Le profil identitaire

Les auteurs de récits généalogiques bourgeois lyonnais de ces deux derniers siècles étaient très majoritairement des hommes, cadets de leur fratrie, tous issus d'une branche patrilinéaire cadette, au minimum sur deux générations. Ils se trouvaient au moins dans leur soixantième année, étaient grands-parents et avaient quasiment tous cessé leurs activités professionnelles, lorsqu'ils achevèrent leur rédaction. Ils sont tous nés à Lyon et la plupart y ont résidé. Leur branche patrilinéaire a été en forte ascension sociale. Les hommes ont tous fait des études supérieures. Leurs activités professionnelles appartenaient en grande majorité au secteur privé et au salariat.

Ce profil du généalogiste bourgeois montre que tout individu, dans ce milieu, n'est pas appelé à écrire un récit généalogique : seuls ceux qui conjuguent ces déterminants identitaires prennent leur plume. Nous n'avons pas constaté de différences selon les époques : au XIXe siècle comme au XXe siècle, en leurs débuts ou en leurs fins, ces déterminants sont identiques. Mais, nous n'avons pas cherché à quérir leurs différences infimes.

Alors pourquoi donc ces déterminants ? Tout d'abord, pourquoi les hommes étaient plus attirés par la généalogie que les femmes ? Nous avons émis une première raison à partir de la place que les hommes ont anthropologiquement par rapport au patronyme, au vu de l'histoire sociopolitique du contexte français. Le patronyme était pour eux, comme pour tout homme inscrit dans notre système de parenté à l'époque où ils ont écrit, un paradigme organisateur de leur identité plus sollicité que pour les femmes, dans la mesure où ils ne pouvaient s'en détacher et qu'ils le transmettaient à leurs enfants. Nous avons situé une seconde raison à partir de l'étude de la forme de leur narration du passé familial. La narration de ce passé a très majoritairement d'emblée une modalité généalogique chez les hommes. Il était donc logique que les auteurs soient prioritairement de sexe masculin. Cette raison nous permettait aussi de répondre à notre interrogation sur la spécificité de la présence d'une minorité d'auteurs de sexe féminin : la modalité généalogique est aussi le fait des femmes actives, ce qu'étaient nettement deux auteurs (coauteur) de notre échantillon.

D'autre part, concernant l'âge des généalogistes – dans leur soixantième année au minimum, au moment de la rédaction finale de leur récit – nous avons considéré qu'il était lié à leur grand paternité. Il fallait avoir une postérité au-delà de ses enfants, pour être généalogiste : être un aïeul. Ce n'était donc pas la crainte d'être sans postérité qui motivait l'écriture, comme nous l'avions pensé. Ce n'était pas non plus celle de ne pas avoir de postérité du nom, car plusieurs généalogistes avaient déjà des petits-fils de leur nom. C'était l'avenir de cette postérité qui préoccupait, pas leur passé. C'était l'inconnu qui inquiétait.

Quant au rang dans la fratrie, celui de cadet donnait largement plus de chances d'écrire, dans ce milieu. Mais surtout, le déterminant le plus pertinent était le rang de cadet des père et grand-père paternel. Nous avons établi que quasiment tous les généalogistes étaient affiliés à une branche cadette patrilinéaire. Nous avions pensé que la cause en était dans l'accumulation des chances des trois générations de moins fréquenter leurs ascendants, du fait de se trouver plus jeunes que leurs aînés, au décès de leurs pères respectifs. On pouvait en effet, à ce rang, avoir moins retenu les souvenirs transmis par la tradition orale et, après plusieurs générations, avoir besoin de recourir à la recherche généalogique, à partir de données écrites et extérieures à la famille. Mais, nous avons vu que ce n'était pas le cas ; nous avons notamment constaté que, à la génération des généalogistes, les cadets n'avaient pas moins fréquenté leur grand-père paternel que les aînés.

Les raisons précises de cette configuration de cadets restent encore à approfondir. Notre point de vue a retenu que le genre généalogique était d'abord sollicité par des acteurs héritant d'un imaginaire préoccupé par la mobilité géographique et sociale et par la nécessité de continuer à conserver cette préoccupation, comme cela a été le cas pour les cadets historiquement. Il fallait structurellement avoir à quitter et à risquer de perdre socialement, pour avoir besoin d'un écrit. Dans cette perspective, le récit généalogique a la fonction de conserver les structures de l'identité d'un groupe devant se concevoir comme potentiellement mobile, pour lui permettre de perpétuer cette identité, une fois éloigné du milieu originaire. Nous avons émis aussi le point de vue, mais à titre d'hypothèse, que les généalogistes réagissaient au poids des représentations sociales de leur contexte, tendant à affilier leur branche cadette à leurs maternels, ce point de vue rejoignant nos conclusions sur l'importance du poids de ces maternels dans leur histoire.

Pour la trajectoire sociale des généalogistes, nous avons relevé que tous les hommes, quelle que soit l'époque dans laquelle ils vivaient, avaient fait des études supérieures : ils ont au moins le baccalauréat plus trois années d'études et, pour les trois quarts, cinq années et plus. Ainsi, écrire des récits généalogiques exigeait une dot scolaire élevée. Nous avons compris qu'elle avait été un atout ayant permis de compenser les effets de l'instabilité des contextes des généalogistes et de leur déclassement relatif. Nous avons supposé que sans elle, ils n'auraient pas écrit leur généalogie sous la forme de tels récits et auraient sans doute entamé un processus de descente sociale. Chez les femmes, seule l'une d'entre elles a trois années d'études supérieures. Quant aux professions, on a relevé que les hommes étaient cadres supérieurs du privé, hauts fonctionnaires et de professions libérales et intellectuelles. Une femme est entrepreneur et une autre a un bénévolat comparable à une activité professionnelle.

Nous avons constaté que les trajectoires sociales intergénérationnelles patrilinéaires des généalogistes montraient une ascension sociale qui s'était mutée en stabilisation à la génération de leurs pères respectifs. Leur appartenance à l'élite de la bourgeoisie de Lyon remontait, pour les trois quarts d'entre eux, au moins à leurs aïeuls, et pour la moitié au moins à leurs bisaïeuls. Du point de vue économique, le niveau a été, dans quasiment tous les cas, d'emblée à son maximum, à la génération de leurs ancêtres paternels ayant enraciné leur lignée à Lyon. Elle a été, après, le fruit du profits réinvestis des générations suivantes : profits qui ont apporté de nouveaux acquis, mais aussi des fragilités intrinsèques. A la génération des pères, l'aisance est encore présente. A celle des généalogistes, elle ne provient plus des affaires, mais du salariat et de la profession libérale : elle paraît avoir subi une rétrécissement. L'analyse d'une telle trajectoire a permis de comprendre les effets de nostalgie dans lesquels les généalogistes se sont laissés prendre et contre lesquels ils ont cherché à lutter.

La trajectoire géographique intragénérationnelle des généalogistes est en grande majorité stable. Cependant, nous ne pouvions pas dire que les généalogistes minoritaires étaient des mobiles, car leur mobilité n'a été que partielle et paradoxale : leur mode de résidence était multilocalisé. Ainsi, les généalogistes bourgeois sont des acteurs bien enracinés dans leur localité.