Récit 5 :

On sait que le premier narrateur amène ses auditeurs à voir leurs origines communes en deçà de la maison de leur grand-père commun, vers le très grand nombre de leurs ancêtres dont la plupart ont eu un destin obscur et humble de terriens. Pour en décrire la vie, il fait appel à des lieux communs de la rhétorique particulièrement persuasifs, à savoir l'évocation et la suggestion et lorsqu'il lui manque les connaissances, il se fait aider de citations. Il dépeint, alors, ses ascendants, pas tant par des actes d'état civil qui ne peuvent que livrer des indications restreintes ne disant rien sur eux, mais par l'intermédiaire de références illustres (littéraires, politiques et religieuses) qui savent, mieux que lui, parler de la vie de la terre. Il ne peut pas prouver ; aussi, il fait apparaître les réalités de ses ascendants dans la lettre et par la lettre, à travers l'imaginaire de ses auditeurs, et fait la lumière sur l'ombre immémoriale dans laquelle la famille a trouvé ses origines. Ses citations portent en elles une force émotionnelle particulièrement aiguë en cette période de libération de la guerre de 1939-45, pendant laquelle la terre de la patrie est un enjeu. Leurs nous s'ajoutent aux nous du narrateur et importent par les jeux du syncrétisme leur concours pour faire de ces ascendants anonymes des individus sur lesquels un transfert affectif est possible. Le narrateur vise, ainsi, avec sa démonstration, à fixer la mémoire de ses auditeurs à partir des lieux dans lesquels leurs traces ont été mêlées à celles de leurs ancêtres. Il fait de même au sujet de ses deux ancêtres déjà en lumière.

Le second narrateur, lui, on s'en souvient, guide ses auditeurs de l'histoire de la maison elle-même à celle de son bâtisseur et de leurs habitants. Il part des plans et de ses modifications, puis va vers les souvenirs des activités de vacances passées ensemble sous son abri. Puis, avec ses nous syncrétiques, il transfère ces souvenirs chaleureux que tous ont partagés sur la mémoire de leur grand-père qui en fut le responsable mais aussi sur son épouse et sur leurs descendants. Il évoque sous ce paradigme les membres de sa génération, mais aussi ses auditeurs de telle manière que ces derniers se retrouvent mêlés aux premiers dans les mêmes souvenirs.

En effet, en relevant les informations sur lesquelles le narrateur convoque ses auditeurs à le rejoindre pour constater la vie de leur famille dans la maison, on voit que les destinataires des bienfaits apportés par le grand-père deviennent des bienfaiteurs à leur tour pour leurs enfants et que ceux de la génération suivante ont fait de même pour leurs enfants : les parents et plus particulièrement les mères, comme on le sait, puis sa génération à lui. On observe aussi que pour ce qui concerne l'avenir, prier Dieu permet d'espérer voir ces bienfaits passés se perpétuer encore. Ainsi, malgré la déchristianisation des campagnes, la famille peut imaginer poursuivre sa tradition en conciliant ses attachements à Dieu, à la famille, à son prochain et à son domaine dans un cadre qui n'est plus celui d'une vie rurale humble et d'une illustration suggérée par Dieu, mais d'une bourgeoisie en ascension sociale appartenant à une élite. Elle peut rester attachée à ces mêmes objets d'amour mais les redistribuer autrement.

Le narrateur affilie le groupe des descendants présents à la commémoration, à leur aïeul, mais ne les nomme pas au sein d’une généalogie. Il leur donne un éponyme maternel qui n'apparaît pas noble mais, nous l'avons vu, qui appartient à l'élite de la bourgeoisie de sa petite ville et est la mieux née des patrilinéaires que l'on connaisse jusqu'à son époux. Il les introduit plutôt dans des cycles de générations : on en constate quatre. Mais, on n'a pas d'informations sur l'identité de leurs membres, excepté succinctement pour la première (la génération de ses parents). On apprend par contre par le premier narrateur les noms de baptême des enfants présents à la commémoration. Ainsi, les générations qui descendent des narrateurs sont sans visage et sans affiliations intermédiaires. Ils sont des cousins ensemble. Le narrateur affilie un groupe avant d'affilier des individus. La fusion est encore un trait d'appartenance de cette famille mais les individus qui composent celle-ci ne se confondent plus avec la maison. La conscience généalogique de leur identité a émergé mais est encore embryonnaire.

Notes
562.

. Par exemple : “notre libération du joug hitlérien”, “nous appelons maintenant” mais aussi “notre branche”, “nous descendons”, “nos ancêtres” et encore “nous trouvons”, “un précieux manuscrit nous apprend”, “nous ne connaissons rien d'autre”, etc.