génération. Les 2 fils semblent aussi plutôt réservés mais la fille paraît plus expansive et est représentée comme profitant de ses biens ; sa mère trouvera qu'elle le fit sans assez de jugement et de sentiment de dette.

512.

. Nous avons exclus l'enracineur qui n'est pas lyonnais (récit 5). D'autre part, nous manquons d'éléments pour conclure sur la lignée des peintres lyonnais. On ne trouve pas explicitement d'épouse issue de la noblesse : on ne connaît pas, dans le texte, l'origine sociale de celles des peintres.