Les positions de l'énonciation

A partir de ces signes, le narrateur se fait le guide de ses enfants et s'engage comme père disant je dans un long monologue au cours duquel il porte à leur connaissance, comme vous, ce qu'ils doivent voir eux. Les enfants se trouvent donc installés dans la position de destinataires chargés par leur père d'une mission de restructuration interne de leurs représentations de leur famille. Ce qu'ils vont lire est leur héritage dont il a le souci de l'avenir. Lui et eux n'ont pas les mêmes tâches.

Après cet appel, il ne se réengage personnellement qu'une seule fois au cours de tout son récit ; c'est lorsqu'il amène ses enfants à lire les deux testaments des beaux-parents de leur enracineur. Nous avons déjà vu que ces testaments rassemblaient les termes démontrant à ses yeux parfaitement ce qu'était la famille peu avant la législation qui imposa le partage des biens et permit le divorce : une famille française à l'admirable équilibre. Il dit explicitement qu'il tient à les citer presque en leur entier. Les lecteurs sont conduits ainsi à découvrir les valeurs qu'admire leur père et que celui-ci voit en pleine expression dans la période pré-révolutionnaire. Ils voient où son idéal a trouvé son affiliation, mais aussi qu'il n'appelle pas leur adhésion directe – par un nous – pour qu'ils retiennent ces valeurs comme lui. Ils sont par contre convoqués, au même titre que lui, à savoir le lieu de conservation des testaments et ce qu'il faut y voir dedans.

Maintenant, examinons les objets et les comportements sur lesquels le narrateur rallie ses lecteurs en un nous syncrétique. On se souvient que, dans l'adresse, c'est leur appartenance à la même famille, le même attachement à leur vieux sol natal, l'héritage des mêmes historiens – ces faussaires qui apprennent à maudire et à ne pas ressembler à ceux qui les précèdent – des ancêtres communs qui peuvent faire valoir par leur simple histoire la vérité sur les événements historiques révolutionnaires, leur aïeul commun – Jacques Delérable – celui qui vient tout jeune chercher fortune à Lyon, enfin le même impôt du sang de la Révolution. On voit que dès le commencement du récit, le narrateur rend solidaires ses lecteurs de l'héritage qu'ils ont reçu de leurs ascendants de la période pré-révolutionnaire et plus particulièrement de leur aïeul commun qui fut guillotiné à la Révolution.

Après l'adresse, le narrateur guide ses lecteurs en les invitant à constater à travers les documents de leur famille des témoignages de leur histoire. Quels objets de valeur présente-t-il alors plus particulièrement en se les ralliant ? En premier, c'estle contrat de mariage de leurs ascendants enracineurs, l'une des preuves fondatrices du droit de bourgeoisie de la famille.

‘“Nous possédons le contrat de mariagede Jacques Delérable et de Claudine Carme, daté du 24 janvier 1765 et ainsi conçu dans ses parties principales (…)” (p. 13).’

Ensuite, ce sont les deux testaments qu'il tient à citer. On se souvient qu'il mettait en évidence le modèle d'autorité paternelle qui se fondait sur une modalité royale de chef de famille, mais bien comprise c'est-à-dire sans arbitraire et sous les auspices d'un devoir sacré (p. 24).

On trouve encore que le narrateur s'assure du regard de ses destinataires sur le fait qu'ils possèdent un certain nombre d'autres documents se rapportant à leur enracineur : l'inventaire des biens de l'entreprise dressé après la mort du dernier vivant du couple enracineur, désignant ainsi l'état des bénéfices que celle-ci fit et donc les preuves de la prospérité familiale, une note du fils de l'enracineur désignant les dénonciateurs de celui-ci, note montrant l'affection de ce fils pour son père et sa volonté charitable d'en taire les noms, le texte du jugement ayant décidé la condamnation à mort de l'enracineur et le procès verbal de son exécution, le procès verbal des ventes des marchandises de son entreprise et enfin, des extraits de lettres échangées entre deux des fils de l'enracineur pouvant ainsi produire un contre-témoignage de la légende qui explique comment s'est mis en place dans les faits la Restauration.

Pour continuer sa tâche de guide, le narrateur indique toujours en termes de nous deux autres faits, tous deux concernant un attrait de deux membres de la famille pour l'uniforme, deux moyens pour lui de redire la valeur qu'il donne à l'armée.

‘“Jeanne-Eulalie, née en 1788. Elle paraît avoir eu une existence assez romanesque. Nous la trouvons en 1809 à Genève, d'où elle partit pour Turin en décembre 1809. Elle se trouvait à Moulins en 1816. Elle épousa M. Charles-Martin Steiner de Wolensée, officier dans un régiment suisse au service de la France, chevalier de la Légion d'honneur. Il était en 1819, commandant au 7e régiment de la Garde Royale (…)” (p. 18).’

Avec son énoncé, le narrateur montre en premier une femme, qui a épousé un officier méritant au service de la France, un homme de l'aristocratie, deux qualités dans la continuité de l'identité familiale.

Pour le second attrait concernant l'armée, le narrateur oriente le regard de ses lecteurs et le sien vers son grand-oncle.

‘“Nous avons vu que Benoît-Philippe Delérable avait remis sur pied l'industrie de chapellerie de son père. Mais rebuté sans doute par les difficultés de toutes sortes qu'il rencontrait, il ne resta pas longtemps à sa tête et en 1802 il se retira à Marseille, où l'attiraient sans doute les souvenirs de sa jeunesse, alors qu'il y portait l'uniforme des Chasseurs de la Montagne et où il trouva un emploi à la Préfecture” (p. 66).’

Ce grand-oncle est considéré comme ayant fait son devoir en ayant relevé l'entreprise de son père, puis en n'ayant pas résisté à l'attrait du souvenir du temps et du lieu où il portait l'uniforme, en partant travailler à la Préfecture de Marseille. La préfecture n'est-elle pas aussi un autre lieu du service de la France ?

En fin du récit textuel, on trouve le dernier nous dans l'énonciation des souhaits du narrateur pour lui et pour ceux qu'ils cherchent à rassembler à ses côtés, concernant leur droit d'espérer que les sacrifices familiaux contribueront au relèvement providentiel de leur patrie.

Ainsi, on peut constater que le narrateur s'assure de l'adhésion de ses lecteurs sur des preuves pouvant témoigner des périodes pré-révolutionnaire, révolutionnaire et post-révolutionnaire. Il invite à constater des faits concernant la première génération lyonnaise : sa prospérité, ses valeurs, ses positions politiques et sa tragédie. Puis, il vise les faits de la période de la Restauration – celui du premier relèvement – et enfin après un saut de 100 ans renvoie aux temps de l'écriture, les temps d'après la guerre de 1914 - 1918, celui des sacrifices. Avec ce nous, il ne se rend plus seul témoin de ces trois grandes périodes de la vie de sa famille qui laissent comprendre l'histoire de la France même s'il est le dernier dépositaire de la tradition orale de sa génération.

Mais, à la lecture de certains autres documents que le narrateur présente à ses lecteurs, on peut se demander pourquoi il ne les appelle pas aussi à se les approprier, par exemple en ce qui concerne la lettre que l'enracineur a écrit juste avant sa mort. On peut remarquer que n'est pas le nous qui la possède ni d'ailleurs le je ; c'est celui qui écrit ces lignes !

‘“Cette lettre est en la possession de celui qui écrit ces lignes ; il conserve ce pauvre papier jauni comme le plus précieux des héritages” (p. 43).’

Le narrateur se réserve-t-il l'héritage qu'il lit dans cette lettre parce qu'il ne veut pas le voir devenir la propriété du groupe de ses descendants, lui étant très attaché, ou bien parce qu'il ne veut pas l'inclure dans celui – symbolique – qu'il conçoit pour ses enfants ? Veut-il seulement faire observer à ses enfants son propre héritage à lui, un pauvre papier jauni, le plus précieux qu'il ait, lui l'auteur du récit ? Il se désigne comme seul héritier direct des dernières lignes écrites par son bisaïeul et lie sa position d'auteur à la possession de celles-ci. Ses lecteurs peuvent voir que la cause de son écriture généalogique a son point d'orgue dans cette trace de la tragédie qu'a vécue son bisaïeul. Pour autant, ils ne se trouvent pas convoqués par lui à assumer eux-mêmes l'héritage émotionnel qu'elle a provoqué chez lui.

Toute l'argumentation du narrateur est appuyée par des preuves issues de documents lui appartenant. Comment, avec celles-ci, ses destinataires vont-ils réagir ? Vont-ils accepter son point de vue sur l'ancien régime tel qu'il a été à l'exemple de leur histoire familiale ? Les documents sont cités. Ils sont dans la famille et donc tout proches si on veut les vérifier. Ils touchent des événements graves puisqu'ils attestent de faits concernant le destin de la France et des aïeux qui se sont sacrifiés pour elle et pour leurs pères. Ils sont crédibles. Mais ils sont présentés par l'énonciation de telle manière que leurs destinataires ne trouvent pas un appel à rester attachés à l'ancien régime même revisité, ni même à s'en détacher complètement, mais plutôt à transformer leurs représentations sur celui-ci ; ils sont mis devant une position paradoxale 544 .

Le narrateur est crédible et peut accueillir un transfert affectif de ses lecteurs. En effet, l'émotion qui se perçoit chez lui lorsqu'il évoque les événements qui ont touché les deux générations sacrifiées de leur famille pour la France rapproche les deux sujets de l'énonciation. Ce rapprochement leur permet de se partager ensemble les dettes qu'ils ont envers celles-ci et non à suivre leurs exemples. Le narrateur y a mis toute sa puissance argumentatrice 545 .

Notes
544.

. D'ailleurs, les descendants de ce narrateur nous ont tous expliqué leurs difficultés à comprendre les objectifs de l'écriture de celui-ci. Ils sont partagés sur les valeurs qu'ils pensent attendues par lui. Leur position vis-à-vis de lui est paradoxale encore aujourd'hui.

545.

. Nous n'avons pas accompagné pas à pas tous les lieux communs qu'a employés cet orateur hors pair qu'est le narrateur de cette histoire familiale.