Les positions de l'énonciation

Le narrateur convoque ses lecteurs dès l'adresse sur le fait que les renseignements qu'il va consigner concernent des ancêtres et parents qui leur sont communs à lui et à eux (nos ancêtres et nos parents) : les Collas et les Conavis, en fait ses branches paternelle et maternelle à lui. Puis il les invite à se concevoir d'une même famille qu'il définit, on l'a déjà vu, comme une entité dont chaque membre fait partie. Enfin, dans le récit proprement dit, il s'assure, dès les premiers mots, de l'attention de ses lecteurs pour trouver avec lui dans le tableau généalogique n° I leur premier ancêtre à Boulieu.

Dans son chapitre sur son oncle paternel, il désigne celui-ci comme notre oncle et son épouse comme notre tante : deux termes qui disent plus qu'un lien de filiation : un lien d'appartenance. Mais, qui est sous ce nous ? Ses descendants et lui ou bien sa fratrie et lui ? A plusieurs reprises, dans le récit, le lecteur se posera la question. Ici, ils peuvent bien être les oncle et tante pour les générations du narrateur comme de ses enfants et petits-enfants ? On apprend que la propriété de cet oncle était leur but préféré de promenade et que leur accueil était permanent et chaleureux, avec le même sourire de bonté.

‘“Le Potêt était notre but préféré de promenade malgré son éloignement de Belleville : nous y étions toujours accueillis avec le même sourire de bonté” (p. 7).’

Dans cet énoncé, le sujet collectif évoqué ne comprend pas les lecteurs puisqu'ils n'étaient pas nés à cette période. Il représente ses parents, ses frères, sœurs et lui-même : une famille réunie, une famille unie, une famille qui parle d'une seule voix ! Mais, pour autant, n'est-il pas attractif pour ses descendants de se retrouver sous son paradigme étant donné la force affective qui se dégage des paroles du narrateur ? Avec la description qui s'ensuit, enfants et petits-enfants sont convoqués à voir dans le mode de vie de ces oncle et tante des valeurs exemplaires. Mais, en fin du chapitre, on l'a vu traité comme une évidence familiale, le narrateur dit son regret de la perte de cette propriété, après la mort de son cousin, ordonnant cette perte au sort malheureux de toutes les propriétés de famille leur ayant appartenu. Comment définir ce sujet collectif propriétaires poursuivi par le destin ? Est-ce sa génération : lui, et ses cousins germains ? On pense aussi aux cousins maternels qui ont liquidé la propriété de Frontenas ! Mais, son grand-père paternel n'a pas eu non plus la propriété de Boulieu ! Son grand-père maternel n'a eu qu'une contrepartie au château de Bagnols ! Aussi, est-ce toute la famille qui est touchée par ce malheur, y compris, par effet de conséquence, ses descendants qui n'ont rien.

Dans le chapitre suivant qui concerne le père du narrateur, celui-ci désigne ses parents comme sujet collectif dans trois contextes uniquement. Le plus généralement, il adopte deux acceptions : mon Père et ma Mère ou le Père et la Mère. Mais, il ne commence à emprunter la seconde acception que lorsqu'il entre dans le récit de leur histoire de l'année 1870. Il explique alors, à ce moment-là, qu'entre frères et sœurs (nous), ils les appelaient ainsi. Pourquoi l'année 1870 ? C'est l'année où éclata la guerre avec ses conséquences sur la vie familiale ; elle assombrit la maison (p. 21) et tout contribua à l'attrister, explique-t-il (p. 25). Avant cette date, sa mère était déjà souffrante mais leur vie était heureuse 549 .

‘“Restaient à la maison, seuls le Père(entre nous, nous disions toujours “Le Père”, “La Mère”) accaparé tout le jour par ses clients et que l'on ne voyait qu'aux heures des repas, la Mère presque toujours étendue sur sa chaise-longue à la salle à manger (…)” (p. 21).’

Enfin, il continue ces deux modes de désignation jusqu'à la fin du récit, reprenant exceptionnellement la première personne du singulier : ce ne fut que lorsqu'il raconta l'histoire des années 1873 et 1892 aux moments où il présente les décès de sa mère (1873), de son oncle maternel (leur tuteur) et de sa belle-sœur (tous deux en 1892). Mais, lors du récit de l'année 1873, où commença les grandes épreuves, il adopte l'acception collective du nous lorsqu'il conclut sur leur vie en décembre de cette année-là : il dira alors notre mère et notre père.

‘“Nous n'y reverrions plus ni notre Mère, ni nos grandes sœurs ! C'est alors que je compris toute l'étendue de nos malheurs (…)” (p. 47).’

Dans un second contexte, il reprendra le sujet collectif lorsqu'il raconte que l'un de ses frères est ordonné prêtre. Dans cet instant du récit, il dira : notre Père (p. 57). Est-ce parce que l'émotion est très forte ? Rappelons que ce frère, très fragile de santé, mourra peu après, dans la fleur de l'âge. Ou bien, est-ce parce que toute la famille bénéficie de ce choix de l'un des siens : un honneur et une source de grande grâce pour elle ?

‘“Il fut ordonné prêtre le 24 décembre 1885, au grand séminaire de Lyon. Notre Père était venu de Belleville et toute la famille put assister à l'ordination. Le lendemain, jour de Noël, assisté du Père Emile Collas, notre cousin, il dit dans l'ancienne chapelle de Fourvière sa première messe, à laquelle assistait la famille. Il m'avait demandé de la lui servir.
Celui qui a vraiment la foi ne peut assister sans une profonde émotion à cette cérémonie d'Ordination de l'un des siens et à sa première messe : Dieu l'a choisi parmi tant d'autres pour en faire son prêtre et l'investir des pouvoirs les plus sacrés. Quel honneur et quelle source de grandes grâces pour la famille !” (p. 57).’

Le troisième contexte dans lequel le narrateur présente en terme collectif son père est l'époque de sa vie où il put prendre possession de la propriété de Dracé achetée 4 ans auparavant.

‘“Au cours de l'année 1881, le Père a acheté la propriété de Dracé (…). Mais (…) ce n'est qu'en 1884 que le Père put en prendre possession et aller y passer les mois d'été (…). Tout en étant à Lyon, nous pouvions suivre la vie de notre Père, car nous revenions à Belleville tous les samedis après-midi jusqu'au lundi. Au surplus, notre Père n'ayant plus la charge de son Etude, venait faire de fréquents séjours chez Lucie qui le retenait le plus longtemps possible” (p. 79). ’

Cette année 1884 amena le narrateur et sa fratrie à vivre à la fois les effets de la jouissance de la propriété de leur père mais aussi de celle de la disponibilité enfin advenue de celui-ci. Ainsi, ces trois contextes sont trois moments-clefs de l'histoire de la famille du narrateur à cause de la particulière émotion qu'ils suscitèrent et des répercussions qu'ils entraînèrent pour l'avenir.

Il désigne, aussi, à partir de l'année de la tragédie, ses sœurs décédées comme nos grandes sœurs, puis sa sœur aînée comme notre sœur. Cette dernière sacrifia sa vie à élever sa jeune fratrie. Mais, leur père a veillé à ce qu'elle mît fin à ce sacrifice. Pour autant, elle avait le rôle de maîtresse de maison dans la propriété de famille de son père.

‘“Chaque ménage amenait sa domestique, mais il n'y avait qu'une seule direction entre les mains de notre chère Lucie, qui avait bien voulu s'en charger. Et le Père était tout heureux au milieu de ses enfants et petits-enfants” (p. 77).’

Le narrateur a une dette envers elle. Ses autres frères et belles-sœurs seront, eux aussi, qualifiés par un possessif collectif, mais ils ne le seront que dans les énoncés qui relateront leur mort. Il faut ajouter à ce mode de désignation celui des collatéraux. On l'a vu avec leur oncle paternel, mais il y a aussi leur cousin paternel qui assista son frère pour sa première messe (voir le texte ci-dessus) et le cousin de leur mère, leur tuteur 550 . Ainsi, comme précédemment, la désignation d'un membre de la fratrie et de la parentèle s'accompagne d'un nous dans des contextes émotionnels forts : des décès, l'ordination du frère du narrateur, la vie sur la propriété.

Lorsque vient le temps de parler de sa famille, cette fois en un nous composé de sa femme, de ses enfants et de lui, on a vu qu'il évoquait l'évidence de leurs savoirs communs sur leur vie matrimoniale dans laquelle son épouse fut sacrifiée. On peut remarquer que là encore, il évoque des jours assombris.

‘“Durant ces 43 ans, nous avons eu des jours assombris par des inquiétudes, des opérations, des maladies, mais nous avons eu aussi bien des joies, bien des satisfactions, bien des jours heureux, et le souvenir de ces joies, de ces satisfactions, de ces jours heureux effaçait en nous le souvenir des jours sombres. Je dois reconnaître que la Providence a répandu d'abondantes bénédictions sur notre famille et nous devons l'en remercier” (p. 89).’

Ainsi, le temps de la vie matrimoniale du narrateur a laissé aussi trace de jours assombris comme celui de son enfance l'a fait. A ces deux étapes de sa vie, sa famille a partagé le même sort. Mais, au moment où il va clore son récit, il indique, toujours sous le paradigme du nous, qu'il y a des différences entre les deux temps, car ce furent des inquiétudes, des opérations et des maladies qui ont été responsables de l'assombrissement du second temps, pas la mort répétée. D'autre part, il y eut des souvenirs heureux. En effet, la Providence a répandu d'abondantes bénédictions sur eux. Mais, surtout, ce qui fut central, c'est que les jours heureux ont pu effacer les jours sombres. Le narrateur s'inscrit, à quelques lignes de la fin de son écriture, à l'intersection de deux générations, l'une formant un nous structurel, contenant sa fratrie, lui et ses parents, et qui vécut des malheurs, et l'autre formant un autre nous, aussi structurel, contenant ses enfants, ses petits-enfants, lui-même et son épouse, qui vécurent certes des jours sombres, mais pas des malheurs, seulement des drames effaçables par les bonheurs. Ce qui reste de la vie du premier nous c'est un sentiment d'angoisse et de profonde tristesse toujours présent. Mais ce qui résulte du souvenir du second nous, c'est le souvenir des jours heureux. Le mauvais sort gouverna leur vie familiale longtemps, mais la Providence permit à celle-ci de voir les jours heureux l'emporter !

Quant à la partie du récit consacrée à ses maternels, le narrateur y présente aussi son grand-père en termes de notre Grand'Père  ; en tant que tel, on est informé sur sa naissance, son mariage mais surtout longuement sur sa propriété et sur ses activités sociales et politiques. On a vu qu'il constituait un des modèles de vie les plus puissants offert aux identifications des descendants : à cause de ses valeurs supérieures dues à ces activités, mais aussi à cause de l'intensité émotionnelle que le narrateur laisse passer lorsqu'il parle des séjours que lui et sa famille faisaient dans sa propriété pendant les vacances, et enfin à cause de son attitude toute paternelle pour son père l'année 1873. On se souvient de ces lettres dans lesquelles le père du narrateur se confie à ses propres beaux-parents, comme il l'aurait fait à ses parents, en les appelant “Mon cher Père et Ma chère Mère et se disant leur fils. On lit aussi notre Grand-Mère au décès de celle-ci.

Ainsi, dans le cas des maternels comme dans celui des paternels, dans les premiers temps de la famille comme dans son second temps, ce sont les mêmes émotions qui amènent le narrateur à désigner les membres de celle-ci sous le paradigme syncrétique du nous. Certes, les lecteurs ont pu supposer qu'il s'associait certains de ces membres plus que d'autres selon les contextes qu'il décrivait. Mais, dans la mesure où il n'use pas de ce paradigme systématiquement et qu'en plus il le rapporte aux mêmes événements émotionnels pour tous, nous pouvons supposer qu'il appelle ses descendants aussi à l'y rejoindre.

Pour continuer d'affiner le mode de relation que le narrateur veut créer entre sa famille et ses descendants, observons, maintenant, les événements pour lesquels il se rend seul sujet dans la narration. Dans l'adresse, il assume personnellement sa position d'auteur et les motivations qui l'animent. Puis, dans le chapitre concernant les origines de sa branche paternelle, il présente son grand-père. C'est mon grand-père , et non notre grand-père comme il l'exprimera au sujet de son grand-père maternel. On voit bien là les forces du syncrétisme du nous ! On sait qu'il n'a pas connu ce grand-père.

Concernant son oncle, le narrateur le désigne, comme nous l'avons vu, en termes de notre oncle mais ce n'est pas le cas chaque fois. Il l'évoque en son nom propre chaque fois qu'il dit le manque de renseignements qu'il a sur lui. Il le présente aussi ainsi quand il parle du mois qu'il a passé chez lui pendant l'année 1873 : un mois lui ayant laissé d'agréables souvenirs !

‘“C'est chez eux que j'ai passé le temps de ma convalescence après ma fièvre typhoïde en décembre 1873, un mois qui m'a laissé d'agréables souvenirs” (p. 9).’

Le narrateur décrit encore l'histoire de son oncle en terme de je lorsqu'il raconte qu'il a assisté à ses funérailles. Mais là, il n'est pas le seul témoin, il est avec son épouse qu'il présente pour la première fois.

‘“Votre mère et moi avons assisté à ses funérailles à Régnié, etnous l'avons vu conduit au cimetière sur une sorte de prolonge attelée des deux vaches, très probablement suivant la coutume du pays pour les habitations éloignées de l'Eglise, comme l'était le Potêt” (p. 12).’

Le narrateur se présente dans la narration de cet événement comme associé à son épouse. Pourquoi apporte-t-il cette précision à ses lecteurs ? Au vu de la description des funérailles qu'il fait, on peut se demander si la raison n'en est pas dans l'exception du mode de cérémonie : une exception qui fait signe de la fin d'un temps dont eux – parents – sont les derniers représentants : la fin des temps de la propriété ! C'est, d'autre part, à ses enfants plus qu'à ses petits-enfants qu'il s'adresse puisqu'il désigne son épouse comme votre mère. Pourquoi est-ce en tant qu'enfants que les lecteurs sont convoqués à entendre ce qui se dit là ? La situation se représentera dans des termes semblables pour le décès du cousin maternel.

On trouve une dernière information sur cet oncle en terme de je lorsque le narrateur rappelle les dates de son décès et de celui de sa tante. Pourtant, il les avait déjà données avant dans ce chapitre. Il fait un rappel à l'attention de ses lecteurs.

‘“Je rappelle que notre oncle Jules Collas est décédé le 4 octobre 1879 et sa femme, Célestine Deleau, le 20 juillet 1890” (p. 55).’

Pourquoi le narrateur éprouve-t-il le besoin de faire un rappel sur les dates de ces décès ? On peut remarquer qu'il reprend ces informations juste après qu'il a indiqué les décès de ses deux grands-parents maternels : ces deux couples propriétaires capitaux pour la famille ! On comprend qu'en l'espace de deux ans les deux hommes sont morts : une double épreuve pour lui, qui venait 5 et 6 ans après les décès de 1873.

On a vu enfin que le narrateur se rattachait aussi à ses parents en son nom singulier 551 . C'est en 1873, autant que dans l'adresse, qu'il s'engage le plus personnellement dans son énonciation, lorsqu'il arrête ses lecteurs sur le sentiment d'angoisse et de profonde tristesse qu'il ressent encore à l'heure où il écrit les quelques lignes relatant le moment où il revint de sa convalescence chez lui ; il avait alors 9 ans, sa mère et ses sœurs venaient de mourir.

‘“C'est alors que je compris toute l'étendue de nos malheurs et j'éprouvai en entrant un sentiment d'angoisse et de profonde tristesse que je ressens maintenant encore en écrivant ces quelques lignes comme toutes les fois que ma pensée se reporte à cette année 1873” (p. 47). ’

Comme dans le récit précédent, le narrateur réfère à sa position d'auteur à un moment tragique de son récit. Ce sentiment à son retour revécu dans l'écriture est le point d'orgue affectif de sa vie comme de sa narration. Il est la métonymie de sa pensée évoquant cette année-là. Mais, si le narrateur rend témoins ses lecteurs de son caractère toujours vivant, il ne les convoque pas eux-mêmes à l'éprouver. Ils les appelle seulement à prendre conscience de l'étendue de leurs malheurs car les effets, eux, leur reviennent en héritage. Il provoque la compassion, une identification optimum pour lui permettre par la suite de procéder à l'analyse réaliste des répercussions que ce sentiment engendra dans les générations postérieures.

Lorsque le narrateur conclut, il mêle les énonciations du je et du nous. Il invite à voir que l'écriture a effacé d'un degré supplémentaire les éprouvés encore vivants en lui lorsqu'il rédigeait. En effet, celle-ci a fait plus que sa famille au temps matrimonial : elle lui a laissé le souvenir de la tristesse mais à ses côtés, aussi celui des joies. Aucun sentiment ne l'emporte plus. Les deux se côtoient. Les poids entre tristesse et joies s'égalent. Le sentiment d'angoisse a-t-il disparu ? Le narrateur ne le dit pas mais il n'en reparle pas. La tristesse, elle, a perdu de sa profondeur. Les lecteurs, alors, peuvent être libres de retenir d'autres souvenirs de leur famille, à savoir la valeur et les mérites qui en ressortent. Avec l'écriture, le narrateur et ses lecteurs ont pu sortir de l'ère des malheurs qui ne s'effacent pas pour entrer dans celle des souvenirs des valeurs et mérites qui s'accumulent.

Enfin, observons une dernière modalité de l'énonciation : celle du vous qui sépare du je et qui permet l'interlocution. Nous l'avons déjà rencontrée dans l'expression des savoirs évidents de la famille : “vous savez (…)”. On y voit la pertinence de la stratégie du narrateur qui fait reposer son contrat de confiance sur ces savoirs, mais qui se différencie du sujet collectif auquel il s'adresse pour créer une interlocution à partir de laquelle il pourra effectuer une autre analyse. On trouve aussi cette modalité ailleurs : exclusivement lorsque le narrateur parle de son épouse. Il dit toujours votre Mère : ainsi, par exemple, on la constate lorsqu'il présente sa rencontre avec elle, dans le récit.

‘“J'avais vu votre Mère pour la première fois en janvier 1890, à une soirée chez Madame (…)” (p. 89).’

Nous nous sommes demandée pourquoi le narrateur n'avait pas désigné d'autres membres de sa famille comme il l'a fait pour son épouse. S'il pouvait lui être difficile de dire mon épouse ou ma femme ou son prénom, s'adressant à ses enfants, il aurait pu utiliser le paradigme vous pour désigner les autres comme votre oncle, votre grand-père, votre cousin, etc. ; sur le plan syntaxique, c'était aussi juste que de dire notre oncle, notre grand-père, notre cousin, etc. ! Est-ce pour bien différencier les deux mères de cette même famille : la sienne et celle de ses enfants ? Son épouse a-t-elle été le seul membre de la famille à pouvoir se tenir hors du nous touché par le malheur, car issue d'une autre famille ? Est-ce son dévouement et son sacrifice qui ont gagné sur celui-ci ?

Comment les lecteurs se placent-ils devant un héritage familial émotionnellement si fort et qui sort de l'épreuve élevé par les qualités de ceux qui l'ont constitué et qui peuvent en attester ? Ce ne sont sans doute pas les preuves issues des extraits de l'état civil ou d'actes notariés qui donnent du poids à la crédibilité du narrateur. Dans ce récit, les effets de vérité émanent d'abord des extraits de la correspondance échangée entre son père et les beaux-parents de celui-ci, et de la grande émotivité du témoignage direct du narrateur lui-même. Ils laissent place à l'engendrement d'un transfert affectif des lecteurs sur ce dernier qui pourra alors les faire sortir du mythe du malheur et découvrir leur identité.

Notes
549.

. Le récit de l'histoire de cette année 1870 (le temps de l'assombrissement) est séparé par un trait du chapitre précédent (les temps heureux). Un autre trait le séparera du chapitre suivant (celui de l'année 1873 : le temps des grandes épreuves).

550.

. Cet oncle est leur subrogé-tuteur à partir de la mort de sa mère. Le père du narrateur avait de l'estime pour lui. C'est pourquoi il l'avait demandé pour tenir cette fonction auprès de ses enfants. Il était magistrat. Il était investi, en effet, du rôle de père pour le narrateur et devenait aussi l'objet d'une dette héritée pour ses enfants.

551.

. Nous n'avons pas relevé chaque énonciation qui l'engageait comme sujet singulier ; leur nombre aurait rendu cette analyse trop longue. Nous avons préféré prendre le parti, comme nous l'avons vu, de marquer les exceptions et, comme nous allons le voir, de privilégier les engagements les plus radicaux.