4 – 2. La constitution d'un indu

Nos narrateurs ayant contracté des dettes auprès de leurs aïeux se trouvent confrontés à l'impossibilité de les solder, leurs créanciers étant décédés. Nous allons observer qu'ils transforment alors leurs dettes en indus 530 . Un indu est une créance qu'un débiteur ne peut acquitter à son créancier parce que celui-ci refuse de la voir soldée ou ne peut plus recevoir sa résolution. Or, l'indu ne supprime pas la dette. Aussi, les narrateurs se sont donnés les moyens de ne pas laisser leurs dettes à l'abandon, en les transmettant comme des créances leur ayant apporté des profits et pouvant en apporter à leurs descendants ; ils mettent en dette ces derniers comme eux s'y sont retrouvés. Mais, nous verrons que ce n'est pas non plus pour que ceux-ci s'en acquittent.

Mais, on sait que les sacrifices de ses enfants ont ouvert les yeux au narrateur sur l'avenir. Ils n'ont pas été inutiles pour lui, même si la restauration n'a pu être établie. Car grâce à eux, la famille a maintenant une histoire et une identité. Elle peut espérer le relèvement de la patrie sans pousser ses descendants au sacrifice. Elle peut leur offrir des références unifiées. Elle peut trouver dans son histoire l'esprit qui lui permet de se gouverner compte tenu des contextes dans lesquels elle navigue, sans se perdre ni perdre sa prospérité. Le narrateur peut ne plus, même, souhaiter la restauration.

La dédicace à leur mémoire est là, en première page, qui l'exprime à tous : au commencement de l'histoire de leur famille, il y a un indu. Chaque descendant se souviendra en ouvrant le récit que l'histoire de sa famille est provenue d'une dette et se verra confiée celle-ci à jamais. Le narrateur transfère, ainsi, sa dette qui a produit ces fruits porteurs de promesses pour ses autres enfants. Il la constitue en devoir de mémoire pour eux.

Mais, la métaphore familiale, en écran devant le sacrifice des fils, laisse trace de signes à retenir pour que puisse s'effectuer le changement de nature de la dette des enfants envers les pères de la famille : l'abolition d'une dette imaginaire pour l'institution d'une dette symbolique 531 . Les fils vivants peuvent reconnaître la vie comme un don, parce que leur héritage leur a montré leurs pères méritants et ayant travaillé pour constituer une créance à leur bénéfice. Ils doivent comprendre que la dette contractée envers leurs frères aînés est un indu, mais que, paradoxalement, cet indu renvoie à celui contracté envers les pères. Sinon, cette dette resterait imaginaire et collée à la précédente.

Enfin, le récit des origines ne s'arrête pas à la génération sacrifiée : une nouvelle alliance (un nouveau patronyme) – d’Arras – et toute la postérité née de celle-ci sont indiquées 532 . L'esprit de la tradition familiale ouvre sur la postérité de la descendance au lieu d'envoyer au sacrifice. Il permet de voir sous le patronyme autre chose que le renom du père auquel les fils ont été sacrifiés. L'inscription d'un nom composé comme nom de famille, rappelle que dans toute alliance il y a deux lignées qui se conjoignent : la famille est divisible. La prospérité dépend de la mémoire de cela. Paradoxalement, en se divisant, la famille se multiplie et s'élève à une autre classe sociale : la noblesse. Avant, le patronyme était une unité indivisible à laquelle les fils aînés s'étaient consacrés. Et la génération s'est arrêtée. A l'heure de clore le récit, le narrateur présente une famille prospère.

Le narrateur est ainsi à l'origine de la création d'un indu jusqu'à ce jour ignoré qu'il va mettre en avant aux yeux de ses lecteurs. Ceux-ci le verront sur la deuxième de couverture du recueil chaque fois qu'ils ouvriront celui-ci 533 . En effet, entrer dans cette histoire familiale passe obligatoirement par la mémoire de leurs armoiries. Désormais, à partir de 1994, on doit reconnaître que les origines de l'appartenance de la famille paternelle y sont affiliées.

Le blason fait, ainsi, signe aux lecteurs de sa place unique ou au moins de sa place capitale pour l'identité familiale. Dans l'histoire des origines de la famille 534 , aujourd'hui plus qu'hier, il occupe l'origine. Hier, il n'était qu'un des signes du rattachement à une race noble. Aujourd'hui, il est un don emblématique unique, qui plus est, venu d'ancêtres méconnus. Avec lui, la famille a un vrai symbole à son origine et n'a plus une race imaginaire. Qu'on le croit ou non, il y a le blason qui porte la légitimité de leur appartenance à une élite.

Pour en témoigner, le narrateur place l'inscription de ses prénom et nom juste au dessus du blason. On peut, en effet, lire dans cette organisation de l'espace qu'il le reconnaît pour socle et donc ne rend pas caduque sa fonction identitaire même s'il n'en a pas découvert l'origine du rattachement à sa famille 535 . Il rassure sur le fait que, malgré leur filiation paternelle nouvelle, leurs origines n'ont pas pour autant été totalement transformées. La filiation, avec lui, a été appelée à se refonder sur ses armoiries, mais après avoir été replacée dans la vérité. Sa légitimité est à ce prix. A partir de l'écriture de ce récit, la famille doit avoir une autre conscience généalogique de son identité et compter désormais sur l'indu de ses armoiries pour lui donner la légitimité de ses attributs.

Conclusion

Nous avons vu dans notre corpus de référence que les narrateurs, une fois leur devoir de mémoire envers leur ascendants paternels accompli avec la fin de leurs récits, ont tous eu un sentiment de dettes envers certains membres de leur famille. En effet, ils ont découvert avec la connaissance de celle-ci que certains d'entre eux leur avaient transmis des dons inestimables dans leur héritage identitaire et ils s'en sentaient redevables maintenant qu'ils en avaient conçu l'importance. Mais, ils se sont trouvés devant des indus dont ils ne pouvaient s'acquitter, dans la mesure où les auteurs de leurs dons étaient décédés et même parfois inconnus. Aussi, ils ont pris à témoin leurs descendants de l'existence de leurs créances et leur ont demandé implicitement ou explicitement de s'en charger avec eux. Ils ne s'en sont pas sentis exonérés pour autant. Ils ont invité à s'en souvenir et à découvrir les avantages qu'elles apportaient à les reconnaître comme des marqueurs identitaires de leur famille. Ils en ont fait un moyen de créer chez les générations à venir, le désir d'accueillir leur héritage familial et de le transmettre à leur tour lorsque le temps viendra.

Il en est de même pour les cas de nos autres récits, mais on verra dans notre deuxième exemple que la créance peut ne pas être acquittée parce c'est le narrateur lui-même qui est placé devant l'imminence de sa mort. On voit un indu, pour un récit, dans la découverte de la lettre de noblesse – citée en fin du recueil – du grand-père maternel du père d’un narrateur, les rendant lui et sa descendance nobles. On peut aussi évoquer un autre narrateur qui se met entre les mains de ses descendants pour leur demander de prier pour lui et de le confier à la miséricorde de Dieu pour que celui-ci lui pardonne ses ingratitudes et péchés. En début de récit, il leur avait demandé de garder en mémoire les souvenirs du passé pour servir quelquefois de leçon et d'exemple et de rendre un culte à ce qui n'est plus. En fin du récit, il en appelle toujours à un culte, mais c'est seulement à celui rendu à Dieu. Il n'y a plus de culte du souvenir. Il est orienté vers l'avenir. Le narrateur convoque toujours la mémoire de ses descendants, mais c'est parce que son avenir devant Dieu dépend de leur intercession auprès de lui. Dans ce récit, les créanciers ne sont pas morts ; c'est lui qui est proche de la mort. En effet, il découvre un indu envers ses enfants et petits-enfants qu'il ne pourra solder auprès d'eux. Il réoriente ainsi la dette imaginaire fixée au passé et à des objets vers une dette conçue comme une chaîne éternelle des vivants intercédant auprès de Dieu pour les morts ayant souffert, du temps de leur vie, de défauts.

Les indus proviennent de parents déjà décédés, inconnus ou connus, mais aussi d'enfants morts ou vivants. Les narrateurs les ont découverts crédités à leur compte, alors qu'ils ne le savaient pas et s'en sont trouvés investis et responsables. Avec leurs récits, ils rendent leurs descendants conscients de ces indus et les invitent à les reconnaître comme eux et à se les approprier, pour en bénéficier en usufruit dans le but de construire leur identité propre. Ils les leur proposent comme des réservoirs de bienfaits dont ceux-ci peuvent tirer profit comme eux l'ont fait, mais sans l'avoir su.

Ces indus insolvables aux yeux de chaque narrateur constituent de nouvelles sources identitaires pour leurs familles respectives. Ils leur sont proposés mais n'abolissent pas les premières sources qui leur ont donné leurs matrices organisatrices. Ils indiquent les capitaux symboliques que les événements de leurs histoires ont trop longtemps retenus en marge et souhaitent les voir s'intégrer à ces matrices. Ils désignent les contenus posés à mettre à la place des contenus inversés que nous avons relevés dans le premier chapitre de notre partie.

Comparaison entre les indus légués généalogiquement et les matrices identitaires
Narrateurs Indus Matrices identitaires
1 L'esprit de la tradition des pères L'ancien régime
2 la valeur et les mérites des prédécesseurs
dans la vie
Les propriétés
3 Les armoiries Le lignage aristocratique
4 La mémoire de celui qui laissa la fortune La fortune
5 L'héritage du grand-père La terre
6 Le Grand Monsieur Le sang

En découvrant leurs indus, les narrateurs ont trouvé le mode de médiation qu'ils cherchaient pour sortir de leur mythe stérilisant. Ils n'ont pas mis leurs destinataires dans une disposition qui les opposait à la précédente. Ils les ont seulement sollicités pour procéder à un renversement de celle-ci : en effet, en acceptant les indus contractés, de dépendants passifs des sources pourvoyeuses de leur identité, ceux-ci deviennent relais actif de leur transmission. Ils les invitent en effet à prendre en compte la nécessité d'un changement de rapport à leur univers familial : ils doivent transformer leur rapport pragmatique en un rapport symbolique à cet univers. Les indus proviennent d'individus, et on ne peut en profiter passivement. En effet, un indu n'est pas un éden. C'est un legs. Pour qu'il fasse effet, il nécessite qu'on s'y investisse individuellement. Il demande l'exercice de capacités.

Avec leur mémoire généalogique, les descendants peuvent prendre conscience de leur identité alors qu'avec leur seule mémoire mythique, ils n'ont accès qu'à celle des commencements. Avec cette dernière, elle est bien munie d'une structure matricielle, mais celle-ci vaut pour la genèse d'un groupe et perd ses effets régulateurs lorsque l'histoire la contraint trop longtemps. La tradition des pères doit prendre le relais du mythe originaire. Elle contient celui-ci mais elle le réorganise et lui attribue une place nouvelle. Elle redistribue les valeurs originaires par les moyens de la métaphore généalogique et produit un glissement sémantique des premières vers les secondes 536 .

La perpétuation de ces indus est donc suspendue au choix des descendants qui les découvrent dans leur mémoire paternelle après leur lecture. Elle dépend du prix que ceux-ci veulent bien leur donner. Mais, elle est le seul moyen à disposition de familles ayant acquis des positions sociales profitables, pour les empêcher de se fixer exclusivement sur des valeurs du passé et sur des faits accomplis. Elle peut en effet provoquer chez les descendants, sans nier ce qui s'est passé et ce qui a été accompli, le désir d'œuvrer pour l'avenir et d'apporter leurs parts de fruits à partir des dons reçus. Elle peut ouvrir leur imaginaire à une voie qui les inscrit dans une chaîne symbolique d'individus ancrés dans leurs temps respectifs et confrontés à leur destin individuel, mais liés par une référence commune. Une telle perspective ne renie pas les manques ou les regrets des narrateurs et de leur famille, mais les écarte de nostalgies captatrices. Comme Béatrix Le Wita l’a remarqué dans la bourgeoisie parisienne, les récits lyonnais ne sont pas écrits pour exprimer une nostalgie d’un passé meilleur, mais pour constituer un précédent à partir duquel chaque génération peut situer le devoir qu’elle a à accomplir, face à la réalité nouvelle qu’elle rencontre. On peut même dire que les narrateurs conçoivent des récits généalogiques pour lutter contre cette nostalgie qu'ils ont constatée comme un danger. En effet, la nostalgie est un risque structurel inhérent aux familles des élites : elles ne peuvent s’en dégager sans soutien. La tradition écrite institue ce soutien. Elle dégage les familles d'une lecture stérilisante qui ferait de leurs mythes des origines familiales les seuls marqueurs de leur identité. Elle a la propriété de forger un lien entre passé et avenir, en réunissant un triple objectif : faire valoir le passé comme un précédent honorant et pourvoyeur d’avantages, promouvoir un esprit de continuité familiale pour inventer individuellement l’avenir, et constituer un rempart contre toute volonté de reproduction née de la nostalgie d’un retour du passé ou de sa conservation.

Notes
530.

. Ce terme a été particulièrement mis en valeur par Pierre Legendre ; l'indu est un facteur de structuration de l'identité d'un sujet.

531.

. La dette imaginaire est la dette que les enfants croient avoir envers leurs parents du seul fait d'avoir reçu d'eux leur vie. Tel le destin en jeu dans les tragédies, ils peuvent estimer devoir rendre le sang que leurs parents leur ont donné. La dette symbolique est, au contraire, la dette due aux parents du fait que ces derniers leur aient donné la vie, dette insolvable quand les parents reconnaissent avoir reçu cette vie de leurs propres parents et ainsi de suite. Les enfants, alors, ne pouvant solder leur dette (un indu), se tournent vers leurs propres enfants pour leur transmettre leur dette en même temps que la vie, avec le soutien symbolique de leurs parents.

532.

. Cette liste est donnée sous le titre de “tableau généalogique de la famille Delérable-d’Arras”.

533.

. Dans la première version du document que nous avons eu en possession avant celle-ci, le blason n'avait pas été reproduit. Et nous ne pouvions sémiotiquement établir une telle interprétation. Il gardait seulement sa fonction identitaire du fait du caractère immanent qui lui était octroyé avec ce que le narrateur disait déjà : “Les armoiries de notre famille sont : d'argent au chevron de gueules”, etc. (1/9).

534.

. Nous rappelons que le titre de l'ouvrage est Les origines de la famille Armand.

535.

. L'analyse sémiotique de l'image nous permet d'observer que la page est divisée verticalement en deux parties égales : dans la partie haute, au centre, se tiennent les prénom et nom de l'auteur, et dans la partie basse, au centre aussi, sont dessinées les armoiries de la famille. Les uns reposent sur les autres, mais chacun est au centre de sa partie. Ainsi, l'auteur des lignes qui vont suivre est comme suspendu au dessus de ses armoiries. Il existe comme auteur pour sa part, mais repose pour l'autre part, sur les armoiries de sa famille.

536.

. La métaphore est redistribution des valeurs et son enveloppe linguistique, glissement sémantique. Mikhaïl BAKHTINE, op. cit., p. 214.