Récit 6 :

Le narrateur s'adresse dès l'introduction aux descendants de son bisaïeul. Il le fait directement (en disant vous), forgeant par son récit le cadre d'une interlocution entre lui et eux. En effet, il les invite à le suivre pour qu'ils voient s'éclairer les trajectoires de leurs ancêtres qui ont fait leur héritage. Le ton est impératif et la convocation prédictive. Il leur dit d'avance ce qu'ils trouveront. Dans le corps même du récit, il se fait le guide attendu. Il associe alors leur regard vers la trajectoire de leur lignée patronymique au sien en un nous, chaque fois qu'il est question d'opérer un discernement entre ce qui appartient à la catégorie du roman, du souvenir, de la tradition orale ou des preuves 563 . Ce faisant, il leur désigne plus particulièrement certains ascendants. Pour la lignée patronymique, il donne la priorité à ses trisaïeul et bisaïeul, montrant ceux-ci confrontés à des difficultés familiales, quotidiennes, politiques, sociales et professionnelles, mais avec des qualités leur ayant permis d'en sortir. La citation du testament moral de son bisaïeul à l'adresse de ses enfants, ses héritiers est émotionnellement la plus forte et restaure de tout soupçon sa lignée. Elle incite au transfert affectif.

Pour les alliés de son bisaïeul, il s'adjoint leur regard pour constater que l'épouse de celui-ci était autant de bonne bourgeoisie que de petite noblesse de robe. Mais, s'il discute sur la définition à donner à l'origine sociale de celle-ci, il ne le fait plus lorsqu'il convoque, à la fin de son récit, ses lecteurs sur sa filiation aristocratique. En effet, dans la notice intitulée notice sur les ascendances , on trouve 4 pages et demie de renseignements sur 32 alliés de cette ascendance noble. Il présente ceux-ci comme ses ascendants et ceux de ses lecteurs 564 . De plus, il appelle les descendants qui le veulent à compléter ses renseignements encore parcellaires. Ainsi, il se trouve fort impliqué par cette lignée. Il fait valoir à leurs yeux, encore et jusqu'au bout, la diversité de leurs origines sociales, ici, noble et grande bourgeoise.

Dans les notices relatant la vie des descendants de l'enracineur, le narrateur s'adjoint plus particulièrement l'attention de ses lecteurs, sur ceux qui ont laissé des textes autographes – sur ceux qui ont écrit, donc – et qui ont fait profession intellectuelle. Est-ce sa profession qui l'a amené à conduire ses lecteurs ainsi ? Il fait exception pour un descendant qui eut un rôle important dans l'histoire de la France. Il s'agit du seul vivant auquel il a accepté de donner une notice : un prince de Bourbon de Parme (beau-frère de l'empereur d'Autriche), descendant d'une petite-fille de l'enracineur. Le grand-père maternel du narrateur est le dernier cité nommément, un modèle des anciens, c'est-à-dire un lettré lui aussi. On se souvient qu'il appartient à la noblesse et qu'il a toute son affection. Sur lui le transfert des lecteurs peut se porter lorsqu'il évoque avec émotion ses souvenirs d'enfance dans sa propriété. Le narrateur oriente, ainsi, la perspective de ses lecteurs vers un héritage dans lequel grand bourgeois et noble s'allient à intellectuel et cultivé, deux dimensions compatibles, ce dont les détracteurs de la bourgeoisie du XIXe siècle lui avaient fait douter.

Il reste à nous demander à quelle filiation le narrateur se lie et lie ses descendants. On trouve deux descendances, l'une manuscrite et aux données succinctes intitulée le Tableau général de la descendance d'Etienne Guilbert et l'autre plus détaillée et dactylographiée 565 , intitulée Descendance d'Etienne Guilbert , toutes les deux avec tous les descendants de l'enracineur. C'est donc à celui-ci que le narrateur a choisi de s'affilier : au grand bourgeois et à la mieux née des alliés des patrilinéaires avant lui. Quant au narrateur, il est l'un de ses arrière-petits-fils et s'est inscrit dans la même descendance avec son épouse et ses enfants. On les découvre au sein de la large parentèle que présente cette famille : une parentèle qui ici est informée pour chaque individu. Les lecteurs peuvent maintenant bien distinguer de quelles identités le sang familial est composé mais ce n'est plus une peuplade qu'ils voient : c'est une descendance généalogiquement issue d'un grand bourgeois et de son épouse noble.

Conclusion

Nous avons vu que les narrateurs de notre corpus de référence n'avaient pas la prétention de croire que leurs attentes vis-à-vis de leurs descendants seraient exaucées du seul fait des liens familiaux qu'ils pouvaient avoir entre eux et de la légitimité des documents qu'ils apportaient. Aussi, ils ont sollicité avec leurs stratégies de persuasion leurs lecteurs pour emporter leur adhésion. Ils se sont donc impliqués dans leur énonciation et ont cherché à les y impliquer. En effet, ils souhaitaient davantage qu'une simple lecture. Ils voulaient provoquer des changements dans les comportements de leurs destinataires.

Nous avons montré que les narrateurs avaient tous cherché, en premier lieu, à installer un contrat de confiance entre eux et leurs lecteurs, à partir de ce qui leur apparaissait bien connu, par tous, du passé de leur famille. Il fallait ce contrat bien solide car ils avaient pour objectif, à partir de lui, de semer un doute. Plus exactement, ils voulaient transformer leurs croyances communes. Quand on a examiné dans chaque récit les représentations concernant les évidences partagées par les lecteurs entre eux, on s'est aperçu qu'elles renvoyaient aux mythes des commencements de leurs familles. Ainsi, les narrateurs sont partis de l'état dans lequel se trouvait la mémoire de leurs descendants, le même que celui dans lequel ils étaient avant d'écrire : une mémoire mythique. Ils ont pris appui sur cette mémoire pour dégager, pas à pas, leur mémoire généalogique. Jusque là, leur histoire familiale s'était organisée autour d'un mythe fondateur, c'est-à-dire, comme le définit Isabelle Bertaux-Wiame, autour d'un événement par où toute parenté commence, mais qui est rendu intemporel ou pour le moins relégué dans un passé non précisément daté 566 . Ils sont partis alors de l'acte de fondation de leur filiation pour proposer, après, d'aller au-delà. En effet, leur mythe fondateur est une figure inversée de leur généalogie, parce qu'un tel mythe se construit, comme le dit aussi l'auteur, de façon a-temporelle, en court-circuitant la durée et la succession des générations. Aussi, les narrateurs ont cherché à provoquer une inversion de la position de leurs lecteurs par rapport à la perception qu'ils avaient de leurs origines. Ils voulaient leur ouvrir le champ des possibles à venir et les entraîner dans des dynamiques de projection et d'anticipation. Ils avaient l'objectif de les emmener vers une mémoire travaillée afin de découvrir un sens à leur trajectoire et d'acquérir les capacités d'agir sur elle. La confiance mutuelle était donc un enjeu central pour qu'ils soient suivis sur le chemin qu'ils ont parcouru eux-mêmes à partir de leur histoire héritée.

On a vu dans chaque récit comment les narrateurs avaient procédé pour viser ces transformations chez leurs lecteurs. Ils se sont situés comme des guides dans la découverte de leur histoire familiale. En effet, on a observé, en suivant les traces des procès énonciatifs, que chaque fois qu'ils voulaient obtenir l'attention spéciale de leurs lecteurs, sur les traits de leur histoire familiale à retenir pour définir leur identité, ils faisaient usage d'une énonciation syncrétique (nous). Ils les ont appelés ainsi à voir, à trouver, à lire, à situer, à remarquer, etc. en même temps et ensemble les mêmes choses, c'est-à-dire à reconnaître le bien-fondé de celles-ci comme eux. Ils les ont attachés à eux et intégrés à un groupe familial aux frontières floues, témoins des faits remarquables concernant leurs familles. Ce faisant, ils les projetaient dans un nouvel univers dans lequel ceux-ci se retrouvaient concernés au titre d'un sujet collectif dont ils faisaient partie.

Les récits généalogiques ont donc pour fonction de révéler à leurs lecteurs leur place de sujet collectif dans leur famille. Ils les invitent à un nouveau mode de rapports avec celle-ci : un rapport dans lequel des sujets singuliers – lecteurs – se retrouvent à partager en commun avec les narrateurs  – leurs ascendants – la même vision sur le même objet, leur groupe d'appartenance. En effet, ces sujets mis en scène ne sont plus les parties d'un corps familial, comme ils pouvaient l’avoir supposé à cause de leurs croyances mythiques ; ils sont désormais des sujets éclairés. Leur conscience collective concernant leur groupe leur demande une démarche critique de sujet singulier. Ils peuvent croire ou non ce que leur guide leur donne comme perspectives. Ils deviennent témoins que le temps a introduit du changement et que les générations ne se confrontent pas aux mêmes enjeux pour perpétuer leur identité. Ils constatent les différences qui existent entre temps chronologique et temps intérieur, ce qui était confondu jusqu'à l'heure de leur écriture 567 . Ils sont donc appelés à se décentrer pour prendre conscience de leur appartenance à leur génération, c'est-à-dire de leur propre temporalité dans le temps social et historique 568 . Mais, si les récits visent à montrer ces différences, ils n'ont pas pour intentionnalité de les voir se radicaliser, car la stabilité identitaire est leur objectif. C'est, en effet, bien pour tenir une position médiane qu'ils sont conçus : ils sont les instruments qui permettent de faire grandir les nouvelles générations sur les bases d'un héritage commun, véritables éléments de liaison qui maintiennent une mémoire commune à toutes les générations, sans pour autant annuler celle commune à chaque génération 569 . Comme le dit Claudine Attias-Donfut, les individus prennent conscience de leur appartenance à une génération à partir de la conscience de la succession des générations 570 . C'est dans ce double mouvement de conscience que leur identité leur apparaît à la fois héritée et à construire : le fruit du sujet collectif et du sujet singulier qu'ils sont.

Mais aussi, les narrateurs ont adopté d'autres formes d'énonciation pour amener leurs lecteurs à opérer des transformations dans leurs croyances communes. Ils ont introduit certains traits identitaires de leurs familles dans deux catégories bien distinctes, de telle manière que leurs descendants puissent faire la part entre ce qui leur était souhaitable pour leur avenir (attribués au vous) et ce qui devait être laissé au passé pour libérer leur imaginaire familial de ses chaînes (attribués au je).

Nous avons remarqué, de plus, qu’ils avaient développé une pédagogie de lecture à leur attention. Cette pédagogie n'étaient pas sans véhiculer des paradoxes. En effet, elle leur permettait de ne pas imposer, nommément, aux descendants l'héritage familial, mais de le rendre souhaitable. Comme pour tout art socialement recevable, avec l'écriture du genre généalogique, les narrateurs disposaient d'un espace symbolique autorisé et adapté pour signifier leurs attentes et leurs désirs. Dans cet espace, ils ont eu tout loisir de s'adresser à leurs descendants, pour solliciter leur contribution à l'édification de la famille qu'ils souhaitent voir se perpétuer. Ils pouvaient sublimer les qualités et valeurs des membres de leur famille qu'ils voulaient voir prendre en compte prioritairement comme organisateurs de leur identité à venir. On a remarqué comment et sur quels critères chaque narrateur avait élevé celles de certains de ses ascendants à une dimension exemplaire. On a pu constater que ces traits n'émanaient pas que des figures patrilinéaires. Les maternels, à ce titre, ont leur entière place. Ils ont été estimés aussi dignes que les premiers. Sur le plan sociologique, ce sont les traits du grand bourgeois lyonnais propriétaire qui ont fait référence. Avec de telles procédures, les narrateurs ont créé une filiation affine, une filiation pas seulement selon les lignes de l'engendrement, mais selon l'affinité pour s’affilier symboliquement.

Ainsi, ce qui apparaît comme une pédagogie de lecture a les formes d'une pédagogie socialisatrice. En effet, nous faisons l'hypothèse que nos narrateurs ont configuré par leur écriture généalogique, avec leurs lignées électives, des groupes de référence, au sens où Robert K. Merton l'entend, c'est-à-dire des groupes aptes à servir une socialisation anticipatrice. Ils ont proposé des pôles d'identification qui leur permettaient de concevoir par anticipation une socialisation de leur descendance au plus près des codes attendus par leur groupe d'appartenance 571 . Ils ont voulu atténuer ou effacer la contrainte de la reproduction des comportements parentaux, mais aussi le risque de réaction à cette contrainte, à savoir l'appropriation de références de groupes trop éloignés de leurs valeurs.

Nos récits ont donc pour fonction d'introduire des médiations dans les relations entre les générations socialisatrices et celles en cours de socialisation. Ils permettent une stabilisation des groupes d’appartenance tout en laissant place à la mobilité, qui se définit alors moins par l'observation d'une posture traditionaliste que par une capacité à résister à des oppositions venues de l'extérieur, à maintenir sa structure et à la modifier de façon ordonnée 572 .

Ces pôles d'identification sont conçus pour exercer un tropisme plus élevé que d'autres sur les descendants. En effet, dit Robert K. Merton, dans un groupe, des membres subordonnés, ou non encore intégrés, et qui désirent une affiliation à part entière, ont toujours tendance à partager les sentiments et à se conformer aux valeurs du noyau le plus prestigieux et respecté du groupe . Ainsi, les valeurs émanant de ces pôles d'identification constituent un miroir dans lequel les individus voient leur propre image et aboutissent à un jugement de soi 573 .

Les groupes de référence que nos narrateurs proposent ont l'avantage d'être des groupes symboliques. En effet, ils sont composés de parents, mais reconsidérés à partir de fictions ordonnées par une énonciation dialogique. Ils sont inscrits dans un cadre générique spécifique soumis à des règles : celles du genre qui les met en lumière et celles plus générales de la parenté et du langage. Ils ne sont donc pas en interaction affective directe avec les descendants. Certes, s'ils émanent d'une fiction, ils n'affranchissent pas entièrement ces derniers du poids de leur imaginaire. Mais, leurs effets négatifs se trouvent limités à cause des règles qui les instituent. Conçus ainsi, ils ont une fonction dialectique : dialectique des relations entre les générations, et dialectique des relations entre les familles et leur identité. Une telle fonction n'est-elle pas nécessaire dans toutes les familles appartenant à des groupes stables qui souhaitent se perpétuer dans un contexte ouvert à la mobilité et au changement ? Est-elle une condition de survie des élites non traditionalistes ?

Dans ces groupes symboliques, les ascendants sont très majoritairement des morts. Ils sont de la famille mais ne la fréquentent plus. Ils peuvent bien sûr avoir laissé des traces fortes dans l'imaginaire des descendants mais, sortis du mythe, et le temps ayant passé sur eux, ils véhiculent l'apaisement. Ils peuvent être des modèles sans produire le risque de s'imposer par leurs contraintes. Enfin, ils peuvent emporter l'affection mais sans en rendre prisonnier. C'est leur esprit qui compte.

Se constituant en guides, les narrateurs ne peuvent éviter de juger les valeurs de leurs ascendants. Un tel jugement est particulièrement délicat s'agissant de parents. Il ne peut exister qu'au prix d'une critique bien fondée et édificatrice. En effet, si la critique dépréciait trop fortement les comportements des ancêtres de la famille, le passé ne pourrait servir l'avenir et le récit entrerait dans un débat polémique. Sa lecture ne ferait que redoubler l'impasse familiale en sollicitant l'évidence des uns et le rejet des autres. Il s'agit de pouvoir juger de sa famille, sans pour cela se trouver déprécié comme sujet issu de celle-ci ou comme participant à son énonciation. Les narrateurs ont tenu compte, dans leurs performances persuasives, de ces risques : ils ont souvent fait usage de la litote, de la métaphore, des interrogations, etc. Leurs nouveaux savoirs sur leur famille et les nouveaux univers de valeurs qu'ils veulent proposer ne trouveront une adhésion, qu'avec le maintien d'un paradoxe pouvant allier la critique et l'appréciation. Une prise de conscience et une adoption de l'héritage familial par la descendance reposent sur la tenue d'un tel paradoxe

Mais, comme Isabelle Bertaux-Wiame le dit, pour permettre à la généalogie de devenir une référence identitaire forte, et par là d'être le moyen d'une inscription sociale dans le milieu souhaité, il faut que le travail de sa constitution s'accompagne d'un effort personnel d'appropriation par ceux qui la reçoivent toute faite 574 . En effet, la conscience généalogique de soi n'est pas un cadeau ficelé, elle exige un investissement de la part des descendants, à commencer par la lecture de leur histoire. Déjà se lancer dans la lecture est un acte qui n'est pas sans préalable. Il dépend des rapports que tiennent les descendants avec leur mémoire mythique, avec le narrateur et avec leurs paternels. S'ils ont contracté la confiance du narrateur en commençant les premières lignes, ils s'engageront plus avant pour évaluer leur croire (ou non) dans son dire-vrai et le rejoindre (ou non) pour une énonciation commune. Du résultat de leur discernement, ils entreront ou non dans une relation d'appropriation réciproque avec leur héritage généalogique 575 .

Concernant leur crédibilité, les narrateurs ont eu le souci d'apporter des preuves à leur démonstration par des actes d'état civil ou notariés, par des documents officiels, par des récits autographes et des correspondances, etc. Ils les ont proposées à témoins, les citant en leur entier ou partiellement, les photographiant ou les photocopiant, les intégrant dans le texte ou les mettant en annexe, etc. Avec elles, leur mémoire a été concevable comme objective et fait reculer l'imaginaire qui débordait le réel en question, même si l'on sait que leur traitement énonciatif a servi aussi les hypothèses des narrateurs.

Enfin, nous avons vu que 5 narrateurs de notre corpus de référence se sont affiliés et ont affilié leurs descendants, une fois leur récit terminé, à deux ascendants éponymes aux caractères récurrents : un grand bourgeois et son épouse. Si l’on excepte le récits 5, on a constaté qu’il s’agissait d’un grand bourgeois lyonnais et de son épouse lyonnaise appartenant à la noblesse. Dans le cas du récit 3, on a remarqué que l’affiliation ne rattachait pas une descendance à un tel couple éponyme, mais une ascendance à celui-ci ; pour autant la problématique est la même. Dans les autres récits de notre corpus, on retrouve une affiliation au même couple dans 3 cas sur 5 576 . Ainsi, 8 narrateurs sur 11 ont présenté des descendances auxquelles ils se sont affiliés et ont affiliés leurs descendants. Mais ces descendances ne sont pas toutes très formalisées. 6 sont des généalogies détaillées et traitées en tableaux et 7, si l’on ajoute le récit 3. 2 sont plus des groupes de générations successives que des généalogies : seulement une génération est nommément désignée et encore de façon très parcellaire.

Pourquoi, les narrateurs ont-ils lié leurs descendants à ces ancêtres plutôt qu'à d'autres ? Pourquoi certains n’ont-ils pas forgé de généalogie formelle, et même n’en ont pas forgé du tout ? Pourquoi l’appartenance à la noblesse de l’épouse est-elle récurrente, quand il y a une branche noble dans leur filiation ? Si l'on examine l'ensemble du corpus, on ne trouve pas derrière les grands bourgeois lyonnais éponymes, un degré de génération spécifique. On peut constater par exemple dans 5 cas la présence d'un couple enracineur et dans 4 cas celle des parents du narrateur. Ce n'est pas chez les patrilinéaires que l'on peut repérer l'origine du choix du couple éponyme. C'est chez leurs alliés nobles. Et lorsqu'il y a plusieurs alliés nobles, ce sont les premiers – les plus anciens – qui sont les éponymes.

Aucun narrateur n'explicite les raisons de son choix. Dans tous les cas, s’il existe une descendance formalisée en généalogie, c’est toujours dans les familles ayant eu une branche noble, même si certaines font exception. En effet, on a vu deux de ces exceptions dans notre corpus. Dans un cas, la descendance est bien affiliée, mais sans formalisation et dans l’autre, il n’y a pas de descendance du tout. Notre hypothèse est que, dans ces deux cas, les alliés nobles sont l’objet d’une forte ambivalence, de la part des narrateurs, quant aux bienfaits qu’ils ont apportés à leur lignée paternelle. On peut, ainsi, déduire que les choix des éponymes des descendances se sont effectués sur l'honneur provenant des filiations nobles et des capitaux symboliques qui l'accompagnent ; que l'on soit en 1810 ou en 1990, il en est de même. Mais, on peut aussi ajouter que ces choix reposent sur le souhait de donner à la descendance la conscience que leur identité n'est pas seulement bourgeoise ; elle est tout autant noble, même si le nom ne le démontre pas. Cette noblesse leur donne une autre condition que celle du simple bourgeois. Certes ses caractéristiques sont désignées avec discrétion, mais leur sublimation fonctionne comme un appel.

A la fin de leur écriture, les narrateurs ont réussi à faire valoir la légitimité de leurs droits de bourgeoisie, mais surtout celle de leur statut de grand bourgeois lyonnais. La première est provenue d'une alliance à une famille lyonnaise de condition supérieure et la seconde à une famille lyonnaise appartenant à la noblesse, cette dernière ayant pu s'obtenir en même temps.

Cependant, si les alliés ont été les clefs de voûte de ces affiliations, les épouses qui ont contracté les alliances, elles, n'ont eu qu'une place subsidiaire dans les généalogies. En effet, lorsque l'on observe seulement les ancêtres éponymes des descendances de notre corpus de référence, on constate qu'elles sont présentées à l'intérieur des tableaux généalogiques, mais qu'elles n'ont pas de place dans les titres de ceux-ci. Lorsque des prénoms sont désignés avec des patronymes, ce sont les ascendants patrilinéaires qui sont identifiés ; elles, sont ignorées, comme individus. On retrouve aussi ces récurrences dans nos autres récits. On peut lire, par exemple, dans un des récits, l'intitulé généalogie de la famille de Joseph Reynaud . Ce n'est pas tellement que les éponymes patrilinéaires soient mis très en avant : on a rencontré parmi tous les tableaux de notre corpus de référence un tableau qui n'avait pas de titre du tout, un qui en avait un, mais sans patronyme et enfin un qui était seulement numéroté. Et dans le reste de notre corpus général, on en a aussi observé un sans patronyme, intitulé Tableau généalogie pour servir à l'intelligence du récit . Quant aux récits ayant des tableaux dont les titres associent les patronymes des deux époux – on en a compté 3 – on a repéré que les patronymes des épouses étaient à la droite de ceux des patrilinéaires et donc en seconde place. On peut ajouter à ceux de notre corpus de référence celui désigné sous les termes de tableaux généalogiques des familles Adelin et Jacard .

Nous avons remarqué, aussi, que les descendants des narrateurs étaient placés dans les généalogies de telle manière qu'on les trouve parmi leurs cousins germains et issus de germains paternels. Ainsi, en fin de récit, les lecteurs constatent qu'ils partagent le même héritage et la même mémoire généalogique que ceux-ci. Pouvoir permettre à la descendance de se situer dans sa parentèle paternelle est un objectif des récits généalogiques. En effet, le maintien du réseau social et du renom oblige à entretenir la mémoire du cousinage 577 .

En fin de compte, les narrateurs ne laissent pas leur héritage familial faire son chemin sans signaler à leurs héritiers les ascendants à qui ils le doivent, les biens qu'ils y trouveront et les autres membres de leur famille qui, comme eux, le partagent. Ces héritiers, eux, se voient, sans l'avoir demandé, à une place désignée au cœur de cet héritage. Ils peuvent le regretter, y être indifférents ou en tirer profit. Dans tous les cas, ils sont prédestinés et ne peuvent empêcher les souhaits qui attendent d'eux la pleine adoption de leur place. Le temps ne leur est pas compté. C'est, comme le dit Anne Gotman, ceux qui sont en instance de transmettre qui sont les plus attachés à l'héritage.

Notes
563.

. Par exemple, “nous trouvons”, “nous savons”, “croyons-nous”, “nous voyons”, “nous disposons”, “nous semble-t-il”, “n'exagérons pas”, “précisons”, etc.

564.

. Il s'agit de brèves notes présentant les branches les plus anciennes de l'ascendance de cette bisaïeule. Les femmes par qui ont été contractées les alliances sont désignées par les termes systématiques de notre ancêtre. Nous en comptons 11 sur lesquelles le narrateur appelle ses lecteurs à se voir ensemble descendre. Sur ces 11, une seule, est nommée notre aïeule. Nous nous sommes interrogée sur cette exception d'autant plus, que dans le procès de celle-ci, le narrateur s'investit en tant que je, ce qui n'arrive nulle part ailleurs. Dans l'énonciation, tout montre, sans que cela ne soit dit expressément, qu'il s'agit d'une alliance entre cousins germains.

565.

. La descendance dactylographiée est organisée avec la métaphore de l'arbre : elle a ses branches et ses rameaux. Elle permet un autre référencement. A toutes deux, elles occupent plus de la moitié du recueil qui a 187 pages.

566.

. BERTAUX-WIAME Isabelle (1988), “Des formes et des usages: Histoires de famille”, art. cit., pp. 32-34.

567.

. MANNHEIM Karl (1928), Le problème des générations, p. 35.

568.

. ATTIAS-DONFUT Claudine (1988), “La notion de génération : usages sociaux et concept sociologique”, L'homme et la société, 90, 4, p. 49.

569.

. MANNHEIM Karl (1928), opus cit., p. 55-57.

570.

. ATTIAS-DONFUT Claudine (1988), “La notion de génération : usages sociaux et concept sociologique”, opus cit., p. 49.

571.

. MERTON Robert K , Eléments de théorie et de méthode sociologique (1953). Voir les définitions des concepts de socialisation anticipatrice, de groupe d'appartenance et de groupe de référence dans les notes de bas de page de notre chapitre intitulé “un groupe à la sociabilité familiale” (première partie, 2.3.1).

572.

. Robert K. MERTON (1949) considère que la socialisation anticipatrice “n'est fonctionnelle que dans une structure sociale faisant place à la mobilité” ; opus cit., p. 227. Il constate, plus loin, que dans les milieux les plus traditionalistes et orthodoxes en religion, les individus ont des parents très stricts, et ceux-ci ont alors “tendance à se juger eux-mêmes en prenant leurs parents comme base de comparaison”, p. 262.

573.

. MERTON Robert K. (1949), ibid., p. 220.

574.

. BERTAUX-WIAME Isabelle (1988), “Des formes et des usages: Histoires de famille”, art. cit., p. 30.

575.

. BOURDIEU Pierre, “L'invention de la vie d'artiste”, in Actes de la Recherche en sciences sociales, 2, pp. 67-93.

576.

. L’une des exceptions est pour la lignée des peintres lyonnais qui n’a pas de branche maternelle appartenant à la noblesse. Pour l’autre, il y a bien une telle branche, mais l’auteur n'y a point affilié sa descendance, ni lui-même. Dans ce dernier cas, nous faisons l’hypothèse que, comme pour le récit 4, l’auteur a des sentiments ambivalents, au vu des rapports que son père a eu avec cette branche.

577.

. BOURDIEU Pierre (1972), “Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction”, art. cit., pp. 1109.