Les positions de l'énonciation

Observons quels événements familiaux le narrateur présente sous le paradigme syncrétique du nous. On s'aperçoit que, chaque fois qu'un tel paradigme paraît dans le texte, il oriente les lecteurs sur la question de la preuve de faits énoncés ou au contraire sur son absence. On voit ainsi le narrateur suivre pas à pas la destinée de certains de ses ascendants, mettant l'accent, par l'intermédiaire de cette question, sur des faits les honorant ou les ayant affectés, et ceci, autant pour sa lignée patrilinéaire que pour celles maternelles. C'est ainsi qu'il s'adjoint spécifiquement ses lecteurs sur les trajectoires d'ascendants qui ont été confrontés à deux épreuves.

Tout d'abord, observons les cas pour la première catégorie d'épreuves. En effet, le narrateur s'est attaché l'attention de ses lecteurs pour leurs ascendants qui ont vécu aux périodes révolutionnaires, notant les événements, mais aussi les trous dans leur mémoire. C'est le cas pour son premier ascendant patrilinéaire né à Lyon et pour trois de ses ascendants en lignées maternelles, tous trois ayant disparu un temps donné et émigré. Voyons pour l'ascendant patrilinéaire, le fils de l'enracineur.

‘“Il fut entraîné lui et sa famille, dans la terrible tragédie du siège de Lyon. Grâce aux pièces d'archives que nous avons pu retrouver, nous pouvons le suivre pendant cette période. Celle-ci fut sans doute si pénible que rien ne fut transmis à ses descendants, et sans les actes retrouvés nous ne saurions rien des activités héroïques de Pierre-Claude Armand en 1793. (…)
Le 1er juin, c'est-à-dire au début du siège, il est membre de la section 'concorde', nous trouvons sa signature aux côtés de celle de Gayet de Lançin. Il devait avoir un poste important dans cette section, car cette pièce ne porte que les signatures nommées ci-dessus, et ceci au nom de toute la section (…)
Le 10 octobre 1793, la ville de Lyon était tombée. Pour sauver sa tête, Pierre-Claude Armand n'eut qu'une solution, fuir en Suisse. Pourquoi en Suisse ? Combien de temps ? Comment ? Nous ne savons rien” (p. 9).’

La recherche de la preuve a permis de découvrir l'héroïsme de l'ascendant mais aussi son pendant, le drame de son exil. L’auteur a la preuve de l’héroïsme dans ses pièces d’archives, mais pas celle de l’exil en Suisse. Pour autant, il évoque le caractère dramatique de ce moment. Comment le narrateur sait-il que la Suisse fut le lieu d'émigration ? Il propose une probabilité.

‘“Toutefois, il est à noter que Philippe Quinsier, beau-frère de Pierre-Claude Armand, avait une propriété à Masongy, près de Genève. Il est donc possible que la famille se soit réfugiée là” (p. 9).’

Le fils de cet ascendant était enfant, lors de la période révolutionnaire. Lui aussi, donc, est un objet d'attention : comme pour le père, le narrateur dit ne pas savoir comment se passa l'émigration pour son compte (p. 13).

Qui sont les sujets auxquels s'associe le narrateur pour faire l'instruction des lecteurs et qui commentent les sources devenues dorénavant propriétés collectives de la famille avec lui ? Sont-ce ses frères et sœurs, ses cousins, ses enfants, ses lecteurs en général ? Il n'y répond pas : sans doute, sont-ils tous ceux qui souhaitent se joindre à lui comme témoins de l'existence et du contenu de ces sources !

Examinons, aussi, les trajectoires des maternels. Pour la première – celle du petit-fils de l'enracineur, il s'arrête sur l'émigration du père de sa mère.

‘“A-t-il émigré, nous ne le savons pas ?” (p. 51).’

Et pour la seconde – celle du père de la mère de l'arrière-petit-fils de l'enracineur, il fait de même.

‘“Il échappe au tribunal et nous le retrouvons 'homme de loi' sous le directoire (…)” (p. 69).’

Le narrateur laisse-t-il penser à une émigration possible ? Quoi qu'il en soit, l'émigration est un événement de la vie familiale auquel il porte une attention toute particulière, faisant surgir des questions sur son propos ou suggérant des hypothèses la concernant quand elle est vraisemblable. On l'a vu aussi dans l'histoire de l'enracineur.

Les lecteurs sont encore pris à témoin sur l'émigration du troisième ascendant, mais pas pour les mêmes raisons et pendant la Révolution de 1830. En effet, à la fin de cette année-là, celui-ci est menacé de prison pour dettes suite à sa prodigalité concernant les œuvres d'art de sa collection et doit partir pour la Suisse.

‘“Les créanciers réclament leurs dus. Nous sommes à la fin de l'année 1830. Impossible de payer, c'est la saisie, et la menace de prison pour dettes (…). Jean-Jacques s'est sauvé, il est en Suisse, à Genève, chez son ami Mébat” (p. 70).’

Ainsi, les émigrations ont affecté la famille dans son équilibre. Nous avions vu l'importance émotionnelle de la première émigration – celle de l'enracineur – et déjà noté la structure particulière de l'énonciation lorsqu'il s'agissait de cet événement. Mais, à la différence de ces derniers ascendants, curieusement le narrateur ne se fait pas sujet collectif pour l'enracineur. Il ne s'adjoint pas ses lecteurs pour constater. Pourquoi ? Ce n'est pas à cause de l'absence de preuve puisqu'il en manque aussi pour ces derniers. Nous pouvons faire l'hypothèse que c'est à cause de leur appartenance à la génération qui a vécu la Révolution car il ne dit nous que dans le cours de cette époque. Il constitue donc la vie durant celle-ci comme un temps d'épreuve pour la famille dont il attend que ses descendants en aient bien la conscience.

Enfin, le narrateur se rend témoin avec ses lecteurs d'une autre catégorie d'événements ayant éprouvé leur famille. Ainsi, il fait remarquer l'absence de leur savoir sur les conséquences de la peste de 1628, à Lyon, sur les alliés de l'enracineur : la famille eut-elle des victimes pendant cette période ? .

‘“La famille Rostaing eut-elle des victimes pendant cette période ? Nous n'en savons rien. Dans tous les cas, Mathieu et son père ont survécu car nous les retrouvons l'un et l'autre un peu plus tard” (p. 44).’

Pourquoi pointer ce fait ? Est-ce à cause de la présence de victimes ? Voyons, pour les autres alliés.

‘“Marie Chorlès était veuve depuis bientôt deux ans, son mari ayant été assassiné le 22 juillet 1752 par le sieur Goutaz, du moins c'est ce que nous indique le curé de Montrottier lors de l'enterrement du malheureux Pierre de Jamely” (p. 44).’

On peut constater que l'épouse fut la veuve d'un noble qui fut assassiné. La famille est encore mobilisée sur une victime : un noble assassiné mais avant la Révolution.

On apprend après que la descendance des fils du premier mariage de cette veuve donna deux célèbres botanistes, mais que pour la descendance de son second mariage, le narrateur (nous) ne connaît rien de la destinée des enfants de son fils aîné. Pourquoi le narrateur sollicite-t-il ses lecteurs sur ces précisions ? On le comprend après. En effet, la famille descend du second fils et a toujours cru qu'elle descendait, par cette branche alliée, de la lignée noble, à cause de confusions de générations et de prénoms. Un double mariage a été à l'origine de ces confusions que le narrateur a voulu rectifier avec la plus grande discrétion.

‘“Son parrain fut Mathieu Sibier, sa marraine Louise de Jamely, femme de Baltazard Chorlès, cousin germain du nouveau né (et non grand-père comme le croyaient les généalogistes du XIXe siècle). Cette erreur faisait descendre les Armand des Jamely)” (p. 45) 554 .’

Ainsi, le narrateur oriente la perspective de ses lecteurs sur les victimes de leur famille : victimes de la peste, victime d'un assassinat. En associant la première catégorie d'épreuves, on peut remarquer que ce qui noue le destin du narrateur à ses lecteurs et à leurs ascendants est le statut d'émigré et de victime. On y a vu les hommes qui en ont pâti. Mais ne peut-on y joindre la lignée patrilinéaire elle-même. N'a-t-elle pas elle aussi été victime des erreurs généalogiques des généalogistes du XIXe siècle deux fois ? A cause de cela, elle n'a pas fait mémoire de l'émigration de celui qui fut la preuve de sa bourgeoisie. Pourquoi ce statut est-il si fédérateur pour le narrateur ? La raison en est-elle dans les effets de la tragédie de la période révolutionnaire sur sa sensibilité ? Ou bien, provient-elle de la représentation qu'il a voulu donner de son ascendance ? Il faut remarquer, en effet, que la structure de cette énonciation collective n'est relevée que chez des ascendants nés avant ou pendant la Révolution. Vise-t-elle à signifier que même bourgeois, les hommes de sa lignée patrilinéaire ont été loyaux à la cause que la famille a toujours pensé défendre depuis son arrivée à Lyon. Le narrateur ne veut pas modifier la représentation que sa famille a du destin socio-politique de ses ascendants, il souhaite seulement qu'elle ne se rattache pas à des pères qui ne sont pas les siens.

Le narrateur polarise le transfert affectif de ses lecteurs, dans ce récit, avec l'évocation des victimes de l'émigration que compte son ascendance. A la fois, il rassure ceux-ci sur leurs loyautés à leurs pères et peut introduire la victime qu'a pu être l'enracineur, qui émigra lui aussi : en effet, il ne cherche pas à ce qu'ils s'identifient aux victimes des révolutions. Son sentiment d'appartenance vibre sur la victime de l'émigration que fut leur enracineur porteur de tous les traits du bourgeois. Celui-ci n'est évidemment pas désigné, explicitement, comme victime puisque l'émigration qu'il fit porte l'indicateur de son origine bourgeoise. Mais, c'est sur son sort qu'il s'agit de se pencher : celui d'un homme qui émigra, mais pour réussir à introduire toute sa descendance dans l'élite lyonnaise et même aristocratique.

Enfin, remarquons qu'avec son paradigme syncrétique nous, le narrateur plonge métaphoriquement ses lecteurs avec lui dans le passé de leur famille. Il les y guide pas à pas. Reprenons les énoncés précédents pour le constater. Ainsi, peut-il dire : nous le retrouvons 'homme de loi' sous le directoire , mais aussi nous sommes à la fin de l'année 1830 ou bien encore nous les retrouvons l'un et l'autre un an plus tard , etc. En effet, dans ce récit, narrateur et lecteurs sont impliqués dans la vie de leurs ascendants. Ils sont ainsi accompagnés dans la traversée de chaque époque en voyant vivre leur lignée patrilinéaire et leurs lignées maternelles et peuvent s'assurer en témoins directs de la validité des faits avancés.

Notes
554.

. La double parenthèse est dans le texte. Elle marque l'enjeu de l'information !