4 – 3. Les modes d'affiliation à la tradition paternelle

Nous avons vu que les narrateurs promouvaient les indus issus de leurs paternels auprès de leurs descendants et attendaient d'eux qu'ils les reconnaissent comme tels à leur tour, car ils ne pouvaient compter sur une dévolution pour léguer leur héritage. Ils souhaitaient provoquer des changements avec leur mise en évidence, s'impliquant dans leur énonciation et impliquant leurs lecteurs avec eux pour emporter leur adhésion. Nous allons montrer, maintenant, sur quelles qualités ils ont dû compter pour obtenir cette adhésion. Car ils n’ont pas eu la prétention de croire que leurs souhaits seraient exaucés du seul fait de la légitimité qu'ils leur donnaient. Nous avons retenu plus particulièrement trois qualités : leur force de persuasion, la crédibilité de leurs preuves et leur foi dans le discernement de leurs lecteurs.

Nous nous attarderons surtout sur la première qualité qui est la moins perceptible pour le lecteur. Nous remarquerons qu'avec elle, les narrateurs visent tout d'abord à installer un contrat de confiance entre eux et leurs lecteurs, un contrat qui doit être suffisamment solide parce que leurs souhaits ne sont pas seulement de retenir l'attention pour être lu, mais de semer un doute dans les croyances jusqu'alors en cours dans leur famille. Après, nous verrons qu'ils se constituent en guides pour développer leurs hypothèses sur leurs paternels sous une forme démonstrative. Enfin, nous montrerons comment, plus directs dans leurs attentes, ils décident d'inscrire leurs lecteurs dans une descendance paternelle de leur choix et leur désignent l'affiliation à laquelle ils les prédestinent.

Mais, leurs liens familiaux avec leurs lecteurs, leur âge, la force performative de leur écriture testamentaire et leur art de la rhétorique ne suffisent pas pour emporter la persuasion de ceux-ci. Les narrateurs ont le souci de leur crédibilité au-delà d'eux-mêmes. Ils apportent les preuves de leur démonstration par des actes d'état civil ou notariés, et par tous documents officiels qu'ils peuvent proposer à témoins, les citant en leur entier ou partiellement, les photographiant ou les photocopiant, les intégrant dans le texte ou les mettant en annexe, etc. Mais, nous remarquerons que ces preuves n'ont pas pour seul effet la validité des faits. Elles servent tout autant à la pertinence des hypothèses des narrateurs sur leur histoire.

Quant au caractère de discernement des lecteurs, les narrateurs en dépendent aussi. Ils comptent sur lui, car ni leurs compétences persuasives, ni la crédibilité de leurs preuves, ni même leurs liens affectifs ne permettent de faire de leurs lecteurs des exécutants aveugles. En effet, comme l'explique Algirdas Julien Greimas, un lecteur n'est jamais passif devant le texte. Il exerce une compétence. Bien plus, il participe tout comme le narrateur à l'énonciation de celui-ci. Au titre de l'acte de langage qu'il contribue à faire surgir, il est un sujet producteur du discours comme l'est le narrateur 537 .

Nous relèverons plus spécifiquement à partir de la méthodologie greimassienne tout d'abord les facteurs sur lesquels les narrateurs ont établi leur contrat de confiance avec leurs lecteurs 538  : nous observerons pour cela les évidences sur lesquelles ils se reposent. Puis, nous mettrons en lumière les performances persuasives et épistémiques 539 que l'adhésion commune à de nouvelles hypothèses et valeurs requiert des premiers et des seconds respectivement : nous nous arrêterons, pour ce faire, plus particulièrement sur les procès dans lesquels les narrateurs s'engagent personnellement dans l'énonciation et engagent avec eux leurs lecteurs, soit qu'ils se les allient comme sujets d'une même tâche (nous), soit qu'ils les destinent à des tâches qui leur sont propres (vous et je) 540 . Nous pourrons ainsi appréhender comment narrateurs et lecteurs se retrouvent pour reconnaître la légitimité de leur mémoire généalogique et s'approprier ses valeurs de référence. Enfin, nous décrirons précisément les univers familiaux dans lesquels on découvre les narrateurs et leurs descendants inscrits généalogiquement ; nous montrerons la nature des filiations auxquelles ils sont rattachés 541 .

Une évidence produit des conditions de confiance entre un narrateur et son interlocuteur. Elle est composée de deux faire successifs s'effectuant dans des conditions qui cherchent à supprimer toute distance discursive entre le sujet connaissant et l'objet à connaître  ; c'est-à-dire que l'information est reçue sans médiation et est donnée sans préparation (soit sans savoir-faire préalable). Le sujet cognitif récepteur s'identifie alors, du point de vue discursif, avec l'énonciateur. L'évidence crée donc ainsi les conditions de confiance nécessaires pour obtenir la foi des lecteurs dans les données des narrateurs. Elle produit l'adéquation entre le référent et le discours qui le dit 542 .

L'emploi du nous porte le destinataire à se compter dans un sujet collectif qui énonce la manifestation d'un lien entre le narrateur qui s'adresse à lui et d'autres sujets dont les identités sont connues, inconnues ou incertaines. Le caractère syncrétique d'un tel pronom offre les contours d'un univers familial sans limites, mais habité par la présence du narrateur. Plus exactement, il permet de laisser voir les liens qui attachent le narrateur et ses destinataires par anticipation, sans pour autant désigner leur nature ni les sujets qui sont exactement à attacher ensemble. Il autorise donc le destinataire à imaginer sa place ou non parmi les actants qu’il croit être présents. Il l’invite ainsi au transfert affectif sur lui-même ; mais ce n'est pas pour que celui-ci s’identifie à ses valeurs, c'est pour qu'il puisse suivre le guide permettant de voir dans l'histoire les valeurs paternelles. Le nous est finalement, comme le dit Algirdas Julien Greimas, la manifestation syncrétique du narrateur et du sujet du faire épistémique, c'est-à-dire qu'il manifeste ouvertement la place que le narrateur veut donner au sujet qui voudra bien croire dans son dire-vrai et le rejoindre pour une énonciation commune, mais aussi la place que le lecteur veut bien prendre aux côtés du je qui s'énonce 543 .

Notes
537.

. GREIMAS Algirdas Julien et COURTES Joseph (1966), art. “Enonciateur-énonciataire”, opus cit., p. 123.

538.

. Nous allons observer les facteurs instaurant les contrats fiduciaires, c'est-à-dire les conventions implicites qui lient les narrateurs et destinataires et qui font croire les seconds dans le dire vrai des premiers.

539.

. Le sujet d'un faire épistémique est le sujet qui “à la suite de son faire interprétatif, 'prend en compte', assume (ou sanctionne) les positions cognitives formulées par l'énonciateur”. GREIMAS Algirdas Julien et COURTES Joseph (1966), art. “Epistémiques (modalités)”, ibid., p. 129-130.

540.

. Nous observerons les procès dans lesquels les narrateurs et les lecteurs sont des actants en relation dans l'objectif d'être conjoints dans une même compétence ou de se transmettre un même objet modal, mais aussi d’être disjoints pour exercer des compétences différentes et pour se situer vis-à-vis d’objets différents.

541.

. Nous avons exercé la preuve concernant les caractères persuasifs et interprétatifs de l'énonciation de nos récits seulement sur notre corpus de référence, ce qui fut une tâche exigeant des mois de travail que nous ne pouvions redoubler. Notre objectif était de faire constater l'existence de procédures, leurs modalités et les variantes qu'elles pouvaient avoir ; c'était pour nous l'essentiel. En revanche, nous avons fait l'analyse de l'affiliation des narrateurs et de leur descendance, dans tous les récits.

542.

. GREIMAS Algirdas Julien (1983), Du sens II : essais sémiotiques, p. 203.

543.

. GREIMAS Algirdas Julien (1983), ibid., p. 182. Aux côtés des évidences et des nous syncrétiques, les narrateurs déploient bien d'autres procédures pour solliciter l'adhésion de leurs destinataires. Ils peuvent compter sur tous les lieux communs de la rhétorique, c'est-à-dire pour les plus usités, la métaphore, la métonymie, la litote, la citation, l'exemple, l'adresse directe, l'interrogation, la dialectique, etc. Nous en relèverons certaines, notamment lorsqu'elles régissent les hypothèses principales des narrateurs.