Les contextes sociofamiliaux : ou pourquoi les paternels ?

Nous avons mis en évidence les contextes sociaux et familiaux dans lesquels la vie des généalogistes s'était déroulée et les enjeux auxquels ceux-ci se sont confrontés, dans l'objectif de comprendre pourquoi ils ont souhaité écrire le récit généalogique de leurs paternels. Nous avons ainsi compris que l'écriture généalogique provenait d'acteurs s'étant sentis déstabilisés par des dilemmes identitaires étant provenus des contextes de vie de leurs ascendants paternels : un double dilemme même. L'un était déjà présent avant leur naissance ou pendant leur enfance, et le second était advenu dans leur propre existence d'adulte, en rapport avec le premier, par répercussion. Ils souffraient d'un discrédit mal défini, porté sur leurs paternels qui se perpétuait à leur génération, alors qu'ils étaient placés dans d'autres contextes. Ils ont tous témoigné de problématiques touchant leurs identités individuelle, familiale et sociale qui les avaient laissés face à des contradictions irrésolues.

Les premiers dilemmes familiaux pouvaient remonter à plusieurs générations ou bien seulement avoir atteint la génération du père des auteurs. Ils provenaient de vicissitudes très diversifiées. On a noté les effets de crises sociales, mais aussi d'événements internes aux familles, comme par exemple les conséquences de partages d'héritages. Pour les dilemmes ayant touché l'existence adulte des généalogistes, on a repéré là aussi des circonstances très diverses, mettant ceux-ci face à des choix engageant leurs valeurs identitaires, par exemple des choix de loyautés politiques, professionnels ou familiales. Les auteurs les ont exposés dans leurs récits, de façon différente : rhétoriquement, par des allusions, métaphoriquement, etc. Ils les ont désignés à leur descendance, accompagnés des questionnements identitaires qui s'en suivaient. Ils ont instruit les tensions sociologiques qui les avaient provoqués ou s'en suivaient. Ils ont consigné chaque terme de leurs dilemmes et montré ce qui les rendait inconciliables. Ils ont expliqué n'avoir pas été capables d'anticiper sur les transformations qui s'étaient imposées à eux dans leur propre vie, pour répondre à ces dilemmes, car ils avaient plutôt cherché à être fidèles, comme leurs aïeux, à une référence qui s'opposait à une autre, inacceptable, alors. Mais, leur réflexion les avait amenés, trop tard selon eux pour en éviter des effets néfastes, à découvrir une voie de réconciliation possible pour l'avenir.

Cependant, ces dilemmes n'auraient sans doute pas suffi à provoquer leur réflexion et leur cheminement jusqu'à solliciter le genre généalogique pour leur compte, si un autre facteur de déstabilisation ne s'était pas surajouté dans leur propre trajectoire. Nous avons constaté, en effet, que tous les généalogistes ont eu leur trajectoire sociale perturbée dans ses prétentions, au regard de leur trajectoire intergénérationnelle. Ils ont subi un déclassement à l'étalon de leurs espérances. Ces perturbations ont été dues à des enjeux professionnels dans la majorité des cas et dans les autres cas, notamment pour les auteurs de sexe féminin, à des enjeux concernant leur patronyme. Nous avons vu que ce déclassement ne se déterminait pas relativement aux autres membres de leur fratrie, car plusieurs d'entre eux n'ont pas de fratrie à l'âge adulte ; il s'évaluait en rapport à leurs patrilinéaires. Les généalogistes ont rarement témoigné eux-mêmes de ces déclassements. Ce sont leurs descendants qui l'on fait le plus souvent, lors de l'enquête.

Ainsi, les généalogistes étaient des acteurs touchés par un déclassement relatif et inquiets que les dilemmes identitaires en jeu dans leur branche paternelle se perpétuent, jusqu'à leur faire perdre leur stabilité identitaire et à plus long terme la position sociale de leur famille, dans leur élite et dans leur société. Mais, ils n'étaient pas sans étais pour rééquilibrer ces fragilités. Ils pouvaient compter sur des crédits provenant de plusieurs sources : de leur ancienneté dans leur localité, de la stabilité et de la condition supérieure de leurs ascendants maternels, et de leur dot scolaire.

En ce qui concerne le premier étai – leur ancienneté à Lyon – nous avons vu qu'elle leur était acquise. Ils avaient tous une branche installée à Lyon depuis au moins l'un de leurs arrière-grands-parents paternels ou maternels et la grande majorité d'entre eux avaient leurs quatre grands-parents dans la cité. Ils pouvaient se prévaloir du crédit d'une telle ancienneté, même si, du côté paternel celui-ci était entamé au regard de leur société.

Les généalogistes pouvaient trouver aussi un appui chez leurs maternels. En effet, par cette branche, leur enracinement à Lyon était profond : plus profond ou au moins égal, évalué à l'aune de leurs bisaïeuls. Tous leurs grands-parents maternels étaient lyonnais et, sur les deux couples de leurs arrière-grands-parents, quasiment toujours un au moins résidait dans la cité, ce qui n'était pas le cas des paternels. L'ancienneté dans leur élite, mesurée à l'étalon de leur mémoire, était aussi plus ample. Tous les généalogistes pouvaient désigner un plus grand nombre d'ascendants directs chez leurs maternels. Ils avaient un ou plusieurs récits généalogiques qui leur venaient de ceux-ci, écrits antérieurement à la date à laquelle ils avaient rédigé le leur. Enfin, leur branche maternelle était de condition supérieure à celle de leurs paternels : de condition noble dans la grande majorité ou de condition bourgeoise supérieure. Ainsi, elle leur faisait bénéficier de sa forte stabilité sociale et de sa légitimité.

En ce qui concerne le troisième étai – leur dot scolaire – tous les généalogistes (pour ceux de sexe féminin, leurs époux au regard de leurs pères) se trouvaient au plus haut niveau de diplôme de leur lignée patrilinéaire, même si une petite minorité était à un niveau égal avec la génération précédente. Ainsi, le rétrécissement des ressources économiques et professionnelles de leur trajectoire était compensable par leurs ressources culturelles et symboliques individuelles. Les risques encourus à cause du déclassement relatif de leur position sociale pouvaient être réduits par l'assise que leur donnait leur dot scolaire.

Munis de ces solides appuis, les généalogistes ont souhaité discerner les enjeux qui se posaient à eux et évaluer le bien fondé du discrédit qui pesait de façon diffuse sur leurs paternels. Le destin de leur position sociale était lié à ceux-ci, héritant de leur patronyme et du paradigme identitaire qu'il véhiculait. Ils étaient des bourgeois de la condition de leurs pères. Ils voulaient donc les resituer dans leurs contextes pour mieux comprendre les enjeux auxquels ils se sont confrontés et statuer sur leurs valeurs, avant de décider de leur pleine affiliation. Ils les considéraient comme des hommes méritants, même si leur rang était inférieur et que leurs contextes les avaient discrédités. Ils devaient mieux les connaître. C'est pourquoi ils ont convoqué la mémoire de leur histoire. Mais, ils se sont heurtés à un manque d'informations. Tous l'ont fait remarquer explicitement et ont signifié, sur des modes différents, leur regret de la trop grande rapidité de la perte des souvenirs. Nous n'avons pas compris ce qui les avait amenés à une telle évocation. Nous ne voulions pas nous arrêter sur l'idée qu'il s'agissait d'un simple regret que quiconque, en écrivant son histoire familiale ou ses mémoires, exprimerait. Leurs lignées n'avaient pas souffert de déracinement récent. Aussi, c'est en cherchant une réponse pertinente que nous avons pu déduire que les généalogistes étaient des acteurs prenant le risque de s'affilier symboliquement à leurs paternels, après avoir vécu dans une dynamique familiale essentiellement maternelle.

En effet, nous avons montré qu'étant donné l'hétérogamie des alliances de leurs parents, les généalogistes ont hérité prioritairement du système de valeurs, de la considération et de la mémoire de leurs maternels. Par leurs paternels, ils avaient une condition inférieure et une mémoire doublement tronquée. Leur mère était la mieux-née de leurs parents : leur père et eux s'étaient donc référés à la condition et aux enjeux de sa lignée. Encore plus, dans la mesure où leur lignée patrilinéaire avait été en ascension sociale sur plusieurs générations, un ou plusieurs de leurs ascendants directs se sont trouvés dans cette même configuration, à commencer par leurs ascendants les ayant enracinés dans la bourgeoisie de leur cité. C'était donc plusieurs d'entre les patrilinéaires qui n'avaient pas fait valoir leurs modes de vie, leur valeurs et leur mémoire, ayant eu tendance à adopter chacun ceux de leurs alliés. Les généalogistes bourgeois étaient des acteurs qui avaient accumulé toutes les chances d'avoir une lignée patrilinéaire effacée. Cependant, nous avons relevé qu'une minorité de généalogistes avait eu un ascendant déjà généalogiste, même si cela avait été pour effectuer une brève généalogie de leur lignée paternelle. L'effacement se rejouait donc à chaque génération. La conscience généalogique de soi ne s'héritait donc pas d'emblée, comme nous l'avons vu pour leurs supports. Elle exigeait une réactivation à chaque génération, ou une motivation pour naître ou renaître.

Les manques d'information sur les paternels étaient ainsi le signe de leur moins bonne condition et se mesuraient donc à l'étalon de leurs maternels. Le regret des généalogistes instruisait alors sur le risque qu'ils prenaient à s'affilier à une lignée de moindre ancienneté. Mais, leur volonté d'aller jusqu'au bout confirmait la considération qu'ils avaient pour elle, malgré le discrédit contextuel.

Néanmoins, nous avons fait valoir qu'ils avaient trouvé paradoxalement chez leurs maternels les moyens qui leur avaient permis de restaurer la mémoire de leurs paternels. Ils leur ont emprunté les cadres de leur mémoire, pour y glisser les contenus de leur mémoire paternelle. Ainsi, à cause de la condition supérieure de leur mère, cette mémoire a d'abord subi un effacement, puis est sortie de l'anonymat par identification. Les généalogistes bourgeois héritaient donc de leurs maternels les moyens de structurer généalogiquement leur identité patronymique. Ils étaient ainsi des acteurs qui avaient déjà une conscience généalogique d'eux-mêmes, mais par leurs maternels prioritairement.

Nous avons déduit que l'hétérogamie sociale des parents des généalogistes était un déterminant qui expliquait la modalité par laquelle la pratique généalogique se démocratisait d'une couche sociale à une autre. On héritait du genre par les femmes : des mères qui avaient réactivé leur mémoire généalogique auprès de leur fils devenu généalogiste. D'autre part, nous avons compris qu'une conscience généalogique de soi n'émergeait pas pour toute l'identité d'un individu. Elle se manifestait partiellement et, quand c'était la première fois, c'était la part maternelle d'abord.