4 – 1. Les transformations du devoir de mémoire

Nous allons mettre à jour les transformations que l'écriture généalogique a opérées sur les narrateurs en comparant leurs énonciations du début de leurs récits avec celles de la fin 525 . Nous constaterons alors que nos narrateurs se situent autrement vis-à-vis de leur devoir de mémoire, une fois leur écriture achevée, à cause de l'impact qu'a eu sur eux la fréquentation assidue de leurs ascendants. Mais aussi, nous observerons qu'ils attendent que ces transformations soient comprises et reprises par leurs lecteurs, et fassent date dans l'histoire de leur famille à l'avenir. Nous montrerons que pour eux la tâche est complexe, car ils conservent des regrets du passé comme les autres membres de leur famille, et se trouvent face à des sentiments paradoxaux dans les devoirs qu'ils souhaitent rendre à la mémoire de leurs pères et voir se perpétuer.

  • Récit 1 : Dans ce récit, le narrateur a longuement exprimé les motifs qui lui ont fait écrire l'histoire de sa famille dans son adresse. Il formule son vœu le plus cher pour ses enfants et lui-même : le vœu que tous voient revenir le régime qui avait fait la prospérité de leurs ascendants. Mais son énoncé n'invoque pas explicitement le retour de l'ancien régime. Il convoque sur un régime réparateur. Le narrateur attend la restauration d'un régime qui répare. Il dévoile ainsi ses désirs propres et ceux qu'il souhaite à ses enfants.
‘“Plus heureux qu'eux, vous reverrez sans doute le régime réparateur, qui a si longtemps abrité la prospérité de vos ancêtres. Puissé-je ne pas mourir avant d'en avoir salué la restauration !” (4/15).’

Le narrateur révèle, par ce vœu, combien il subit l'attrait de l'ancien régime. Mais ce n'est pas l'ancien régime qu'il souhaite que lui et ses enfants saluent. C'est l'avènement d'un régime qui ait tous les caractères de l'ancien : un régime nouveau qui ne soit pas le nouveau régime . Ainsi, le narrateur ne s'exclut pas de l'activité imaginaire de sa famille puisqu'il attend un retour comme elle, mais il n'en est pas prisonnier. Certes, on peut considérer qu'il espère la restauration de la royauté, mais il ne le dit pas. C'est pourquoi, une telle lecture serait réductrice, car on ne verrait pas la nuance qu'il présente dans son énoncé, à savoir que l'attente visée est d'abord celle d'un régime qui pourrait réparer ce que le nouveau a altéré dans l'ancien. Ainsi dès l'adresse, le narrateur a inscrit comme révolu le temps de l'ancien régime. Par contre revoir un régime réparateur est dans l'ordre du possible et même du souhaitable.

Le plus malheureux dans cette histoire, est que ses fils aînés ne verront pas la restauration du régime souhaité pour tous. Leur malheur est lié à leur exclusion de cet événement pour lequel ils ont été sacrifiés. De quelle sorte de malheur s'agit-il pour eux ? Le narrateur dit sa tristesse de ne pas voir ses fils décédés participer à la liesse de la restauration tant attendue par eux. Malgré tout, en fin d'adresse, il conjoint ses enfants vivants à ses propres souhaits, les entraînant dans son sillon, mais en même temps leur explicitant les premières nuances qu'il entend donner. Ainsi, ses descendants ne peuvent pas ignorer que leur père ou grand-père a attendu et attend encore un régime restaurateur pour eux , ils comprennent clairement qu'il les embrasse dans ses désirs. Son imaginaire n'est plus exactement le même que celui auquel ses aînés avaient répondu, puisque son idée de l'avenir n'est plus une répétition du passé.

A la toute fin du récit, le narrateur n'a plus les mêmes souhaits. Il confirme que la mort de ses fils et neveu a bien été un sacrifice mais que toute leur génération s'est trouvée sacrifiée. Il donne à ses enfants vivants le droit d'espérer qu'elle contribuera au relèvement de leur patrie mais aussi qu'à l'avenir c'est la providence qui se chargera de la tâche de ce relèvement.

‘“François, Jacques et Henry Delérable, appartiennent à cette génération qu'un jeune écrivain de grand talent, Henri Massis a si bien qualifiée de 'génération sacrifiée'. Nous avons le droit d'espérer que leur sacrifice si pur contribuera avec tant d'autres au relèvement providentiel de notre patrie” (p. 74).’

Après sa leçon d'histoire à l'adresse de ses enfants et petits-enfants, le narrateur reconvoque ses souhaits pour l'avenir. Il veut toujours voir un régime réparateur. Il ne revient pas sur ce souhait. Mais, la providence est à mettre à la place des fils pour y travailler. La famille est relevée de cette tâche.

La narration s'achève sur un terme encore non employé pour parler de la France : ni la Vieille France, ni le vieux sol national, ni la nation, mais la patrie 526 . On se rappelle la forte question identitaire que le narrateur avait exprimé dans son adresse, à savoir que, dans les représentations du nouveau régime, l'amour du sol et l'amour du passé s'opposaient. Il ne voyait donc pas comment le patriotisme pouvait se perpétuer. En fin de récit, le narrateur en est venu à concevoir la Vieille France comme la patrie, c'est-à-dire à imaginer conciliables l'amour du sol et celui du passé. La patrie est étymologiquement le pays des pères. Le narrateur a pu réconcilier ses objets d'amours en concevant le patriotisme comme le service du pays des pères. Il peut s'approprier, en fin de compte, un terme du nouveau régime après avoir restauré ses pères, à ses yeux et à ceux de ses enfants, mais aussi aux yeux du nouveau régime. Avec son récit, le renom de ses pères apparaît, dès lors, sous son vrai jour. Le narrateur retrouve l'unité de son identité familiale qui lui provient du passé de sa famille. Il peut offrir à ses descendants les termes qui peuvent leur permettre d'apprécier le passé de leurs ascendants paternels sans être soupçonnés et de rendre leurs devoirs aux membres sacrifiés, sans croire devoir suivre ceux-ci.

Après la connaissance d'une telle histoire, la voie des enfants n'est plus la loyauté à la lettre des attentes de la famille. L'écriture marque le seuil d'une période révolue dans laquelle le sacrifice était demandé parce que les fils ne pouvaient aimer leurs pères s'ils aimaient leur patrie. Elle fait date si les lecteurs veulent bien croire dans le point de vue du narrateur. La tradition est donnée comme perspective aux regards sur la famille et non plus le retour du régime perdu. Elle vient constituer une barrière contre la tentation du sacrifice. Le don de l'histoire familiale concrétise cette barrière. Le narrateur institue une ère nouvelle pour la famille.

  • Récit 2 : Dans ce récit, en son début, on se rappelle, l'intention du narrateur était de mieux faire connaître la famille à ses enfants et petits-enfants parce qu'il considérait que cette transmission était un devoir cultuel. Il souhaitait témoigner de la vénération qu'il avait pour tous ceux qui ont fait partie de sa famille. Mais, il regrettait amèrement les trous de sa mémoire et s'en trouvait coupable. Lorsque la consignation de son histoire est achevée, le narrateur se présente à ses lecteurs différemment. Il clôt son récit sans redire son regret d'avoir perdu tant d'informations sur ses ascendants pour toujours, même si, dans son énoncé, on voit qu'il présente encore celles-ci comme partielles à ses yeux. Mais, il estompe cette problématique.
‘“Tels sont les renseignements que j'ai pu recueillir sur nos ancêtres et quelques souvenirs personnels sur nos parents plus proches” (p. 105).’

Le narrateur poursuit sa conclusion par un nouveau témoignage dans lequel il exprime les effets de l'évocation de ses souvenirs sur lui 527 .

‘“Ces souvenirs personnels évoqués m'ont fait revivre des temps déjà anciens ; ils m'ont remémoré bien des tristesses, bien des joies : tous m'ont fait ressortir la valeur et les mérites de ceux qui nous ont précédés dans la vie” (p. 105).’

Le récit est terminé, mais il a eu un effet sur les sentiments du narrateur et sur la perspective à partir de laquelle il voyait ses modèles chez ses ascendants. Il lui a fait revivre la vie des temps anciens. Il a fait revenir à sa mémoire un grand nombre de sentiments – tristesse et joie – et ressortir la valeur et les mérites de ceux qui sont arrivés dans la vie avant lui. Il a ainsi fait ressusciter 528 pour lui les qualités de ses prédécesseurs. Les temps déjà anciens sont donc revivables. L'évocation de souvenirs personnels permet un retour du passé. La mémoire n'est pas celle d'un temps oublié ni même celle d'un temps cyclique, mais celle d'un temps qui conserve les sentiments vivants, et les valeurs et mérites de ses ascendants.

En achevant la tâche qu'il s'était donné, le narrateur a donc été touché par l'effet émotionnel et régénérateur qu'a produit, sur lui, la consignation de ses souvenirs personnels. Il va, alors, moins attester de la vénération qu'il a pour ses ancêtres que des transformations qu'il a vécu lui-même après avoir évoqué leur mémoire. Après la résurrection de la mémoire familiale, il subit une conversion là où il cherchait à transformer les générations suivantes. Il la constate simplement, comme si elle avait été le fruit inattendu de son travail. Il aura été renseigné sur lui-même alors qu'il cherchait à renseigner d'autres. Il a changé de perspective dans sa vision de la famille ; de producteur, il est devenu destinataire des effets qu'il attendait de son écriture.

A la place de la jouissance provenue de la transmission de la propriété, il invite ses descendants à envisager celle de la transmission des valeurs et mérites des prédécesseurs de leur vie. En juillet 1941, un terme a été donné à l'époque qui faisait croire que la propriété était le seul moyen capable de donner une identité à la famille. Un nouveau temps est né : celui des valeurs et des mérites des prédécesseurs évoqués dans la lettre. Le narrateur inaugure un temps où la représentation de leur identité ressort de la mémoire de ceux qui suivent dans la vie. Seul, le souvenir des descendants garantit contre les pertes de la mémoire et en conséquence de la conscience généalogique de soi.

  • Récit 3 : Dans ce récit, le souhait du narrateur était, on se souvient, en son introduction, d'apporter les preuves qu'il avait réunies sur les origines de sa famille, celui-ci doutant de la validité de sa filiation patrilinéaire. Il a proposé toutes les hypothèses qui pouvaient permettre de confirmer le lien entre la lignée aristocratique qu'on lui avait dit être ses paternels et sa famille. Mais, il n'a pu retenir aucune preuve hormis l'existence d'un legs portant les armoiries de cette lignée. A la toute fin du récit, le narrateur ne fait aucun commentaire. Il donne la liste des références prouvant les origines de ses ancêtres paternels. Il ne laisse ainsi plus de doute à ses lecteurs et lui n'en montre plus. Cette liste constitue désormais la référence pour reconnaître leurs pères. Elle les oriente hors de l'espace imaginaire sans fondement des autres généalogies qu'il conteste quant à la validité des faits.
‘“RÉFÉRENCES
I. Registres paroissiaux de Sainte Cécile d'Andorge (Gard).
II. Registres paroissiaux de Lyon.
III. Minutes de notaires.
A. Archives départementales de Lozère.
• Contrat de mariage ARMAND/DESTIER le 3/5/1556 (Petit 3e 5038).
B. Archives départementales du Gard.
• Contrat de mariage ARMAND/SORLET le 01/08/1666 (Chabrier).
• Contrat de mariage ARMAND/CARLIER le 18/11/1706 (Chabert).
• Testament d'Etienne ARMAND le 30/09/1721 (Chabert).
• Etc.
C. Archives départementales du Rhône.
• Contrat de mariage ARMAND/ROSTAING le 28/04/1753 (Chapelon 3E 3432).
• Contrat de mariage ARMAND/MOGIN le 04/01/1787 (Bouteloup 3E 3050).
• Etc.” (pp. 130-131).’

Ces références réunissent les preuves touchant les patrilinéaires mais aussi leurs alliés jusqu'à la génération des grands bourgeois lyonnais. On n'y trouve donc pas les alliés nobles. On peut y lire seulement les preuves consacrées à la lignée paternelle du temps de sa bourgeoisie. Ainsi, après l'écriture de l'histoire familiale, le narrateur peut compter sur deux sources pour légitimer l'identité de sa lignée paternelle : les armoiries et les références. Aucune raison ne vient empêcher que les armoiries continuent leur fonction identitaire pour la famille : il n'y a pas eu de faits probants amenant la preuve d'un quelconque abus de sa propriété. Quant aux références, elles livrent aux lecteurs les faits mis à l'épreuve de la réalité par les documents officiels. La famille est bien issue de la bourgeoisie, mais elle a toujours ses armoiries qui continuent de lui assurer sa continuité et son ancienneté et donc la légitimité de son appartenance à l'élite dans laquelle elle est intégrée. Elle leur doit leur identité. Cependant, elle sait maintenant que les armoiries et références bourgeoises sont un objet problématique en ce qui concerne les premiers du nom à Lyon, mais non pour ceux qui viennent après. En effet, les patrilinéaires sont devenus des grands bourgeois et ont eu des alliances avec la noblesse, ce qui a ramené celle-ci dans leur filiation. La famille descend toujours de lignées aristocratiques.

  • Récit 4 : Le narrateur n'a pas exprimé de souhait ni de désir explicite au commencement de son récit. Par le titre, on savait qu'il s'était donné pour tâche de raconter l'histoire d’un couple d’ascendants et de leur fils depuis les débuts modestes des premiers jusqu'à la fortune laissée par le second. A la fin du récit, le narrateur fait rentrer ses lecteurs dans une nouvelle phase de son histoire familiale : celle du souvenir du fondateur de leur fortune. En effet, il les invite à voir que la relation de leur famille à celle-ci a eu deux phases : la phase de constitution qui dura depuis les débuts modestes jusqu'à la sortie de l'indivision, et la phase de division qui suivit et perdura 100 ans. Chacune de ces phases ont vu, avec la fortune, se constituer d’abord l’unité de la famille, puis sa division. Mais, à l'heure de l'écriture, cette phase de division a touché à sa fin.
‘“Depuis cette dernière date (1887), en 100 ans, des partages entre des descendants exceptionnellement nombreux, partages assortis de quelques aliénations en nombre d'ailleurs limité, ont continué à en modifier profondément la physionomie.
Le souvenir de celui qui la constitua n'en reste pas moins très vivant notamment parmi tous ceux qui, ayant pu en garder quelques éléments dans la région d'Ouroux, ont encore la possibilité de relations familiales fréquentes” (p. 11).’

En témoignant que le souvenir de celui qui constitua la fortune demeure très vivant sur ses terres, malgré le morcellement et le rétrécissement de celle-ci, le narrateur porte l'attention de son lecteur sur les bénéfices de cette fortune là où la famille ne voyait pendant ces cent ans que la division et les aliénations. Il signifie que ce lieu est une part de la fortune et en même temps un espace de rencontre. Le morcellement de la fortune n'a pas entamé le don inestimable qui est provenu de celui qui la leur donna. A partir de 1988, la conscience de l'identité familiale peut désormais être appréhendée avec l'héritage de cet homme. Les descendants de celui-ci pourront légitimement se rattacher généalogiquement à sa mémoire.

Le récit se termine là. Mais, il y a une note, après la date : une note qui porte sur les traces actuelles du patrimoine immobilier du fondateur à Lyon. Ce Nota , témoigne de la présence de celui-ci, aussi, dans la cité. S'adresse-t-il aux Lyonnais qui n'ont pas eu la possibilité de rester sur la terre de ce patrimoine et se trouvent plus exposés encore à la division et à l'oubli ? Parmi les immeubles, il décrit plus spécialement les traits de l'un d’eux, qui reste d'une certaine importance, apparaît cossu et est bien restauré ; il a vraisemblablement abrité la famille au moment du mariage de François Félix.

‘“Seule la grande maison qui fait l'angle du quai et de la place Gerson a une certaine importance et apparaît cossue.
Elle a été bien restaurée récemment dans le style des restaurations du quartier Saint-Paul (…). C'est vraisemblablement celle où, sous le numéro 134 Quai de la Peyrollerie, résidaient Claude Denis et Scholastique Bonaventure au moment du mariage de François Félix” (11/17).’

Cette maison est le fruit d'une conjecture. Mais, elle laisse aux Lyonnais un point de repère identificatoire dans leur cité, pour inscrire la mémoire de l'homme qui constitua la fortune familiale. Elle n'est pas qualifiée comme un morceau de la fortune. Mais elle est un lieu conservant le souvenir de ce couple qui a bien marié leur fils à Lyon et à qui l'on doit tant, que l'on ait des propriétés à Ouroux ou que l'on réside à Lyon 529 .

  • Récit 5 : Dans ce récit, au commencement de son allocution, le narrateur voyait le devoir de mémoire de sa familledans la progression que celle-ci avait à faire chaque jour dans la connaissance de ses aïeux qui l'ont faite ce qu'elle est. A la fin de la première allocution, il adresse une requête aux jeunes descendants présents dans l'assemblée qui l'écoutent en formulant trois vœux : se souvenir des trois étapes parcourues par leurs ancêtres au cours de ces quatre derniers siècles, ne pas oublier les grands exemples religieux de la famille et ne pas rougir de leurs origines terriennes, car la terre est un obscur mais noble et méritant métier. En conséquence, il appelle ses interlocuteurs au devoir de mémoire envers leur groupe d'appartenance d'avant la Maison-mère.

A la fin du second discours, c'est-à-dire en fin de récit, le narrateur souhaite la bénédiction de Dieu sur la maison et sur tous ses occupants passés, présents et à venir. Il invite ensuite ses descendants à célébrer avec lui le grand-père qui a bâti la maison et leur grand-mère, ces grands-parents qui leur ont transmis le flambeau de la joie ainsi que leur tante qui leur a donné la joie de cette célébration. Ainsi, à cette date de 1945, la mémoire de la Maison mère doit se déplacer sur l'homme qui a été ce que le graduel du jour rappelle : le juste qui a fleuri comme le palmier et s'est multiplié comme le cèdre du Liban. Elle peut en toute légitimité se reporter sur les aïeux de la lignée paternelle grâce à lui. Elle est devenue généalogique. Les nombreux enfants présents peuvent être fiers d'elle. Ils sont laissés, en cette toute fin de récit, sur la joie qu'elle véhicule et qui se répand encore aujourd'hui.

  • Récit 6 : La lumière que promettait d'apporter le narrateur sur le faisceau qui faisait le passé familial si varié de la famille, a donné sa pleine clarté à la fin du récit sur les qualités de son bisaïeul bourgeois du XIXe siècle. Quand l'écriture du récit proprement dit est terminée, le narrateur n'hésite plus à le qualifier par une seule origine sociale : une conclusion osée pour lui. Il avait toujours qualifié sociologiquement ses ascendants d'une double identité sociale ayant vu les premiers à la fois comme des paysans et des petits bourgeois, et à la génération suivante, son ascendant direct, comme “un bourgeois-paysan”. A cette génération, il le voit comme un grand bourgeois lyonnais. Ainsi, le narrateur reconnaît son appartenance à la bourgeoisie, mieux, à la grande bourgeoisie. Mais, il continue d'identifier ses ascendants par deux qualificatifs : un grand bourgeois lyonnais et un grand Monsieur. Seulement, le deuxième qualificatif ne désigne pas une catégorie sociale. Il est symbolique. Il ne contredit pas le premier ; ils s'équivalent à ses yeux. Il n'y a plus de honte à dire la bourgeoise de son ascendant. L'histoire, que le narrateur a écrite, a mis à l'épreuve la réalité et lui a permis en conclusion d'affirmer une telle équivalence et ceci grâce aux qualités personnelles de l'homme qui lui ont enlevé tout soupçon. A partir de cette année 1971, les descendants n'auront plus à douter de la légitimité de leur sang.

Conclusion

On a vu qu'à la fin de tous les récits de notre corpus de référence, les narrateurs n'exprimaient plus dans les mêmes termes leurs attentes concernant l'écriture de leur mémoire généalogique et leurs lecteurs. L'approche de leur aïeux a opéré chez eux des transformations. Il en est de même dans les autres récits. On trouve par exemple ce narrateur qui, en début de récit, explique avoir fait imprimer ses renseignements sur sa famille pour faciliter à ses descendants l'étude de leur nombreuse parenté, mais aussi s’être interrogé sur les témoignages de son oncle permettant de penser qu'ils pouvaient être nobles par leurs pères. En fin de récit, l'incertitude sur la noblesse de leur appartenance est levée, non parce qu'il a obtenu des certitudes sur cette noblesse, mais parce qu'il a découvert une autre origine la leur donnant : en effet, l'un de ses ascendants maternels a été anobli par Louis XVI avec toute sa descendance y compris par les femmes. Il insère dans le récit la lettre de noblesse et appelle ses lecteurs à mériter cette distinction qui ne leur est accordée qu'à la condition de vivre noblement, leur dit-il, ce qui veut dire aujourd'hui, faire toujours un noble usage de leur position .

On voit aussi cet autre narrateur qui, en début de récit, indique qu'il se livre à un essai sur sa famille par souci de tradition, car il s'aperçoit que dans les temps dans lesquels il vit, on oublie celle-ci. A la fin de son écriture, il ne parle plus de tradition. Il propose à ses lecteurs une méditation après une minute de recueillement à la mémoire de leurs parents morts et d'en tirer l'enseignement qui conviendra à chacun. Il s'interroge sur l'avenir de son essai tout en répondant explicitement que la vie de celui-ci dépendra de l'accueil que lui feront les jeunes. C'est pourquoi, il s'adresse à eux pour leur dire sur un ton impératif de voir toutes ces richesses, de prendre de la graine, de puiser et d'aller : Bon sang ne saurait mentir . La confiance lui revient dans l'avenir à partir de l'enseignement qu'il a tiré, lui, de sa méditation sur ses parents morts. Il n'y a plus d'incompatibilité entre passé et avenir. Quant à ce qui le concerne, il espère avoir fidèlement rempli les préceptes de la Bible en n'ayant pas eu d'appréciation sur le comportement responsable de ceux qui les ont précédés : Tu n'entreras pas en jugement avec tes parents , un précepte qui, sans doute, le touche aussi comme destinataire du regard de sa propre descendance sur lui.

Avec leur écriture, les narrateurs ont bien sorti de l'oubli et de l'anonymat leurs pères, et accompli leurs devoirs de mémoire. Ils sont satisfaits de la tâche qu'ils s'étaient donnés. La fréquentation de leurs ascendants a eu sur eux des effets bénéfiques qui leur ont permis de réduire les contradictions dont ils ont souffert. En effet, l'écriture leur a révélé des solutions leur redonnant confiance dans l'avenir de leur descendance. Elle les a fait évoluer jusqu'à leur permettre de trouver les prémisses des paradoxes constitutifs de leurs fondements identitaires. Mais, ils découvrent aussi plus : ils découvrent les valeurs et qualités de leurs aïeux et les bénéfices que ceux-ci leur ont laissé en héritage.

Ainsi, s'ils ont acquis un équilibre pour eux et pour leurs familles, à cause de cette fréquentation de leurs aïeux, ils ont aussi contracté auprès de ceux-ci une dette. Leur devoir envers leurs paternels a ainsi changé de nature mais il n'a pas disparu. Il n'a simplement plus les mêmes objectifs. Leurs souhaits sont alors de faire valoir dans leur mémoire paternelle les dons qu'ils y ont reconnus comme inestimables pour eux et pour leurs descendants. Pour cela, ils n'imposent pas à leurs lecteurs un discours conclusif leur dictant les comportements qu'ils doivent désormais avoir en remerciement pour ces dons. Ils ne les contraignent pas à effectuer des contre-dons en guise de leur reconnaissance. Ils les exhortent seulement à ne pas perdre la mémoire de ce qu'ils savent, maintenant qu'ils ont lu, et leur précisent de retenir plus particulièrement certains mérites et valeurs comme exemplaires, pour mieux comprendre l'identité dont ils héritent. Ils émettent le vœu de les voir puiser dans l'histoire paternelle un nouvel héritage pour eux.

Les narrateurs montrent leur confiance dans leurs lecteurs et dans les moyens qu'ils prendront pour investir leur héritage. Eux, ils espèrent, ils souhaitent, ils demandent, ils témoignent, ils disent leurs sentiments, ils prouvent, ils appellent à la méditation, etc. A leurs lecteurs de disposer ensuite ! Eux, ils ont fait don d'une mémoire généalogique paternelle à leurs descendants qui n'avaient qu'une mémoire mythique pour se reconnaître. Ils leur livrent l'esprit qui règne dans la tradition paternelle pour ne pas rester à la lettre de leur histoire identitaire porteuse d'un imaginaire familial invalidant. A leurs lecteurs d'exercer leurs compétences individuelles pour trouver avec leur mémoire généalogique leur équilibre familial et social à la génération à laquelle ils appartiennent, et dans la trajectoire qui leur convient.

L'implication des narrateurs, en ces conclusions de leurs récits, a les traits du testament. Une telle écriture leur a permis de viser deux objectifs : d'une part, être accueillis par leurs descendants dans leurs témoignages sur leur histoire familiale commune, à cause de l'affection que ceux-ci leur portent et de la déférence qu'ils peuvent avoir envers la sagesse de leurs paroles paternelles ou grand paternelles ; d'autre part, signifier leurs attentes sur les voies qu'ils souhaitent voir prendre à leur legs paternel sans dévolution jusqu'à ce jour. Ils profitent des forces performatives du testament pour espérer voir émerger chez leurs enfants et leurs petits-enfants une conscience de leur identité généalogique paternelle, comme elle existe déjà chez eux pour leurs maternels. Ils suscitent des vocations d'héritiers de leurs paternels.

Une nouvelle ère commence avec l'achèvement de l'écriture de la mémoire des paternels. L'héritage familial est généalogique pour ses deux branches. On y trouve des mérites, des valeurs et des modes de vie légitimes. Il faut maintenant que cette conscience pénètre dans l'esprit de tous ceux qui sauront lire. Désormais, la famille a ses racines chez les paternels grands bourgeois qui n'ont pas démérité et dont le nom honore en toute légitimité ceux qui en sont issus et qui s'y rattachent à Lyon, et même parfois dans toute la France.

Notes
525.

. L'analyse de contenu des transformations se fera en comparant l'énonciation de la phase de manipulation et celle de la phase de sanction de chaque texte.

526.

. L'espoir du retour, au fur et à mesure que se construit la signification, prend des figures différentes qui s'inscrivent dans une évolution du parcours. Dans la sanction suspendue de l'adresse, le retour est un souhait à l'attention des enfants, (“vous reverrez sans doute”) : c'est la figure du “régime réparateur”. Son idée fait surgir une parole de l'acteur “je” : pouvoir “ne pas mourir avant d'en avoir salué la restauration !” (IV/6, l. 17). Dans la sanction finale du récit, le retour prend la figure du “relèvement providentiel de notre patrie” (p. 74). Ce n'est plus la promesse de l'avenir proche d'un régime qui reviendrait, mais l'espoir d'un redressement de ce qui était tombé, avec son rétablissement (la patrie, et non plus le régime réparateur). Le souhait de saluer la restauration est devenu “le droit d'espérer”. Ce qui est le désir de tous, est légitimé comme un “droit”. Espérer à l'attention de la patrie, n'est plus revoir bientôt la restauration, c'est espérer pour les fils une prospérité non sans leur avoir transmis les chemins pour trouver celle-ci.

527.

. La narration est achevée (105/25-32) et le narrateur conclut en sujet ayant accompli sa tâche. Il évalue “son travail”.

528.

. ”Ressusciter” est pris ici au sens étymologique, c'est-à-dire du latin resuscitare : réanimer, soit redonner de l'âme.

529.

Bien dans les deux sens du terme : signe que le mariage a eu lieu, et aussi, qu'il a été réussi selon l'éthique de l'ascension sociale, le fils accomplissant les espoirs de ses parents. Comme a voulu le faire le narrateur, cette maison a justement été bien restaurée récemment !