L'affiliation aux paternels

Une fois l'histoire de la lignée patrilinéaire achevée, le narrateur présente trois descendances. Dans l'ordre, on trouve :

La première descendance est décrite textuellement 546 . Elle est dans la suite de l'histoire, car elle fait l'objet d'un récit encore sur la lignée patronymique, mais aussi rompt avec celle-ci car elle vise la génération des petits-fils du dernier ascendant présenté – le père du narrateur – et non celle du narrateur lui-même. Il s'agit bien d'une mention spéciale dans l'œuvre. Cette descendance est l'objet d'une élection.

‘“Parmi sa nombreuse descendance, une mention spéciale est due aux trois de ses petits-fils qui, portant son nom, tombèrent sur les champs de bataille de la terrible guerre de 1914” (p. 72).’

Dans cette descendance, le père du narrateur est seul éponyme ; ni la personne, ni le nom d'une mère ne sont adjoints. La mention a sa place à cause du patronyme qu'il partage avec ses petits-fils. Elle relate les circonstances de leur mort au combat et présente l'esprit que cette génération avait, avant de mourir 547 . On constatera, en effet, que le sacrifice et l'acceptation de la mort animaient l'âme de chacun. Pour l'aîné des fils du narrateur, on trouve dans les dernières pages de son carnet des mots qui montrent qu'il se mêlait en lui l'énergie du sacrifice accepté avec le touchant regret du dernier souffle de vie.

‘“La veille de sa mort, à la dernière page de son carnet de campagne, il écrivait ces lignes, où l'énergie du sacrifice accepté se mêle au touchant regret de la vie exhalé par la jeunesse” (p. 72).’

Pour son second fils, le narrateur invite à constater la sérénité dans laquelle il était la veille de sa mort en faisant lire les lignes qu'il écrivit à sa mère :

‘“La veille de sa mort il écrivait à sa mère ces lignes sereines, où passe comme un reflet de l'éternité entrevue : 'Ne vous inquiétez de rien ; confiance et prière, je suis très heureux'“ (p. 73).’

De son neveu, le narrateur rapportera les termes de sa citation à l'ordre de l'armée : il était animé du plus bel esprit de sacrifice.

‘“Observateur jeune et actif et animé du plus bel esprit de sacrifice ; au cours d'une mission de reconnaissance est tombé glorieusement en luttant contre un ennemi supérieur en nombre” (p. 74).’

Ces trois citations sont adressées aux lecteurs pour qu'ils sachent dans quel esprit se trouvaient leurs frères et cousins. Cette génération avait donc accepté le sacrifice et même mieux avait été animée par son esprit, bien qu'on ait pu y trouver mêlé parfois un touchant regret de la vie. Rien ne dit qu'elle avait souffert de cette acceptation ni qu'elle y avait été forcée. Leur mort ne s'est pas passée dans la violence mais la sérénité, la confiance et la gloire ! Elle n'appelle ni à la vengeance ni à l'identification.

Pour la seconde descendance 548 , on ne trouve pas à son origine d'ascendants éponymes. On sait seulement que c'est au titre d'une famille désignée par l'union de deux de ses patronymes qu'elle est présentée généalogiquement. Elle comprend les petits-enfants et arrière-petits-enfants du père du narrateur (ses enfants et petits-enfants à lui ainsi que ses neveux et nièces, avec leurs enfants). Pour chacun des descendants, on apprend en premier son titre ou sa fonction, puis son cycle de vie et les informations concernant leurs conjoints s'il y a lieu. Les titres qui apparaissent font constater combien cette famille est honorable. Ils sont le plus fréquemment militaires : la Croix de guerre, la Médaille de guerre, la Médaille de vermeil de la Croix-rouge, la Légion d'honneur (Chevalier). On peut apprendre aussi qu'un autre descendant a été blessé de guerre : est-ce un titre aux yeux du narrateur ? D'autre part, pour les décès dus à la guerre, on est informé du lieu du combat. Les professions ne sont pas indiquées, mais on peut voir un notaire et des religieux. Il est vrai que la plupart des membres sont encore de jeunes adultes ou enfants. Mais, les aînés ont quand même 40 ans. L'esprit que le narrateur donne à cette descendance reflète sa fonction de militaire ou l'influence proche de la guerre de 14.

La troisième descendance est issue de deux ascendants éponymes qui sont les père et mère (avec chacun son patronyme) du narrateur. Elle présente, par ordre de primogéniture, la fratrie du narrateur. Les paradigmes qui les identifient sont semblables. Les titres sont aussi militaires mais on peut en voir de nouveaux : Chevalier et Commandeur de Saint-Grégoire-le-Grand, Officier de la Légion d'honneur, Distinguished Service Order. Les professions sont présentes pour les hommes du nom et pour les alliés des femmes. On peut lire, dans l'ordre de primogéniture chez les premiers : administrateur des hospices et notaire à Lyon, lieutenant-colonel d'artillerie, associé d'agent de change, et chez les seconds, fabricant de soieries pour l'un et pour deux d'entre eux fabricants de rubans.

Grâce à cette généalogie, les lecteurs peuvent découvrir l'identité du narrateur et sa place dans l'univers de sa famille : un descendant de Pierre-François Delérable et de Camille-Marguerite-Gabrielle d’Arras, cinquième de sa génération sur neuf et troisième fils. Les traits indiqués sur lui sont les suivants :

‘“JOSEPH-MARIE-GILBERT-HENRI
lieutenant-colonel D'ARTILLERIE
Officier de la Légion d'honneur, Croix de Guerre
Distinguished Service Order
né à Mareuil, le 6 avril 1863
marié à Lyon, le 23 mai 1889
à Thérèse Moroy, née à Lyon, le 12 décembre 1867.”’

A observer ces quatre généalogies terminant le récit – trois descendances et une ascendance – nous constatons que le narrateur choisit dans chaque cas ses parents pour éponymes. Ainsi, il se rattache et rattache ses descendants à un couple dans lequel la femme est la mieux née de ses maternels et l'homme l'exemple du grand bourgeois chez ses paternels. Nous remarquons aussi qu'il ne s'inscrit pas dans le même tableau généalogique que ses enfants. Nous nous sommes interrogée sur les objectifs d'une telle disposition. En effet, dans l'ordre d'exposition, il présente la génération des petits-enfants de son père morts pour la France, puis celle de tous les petits-enfants et arrière-petits-enfants, et enfin la sienne, mais juste après avoir introduit son ascendance paternelle (voir tableau).

La succession des tableaux généalogiques présentés à la fin du récit
La génération des petits-fils du père du narrateur morts à la guerre de 1914
Le “Tableau généalogique de la famille Delérable-d’Arras” avec tous les petits-enfants et arrière-petits-enfants de ce père
L'ascendance de Pierre-François Delérable (1817-1902) et de Camille-Marguerite-Gabrielle d’Arras”
“Les descendants de Pierre-François Delérable (1817-1902) et de Camille-Marguerite-Gabrielle d’Arras (1830-1875)” avec les enfants de ce père.

Ainsi, la descendance des petits-enfants et arrière-petits-enfants se trouve encadrée par le tableau généalogique des petits-fils morts pour la France et celui de l'ascendance paternelle du narrateur. Elle est placée entre deux tableaux présentant les morts de leur famille. Cet encadrement généalogique la protège-t-il de la génération des parents directs ? Ou bien lui rappelle-t-il ce qu'elle leur doit ? Quoi qu'il en soit, entre la génération de ses parents et elle, l'ascendance paternelle fait un écran. Cette disposition des généalogies et le choix de leurs éponymes figurent-ils l'attente que le narrateur a de donner à ses descendants un modèle qui ne soit pas sa génération ? Les lecteurs sont, en fin du récit, orientés plus précisément sur les contours du groupe des ascendants dans lequel ils peuvent puiser leurs sources identitaires : ce sont les ascendants paternels du narrateur, depuis son père et sa mère jusqu'au premier membre prouvé.

Mais, remarquons encore que le narrateur n'affilie pas explicitement ses descendants à ses parents : il les introduit bien dans une généalogie mais au titre de la famille que leurs deux noms ont allié  : pas au titre de leur descendance. La nuance paraît minime, mais elle permet de mieux saisir ce qui l'a amené à se séparer de la génération de ses enfants et petits-enfants dans son inscription généalogique. En effet, dans cette généalogie, chacun des petits-enfants de son père est un éponyme pour sa propre descendance : ils ont chacun un espace pour eux et pour leurs enfants respectifs. Il n'y a pas d'éponyme désigné pour les relier tous. Le narrateur les a-t-il voulu libérés du joug du passé pour les rendre libres de l'avenir, mais tout de même inscrits au sein de la famille qu'il leur a identifiée comme la plus exemplaire, et liés par la fratrie et le cousinage ? C'est dans la tradition de cette famille qu'ils pourront puiser l'esprit pour faire leurs choix identitaires et ceux de leurs enfants.

Notes
546.

. Cette mentionretrace les circonstances de la mort de chacun des trois petits-fils sur 3 pages.

547.

. Une mention est un témoignage qui produit l'esprit à l'origine de faits rapportés. Ce terme provient, étymologiquement, de mens, mentis qui signifie esprit.

548.

. Cette descendance couvre 8 pages.