Les fonctions des récits généalogiques

Nous avons retenu quatre grandes fonctions, attendues des récits généalogiques, par leurs auteurs : une légitimation de leur position dans leur élite lyonnaise et dans leur société, une médiation entre les générations pour instituer des héritiers, et un support pour rendre leur devoir de mémoire et faire connaître à leurs descendants les contenus et modalités d'appropriation de leur héritage. Nous avons reconnu dans ces fonctions les indicateurs déterminant les récits comme des traditions.

Nous avons vu que les auteurs des récits généalogiques avaient souhaité mettre à jour et restaurer la position sociale acquise de leur famille paternelle, dans leur élite et leur société, après avoir évalué les contradictions en jeu dans leurs dilemmes identitaires. Ils l'ont légitimée en faisant valoir des preuves. On a trouvé six preuves : les preuves de l'enracinement rural de leur lignée patrilinéaire, de son ancienneté, de sa continuité, de la réussite sociale de ses migrateurs, de son droit de bourgeoisie à Lyon et enfin de son statut de grand bourgeois lyonnais. Les généalogistes ont donc instruit six preuves les unes après les autres, dans le cours de leur récit, chacune étant l'objet d'une démonstration s'appuyant sur des données consultables. Ils ont mené cette instruction sans formes didactiques contraignantes pour leurs lecteurs. Au contraire, ils ont donné à leurs ancêtres des fonctions métaphoriques à travers lesquelles pouvaient se découvrir ces preuves. Notre tâche pour isoler chacune de ces fonctions a été rude, du fait de cet enchevêtrement des fonctions imaginaires et des fonctions symboliques des récits.

Les généalogistes ont apporté les preuves de l'enracinement rural de la lignée paternelle, en situant les lieux dans lesquels ils ont trouvé le plus lointain ancêtre portant le patronyme de leur lignée patrilinéaire. Ils ont procuré des points de repères topographiques et axiologiques tels que chacun pouvait les découvrir en se rendant sur ces lieux. Les preuves ont été ainsi produites à partir du nouage d'un patronyme et d'un lieu.

Quant à la preuve de l'ancienneté, les généalogistes l'ont présentée en indiquant la plus ancienne date concernant la vie du premier ancêtre portant leur patronyme. Elle disait aux lecteurs la profondeur de la mémoire de leur lignée, chacun pouvant se classer à partir d'elle. Mais, les généalogistes ne procuraient pas seulement ces dates. Ils en montraient d'autres plus anciennes, marquant le cycle de vie d'autres porteurs de leur patronyme, pouvant bien avoir été de la famille, mais dont ils n'étaient pas tout à fait certains. Ils représentaient ainsi leurs origines immémoriales, repoussant leur ancienneté, plus loin encore dans l'imaginaire de leurs lecteurs. Cette preuve constituait une frontière entre légende et histoire : tout ce qui venait avant le premier ascendant du nom était légende et ce qui venait après était histoire. D'autre part, le plus ancien ascendant de la lignée a été représenté comme déjà doté des traits du bourgeois, du petit bourgeois, certes, mais d'un acteur qui, ils en ont fourni les preuves par des documents écrits, possédait déjà un bien hérité et un réseau bourgeois. Les lecteurs pouvaient ainsi penser que leur famille appartenait à la bourgeoisie, aussi loin qu'ils pouvaient remonter dans leur mémoire. Avec une telle ancienneté, ils pouvaient se reconnaître de l'antériorité et du crédit sur leur avenir, dans leur bourgeoisie. Ils pouvaient avoir une maîtrise symbolique du temps.

Les preuves de la continuité, elles, leur ont été données par la présentation de la liste des ascendants patrilinéaires, depuis le premier du nom jusqu'au dernier désigné. A chacun a été aménagée une notice qui informait sur son cycle de vie et sur des événements de son histoire. La représentation de continuité a été donnée par deux modalités : la succession des générations pour les premières générations et l'engendrement pour les suivantes. La succession gouvernait le groupe des ascendants qui avaient appartenu au temps où la famille était rurale et l'engendrement, celui des ascendants qui avaient résidé à Lyon. Les ancêtres étaient ainsi divisés en deux groupes. Le premier groupe commençait au plus ancien prouvé et finissait avec le premier migrateur. Les générations s'y succédaient au sein d'un même temps et dans un même lieu, régulées par la continuité des mêmes tâches. Ce n'était pas le temps du calendrier qui était marqueur de son identité, mais celui du mythe, à la fois diachronique et cyclique. La famille y apparaissait, alors, comme un groupe d'ascendants vivant un même drame : leur vie à chacun était régie par les mêmes unités de temps, de lieu et d'action. Tous étaient présentés comme des individus zélés et oblatifs, attachés à un même destin, orientés vers le service de leur famille. Ils soutenaient une même cause qui permettait de les faire reconnaître dans la continuité des bourgeois de Lyon. Leurs biens s'accumulaient à chaque génération ou bien ils exploitaient le même. Leur notabilité était acquise à la génération du migrateur. Ils constituaient un groupe d'appartenance stable, ordonné, unifié, continu, faisant valoir toutes les qualités permettant de souhaiter s'y reconnaître et s'y rattacher.

Ce premier groupe d'ascendants trouvait sa limite, pour une moitié des familles, à la génération du premier migrateur qui s'est dirigé vers un bourg ou une ville à partir de son village et pour l'autre moitié, à celle des parents du migrateur à Lyon. Le statut de ces migrateurs était paradoxal. En effet, avec eux, le maintien des trois unités qui donnaient une représentation de l'unité et de la continuité du groupe d'appartenance devenait problématique. Mais, nous avons fait constater que leur départ du lieu de leurs origines n'avait pas créé de rupture de la continuité, car ils y poursuivaient des relations familiales, sociales, politiques et professionnelles, et y conservaient du patrimoine et des biens, dont certains ont traversé le temps et sont encore en possession des familles.

Ainsi, le changement d'activités n'était pas un facteur de rupture, dans la mesure où la réussite sociale qui en a été la conséquence, a servi autant les lieux de départ que ceux d'arrivée de la migration. Ces migrateurs étaient représentés comme ayant réussi leur migration tout en étant restés dans la continuité de leurs pères. Ils étaient des investisseurs ayant maîtrisé leur destin, même si leur émigration n'avait pas toujours été un objectif souhaité. Nous avons déduit que les récits généalogique situaient les modalités de l'enjeu de mobilité inhérent à la condition bourgeoise. Ils ne faisaient pas des migrateurs des hommes devant rompre leurs liens avec leurs racines pour assumer leur sort. Ils les montraient au contraire orientés vers le risque et le nouveau, tout en restant attachés à l'identité et aux valeurs de leur groupe d'appartenance. Etre bourgeois, si cela voulait dire être enraciné et installé, cela ne voulait pas dire rester fixé au même endroit, sans risquer du nouveau.

Pour la légitimation de l'appartenance à la bourgeoisie de Lyon, on l'a trouvée dans l'histoire des migrateurs s'installant à Lyon, considérés comme les premiers Lyonnais de la famille. Qui étaient-ils pour porter avec eux la preuve d'une telle légitimation ? Ils étaient des hommes ayant eu une trajectoire sociale en nette ascension par rapport à leurs pères et ayant réuni un patrimoine très conséquent, leur ayant fait atteindre une aisance substantielle, le plus souvent du plus haut niveau, si on la compare avec celle de leurs descendants. Ils ont participé activement à la vie économique, sociale et politique de Lyon et du pays, ayant les fonctions que tout individu contractait avant la Révolution, en devenant bourgeois de sa localité et, pour les périodes post-révolutionnaires, moins par des mandats électoraux que par leurs positions de notables. Ils apparaissaient d'abord comme des investisseurs ayant pris des risques pour eux, pour leur profession et pour la cité, et ayant innové dans leurs secteurs. De la réussite qui a découlé de leurs investissements et grâce à la conjoncture qui l'a permise, ils ont tissé un réseau de relations sociales étendu et pénétré l'élite de leur localité. Ils ont été reconnus comme des gestionnaires habiles dans leurs domaines et des grands travailleurs qui avaient reçu des bénéfices financiers importants de ces deux qualités, et qui avaient vu une sociabilité se constituer, puis grandir autour d'eux, à partir de leurs professions. Ils étaient des hommes qui avaient mérité, mais qui étaient restés modestes. C'était leur entourage qui avait trouvé en eux des personnalités attachantes.

En effet, nous avons vu que leurs mérites ont été plus que tout autre loués, mais aussi les épreuves qu'ils ont rencontrées ou été supposés rencontrer, dans les premières années de leur vie lyonnaise, pour réussir à s'intégrer professionnellement et socialement dans la cité, eux qui étaient des migrants. Nous avons observé qu'aucun commentaire n'avait porté sur les sentiments de souffrance qu'ils pouvaient avoir eu, en ayant quitté leur localité d'origine. Au contraire, comme nous l'avons fait remarquer pour les migrateurs précédents, ils ont été montrés en étroite relations avec celle-ci. En revanche, les souffrances qui leur ont été reconnues concernaient la dureté de leur effort d'enracinement. Aussi, si les lecteurs de nos récits étaient convoqués à compatir, c'était sur cet effort-là qui avait abouti à faire introduire la famille dans l'élite lyonnaise. On n'a pas constaté de nostalgie des racines.

Nous avons montré que plus de la moitié des enracineurs avaient fait des alliances remarquées avec des familles lyonnaises de condition supérieure aux leurs, bien intégrées dans les élites de la cité. Les généalogistes informaient très peu sur celles-ci. Pourtant, elles portaient avec elles la signature de l'octroi d'un droit de bourgeoisie pour ces ascendants. Elles fixaient la date de l'époque à laquelle le cours de la trajectoire sociale de la famille avait changé. Les enracineurs qui n'avaient pas épousé de Lyonnaises n'en étaient pas moins bourgeois, ni moins bien reçus par l'élite locale. Ils devaient attendre l'alliance de leurs fils ou exceptionnellement de leurs petit-fils pour que la lignée soit investie du droit de bourgeoisie par cette modalité.

Ces alliés sont dépeints comme les ayant largement accueillis, à cause des mérites qu'ils leur reconnaissaient. Ils les ont intégrés dans leurs affaires et au sein de leur famille, ceux-ci leur rendant des services avisés. Les lecteurs sont ainsi laissés sur le sentiment que leurs patrilinéaires ont reçu leur légitimité de leurs enracineurs comme de leurs alliés, les seconds ayant ouvert la porte de leur élite aux premiers et ceux-ci ayant fait preuve de leurs valeurs, qui les ont constitués comme légitimes à leurs yeux.

Il y avait donc dans nos récits, comme dans ceux d'André Burguière, deux origines : une origine rurale et une origine lyonnaise. Ce dédoublement permettait aux généalogistes de rejoindre l'immémorial nécessaire pour signifier l'ancienneté de leur mémoire familiale, tout en affirmant leur droit à demeurer au sein de leur élite lyonnaise. Cependant, paradoxalement, en proposant une date de fixation dans la cité, ils produisaient le risque de montrer la famille sous une image de parvenu. Mais, le risque était léger, car à l'heure de l'écriture, la lignée était sortie de l'époque qui pouvait la désigner comme telle. Quoi qu'il en soit, l'effacement de la représentation de parvenu ne dépendait pas de la distance apportée par le temps, mais des preuves que les descendants pouvaient valider.

Enfin, on a vu que la dernière preuve qui devait légitimer les généalogistes était celle du statut de grand bourgeois lyonnais. On la trouvait dans la description des modes de vie du dernier Lyonnais présenté dans le récit, ayant contracté une alliance avec une épouse lyonnaise : un couple de Lyonnais qui avait un mode de vie de grand bourgeois propriétaire. L'homme pouvait être l'enracineur ou l'un de ses descendants, selon les cas. Son épouse était de condition noble, dans la grande majorité des cas ou grande bourgeoise. Les généalogistes ont dépeint les hommes, que l'on ait été dans les années 1780, 1800, 1850, etc. comme des acteurs dont le mode de résidence était multilocalisé, au caractère plutôt réservé, n'aimant pas les mondanités, les détestantmême parfois, souhaitant ne s'entourer que de quelques amis ou de leur famille. Ceux-ci travaillaient la plupart du temps, même s'ils étaient fortunés. Entre l'intimité et le monde, le travail et la rente, il y avait ambivalence chez eux, mais cela ne les avait pas empêchés de participer à la vie politique et sociale de leur cité et des bourgs où leurs propriétés étaient situées. On les voyait jouissant avec bonheur de leurs propriétés terriennes, le plus souvent en étroites relations avec leurs épouses. Ces propriétés constituaient de véritables centrespour leurs familles, dans lesquels ils avaient trouvé à concilier ces deux versants de leur identité. Tous ces grands bourgeois en avaient acheté une ou plusieurs, mais non sans le soutien de leurs alliés. Avec eux, elles étaient entrées dans leur famille, redoublant le patrimoine de leurs épouses.

Les généalogistes ont peu informé sur les alliés de ces grands bourgeois, mais on a compris qu'avec eux un nouveau mode de vie émergeait dans la lignée, sous l'égide de la propriété. Ils ont donné de ces alliances une représentation paradoxale, invitant à voir la différences des valeurs des deux membres du couple, mais aussi leurs ressemblances dans leurs modes de vie communs de propriétaire : l'esprit bourgeois s'alliait avec l'âme noble, la réserve avec la gaieté, le souci des affaires avec le goût naturel, la droiture avec la liberté d'esprit, etc. Les narrateurs les distinguaient, mais les faisaient se retrouver dans la solidarité familiale et dans l'agrément de leur vie de grands bourgeois propriétaires. La moitié d'entre eux ont décrit ces alliés comme socialement et individuellement accomplis, et ont exprimé leur attachement pour eux, qu'ils aient été bourgeois ou nobles, fortunés, ayant eu des revers, ou au niveau économique inconnu : il leur a été donné une fonction symbolique forte.

Avec de telles preuves, les généalogistes pouvaient être assurés de la légitimité de la position sociale acquise de leur famille paternelle dans leur élite et dans leur société. Ils avaient les éléments pour récuser le discrédit les ayant déstabilisés. Ils avaient les moyens de limiter les risques d'une descente sociale à venir. Etre bourgeois ne les obligeait plus à investir une identité qui les honorait moins. Ils étaient des grands bourgeois et donnaient, par voie de conséquence, un nom à la modalité hétérogame de l'alliance de leurs parents dont le plus souvent l'un appartenait à la bourgeoisie et l'autre à la noblesse : ceux-ci étaient ensemble des grands bourgeois. Ils pouvaient se montrer les bourgeois qu'ils étaient, ayant la condition bourgeoise la plus élevée, dans la hiérarchie de leur élite. A cet étalon, les risques apparaissaient moindres et le sentiment de leur unité identitaire retrouvé. Ils avaient désormais une identité généalogique pour leurs paternels.

Les généalogistes ont alors souhaité transmettre les termes de cette identité, telle qu'ils l'ont découverte, et ont fait de leur récit un instrument de médiation entre les générations, pour instituer des héritiers. Nous avons fait valoir qu'ils disposaient en effet avec leur récit d'un espace symbolique autorisé par son appartenance à un genre et adapté à leurs cas, pour signifier leurs attentes et leurs désirs. Dans cet espace, comme pour tout art socialement recevable, ils ont eu le loisir de s'adresser à leurs enfants pour présenter la famille qu'ils souhaitaient voir considérer dans l'avenir. Ils ont pu sublimer les propriétés des membres qu'ils ont estimés exemplaires. L'écriture de leur récit avait une fonction de médiation pour eux aussi : entre eux et leurs descendants.

Ils se sont fait les guides de leurs lecteurs pour une visite sur les chemins de leur identité familiale, avec l'objectif de provoquer des changements dans la vision de ceux-ci sur leur famille. Ils n'ont donc pas eu la prétention de croire que leurs attentes seraient exaucées, du seul fait des liens familiaux qu'ils pouvaient avoir eu entre eux et de la légitimité des documents qu'ils apportaient. Nous avons montré qu'ils avaient compté sur des stratégies de persuasion, pour emporter l'adhésion et s'étaient impliqués dans leur énonciation. Ils souhaitaient davantage qu'une simple lecture. Ils voulaient transformer les croyances communes qui portaient sur les origines de leur famille : des représentations qui se donnaient comme des évidences partagées par tous, mais qui étaient responsables de leur impuissance à résoudre leurs tensions sociologiques. Ils ont ainsi fait usage de procédures énonciatives qui leur ont permis de conduire pas à pas leurs lecteurs, pour que ceux-ci opèrent les transformations qu'ils pensaient nécessaires. Ils ont profité de la forme généalogique du genre qui avait la propriété de commencer par la narration d'un mythe, pour pouvoir traiter ces tensions et pour ne pas avoir à entrer dans le débat d'idées, le mythe s'adressant à la dimension affective des individus.

Nous avons constaté qu'ils avaient alors tous cherché à installer un contrat de confiance entre eux et leurs lecteurs, à partir de ce qui leur était apparu bien connu de tous, du passé de leur famille. Il avait fallu ce contrat bien solide, car ils avaient pour objectif, à partir de lui, de semer un doute. Ils ont sollicité l'attention toute spéciale de leurs lecteurs et leurs engagements à leurs côtés, en favorisant les formes syncrétiques de leur énonciation (nous), lorsqu'ils souhaitaient leurs témoignages sur les preuves de faits à retenir, selon eux. Mais aussi, ils ont divisé les traits identitaires organisateurs de leurs familles en deux catégories bien distinctes, de telle manière que leurs lecteurs puissent faire la part entre ce qui leur était souhaitable pour leur avenir (attribué au vous) et ce qui devait être laissé au passé, pour libérer leur imaginaire familial de ses chaînes (attribué au je).

Ce faisant, ils leur ont montré, en les conduisant d'ascendants en ascendants, que le temps introduisait du changement et que les générations ne se confrontaient pas aux mêmes enjeux pour perpétuer leur identité, même si ces dernières se trouvaient dans la continuité et avaient hérité d'un même mythe fondateur. Ils les ont donc convoqués à se décentrer pour prendre conscience de leur appartenance à leur génération. Ils leur ont fait apparaître les différences qui existaient entre le tempschronologique et le temps intérieur, ce qui avait été confondu jusqu'à l'heure de l'écriture. Mais, s'ils avaient visé à montrer ces différences, ils n'avaient pas pour intention de les voir se radicaliser, car la stabilité identitaire était leur objectif. Ils offraient les bases d'un héritage commun, véritables éléments de liaison qui maintenaient une mémoire commune à toutes les générations, sans pour autant annuler celle inhérente à chaque génération. C'était à cette condition seulement, que leurs lecteurs pouvaient prendre conscience du double mouvement que leur identité leur demandait d'avoir : concevoir leur identité à la fois comme héritée et à construire.

Placés en guides, les généalogistes ne pouvaient éviter de juger les valeurs de leurs ascendants. Un tel jugement était particulièrement délicat s'agissant de parents. Il ne pouvait exister qu'au prix d'une critique bien fondée et édificatrice. En effet, si la critique dépréciait trop fortement les comportements des ancêtres de la famille, le passé ne pouvait servir l'avenir et le récit risquait d'entrer dans un débat polémique. Il s'agissait de pouvoir juger de sa famille, sans pour cela se trouver déprécié comme sujet issu de celle-ci ou comme participant à son énonciation. Les narrateurs ont tenu compte, dans leurs performances persuasives de ces risques, en faisant usage de la litote, de la métaphore, des interrogations, etc. permettant d'allier la critique et l'appréciation.

Quant à la forme mythique des récits, nous avons indiqué qu'elle avait permis aux généalogistes de profiter des mêmes dispositifs symboliques que ceux dont les peuples, les tribus, les sociétés, etc., se servaient pour résister aux tensions sociologiques que l'histoire leur imposait. Les familles de la bourgeoisie avaient aussi besoin de mythes pour véhiculer les circonstances dramatiques qui étaient à l'origine de leur identité : leur paradis, puis leur paradis perdu. Elles avaient à maintenir l'équilibre de leur structure familiale et à forger sa résistance aux éléments qui la perturbaient, pour traverser le temps et l'espace. En effet, les généalogistes ont cherché à introduire de nouvelles références pour résoudre les tensions visées et ont généré de la différence et de la chronologie, pour ne pas laisser la structure familiale en situation de disparaître, faute d'une adaptation suffisante aux événements de l'histoire. C'est ainsi qu'ils ont fait des commencements de leur famille une époque mythique, dans laquelle elle avait d'abord vécu un temps rêvé, au cours duquel l'abondance régnait sans question ni crainte pour l'avenir, puis un temps d'épreuves, représenté par l'intrusion d'événements sociohistoriques ou familiaux ayant menacé leur identité et ayant fait cesser leurs équilibres.

Les généalogistes ont voulu se faire les médiateurs dans leur histoire, pour sortir leur famille de ce temps des épreuves. Avec leurs récits, ils ont ouvert le champ de possibles à venir. Nous avons montré qu'ils étaient partis de l'état dans lequel se trouvait la mémoire de leurs lecteurs – une mémoire mythique – pour dégager pas à pas les termes d'une mémoire généalogique, qui devait permettre de résister aux transformations du temps, sans stériliser tout ce qui pouvait être l'ébauche d'un devenir historique. Ils ont cherché à entraîner leurs lecteurs dans des dynamiques de projection et d'anticipation et les ont convoqués à la fidélité à leurs références, mais non sans imagination et un calcul des risques : recréer et renouveler, mais non reproduire à l'identique. Ainsi, ils ne concevaient pas de récits pour mieux fixer leurs descendants sur leur passé, mais pour les dégager au contraire d'une perspective stérilisante qui faisait de leurs mythes fondateurs les seuls marqueurs de leur identité. Leur écriture ne visait pas la conservation des nostalgies du passé familial. Elle luttait plutôt contre, les ayant constatées comme captatrices. Elle forgeait une tradition, celle-ci pouvant apporter, en même temps, un esprit de continuité et un rempart contre une prédisposition à la reproduction. Les récits généalogiques avaient pour fonction de se défendre contre ce risque structurel dans les élites.

En se tournant vers leurs descendants, les généalogistes s'adressaient à des adultes autant qu'à des enfants. Des deux, ils souhaitaient faire des héritiers. Ils ont alors fait de leurs récits des testaments en vue de faire aboutir les héritages symboliques de leurs paternels sans dévolution. Ils ont cherché à susciter des vocations pour perpétuer ces héritages, ne les laissant pas faire leur chemin sans signaler à leurs héritiers ce qu'ils attendaient qu'ils en fassent. C'est ainsi qu'ils leur ont indiqué quatre directions : reconnaître leurs dettes aux ascendants à qui ils les devaient, s'affilier au couple désigné par son statut de grand bourgeois, tirer profit des biens qu'ils pouvaient y trouver et savoir qu'ils partageaient cet héritage avec leur parentèle.

Nous avons montré qu'à l'attention des jeunes générations, ils avaient constitué un dispositif symbolique opératoire leur permettant d'anticiper sur la socialisation de celles-ci ; ils ont donné à leur récit la fonction d'une socialisation anticipatrice. Ils leur ont présenté un groupe de référence, apte à leur offrir des valeurs et des cadres sociaux, au plus près des codes attendus par leur élite. Ils ont proposé des moyens pédagogiques permettant à leurs enfants adultes de se situer entre deux positions socialisatrices inadaptées à leurs cas : l'une qui amenait les générations socialisatrices à imposer par la contrainte morale aux générations en cours de socialisation, une reproduction de leurs modèles, et l'autre qui était à son opposé et qui laissait sans balise l'appropriation des valeurs, prenant le risque de voir les jeunes générations trouver leurs références auprès de groupes trop éloignés de leur élite. Ils ont ainsi désigné à leur famille des pôles d'identification pouvant exercer un tropisme sur leurs descendants. Leurs récits s'adressaient donc à leurs descendants qui souhaitaient une stabilité et une continuité, se définissant moins par l'observation d'une posture traditionaliste que par une capacité à résister à des oppositions venues de l'extérieur, à maintenir leur structure et à la modifier de façon ordonnée.

Nous avons fait remarquer que, dans ces groupes de référence, les ascendants avaient la particularité d'être très majoritairement des morts. Ils étaient de la famille, mais ne la fréquentaient plus. Ils n'étaient pas en interaction directe avec les descendants. Ils pouvaient avoir laissé des traces fortes dans l'imaginaire des descendants, mais le temps avait passé sur eux. Ils pouvaient emporter l'affection, mais sans rendre prisonniers. Ils pouvaient être des modèles, sans produire le risque de s'imposer par eux-mêmes. C'était leur esprit qui comptait.

D'autre part, ces pôles d'identifications n'étaient pas seulement des figures patrilinéaires. Les maternels avaient leur entière place. Ils ont été estimés aussi dignes que les premiers, alors que leur présence occupait, dans la grande majorité des récits, moins d'un dixième de la place. C'était, donc, de véritables filiations électives que les généalogistes proposaient à leurs descendants. On y trouvait les ascendants enracineurs et grands bourgeois lyonnais comme pivots. Pour eux, le ton était lyrique, le registre plus affectif, les narrateur plus impliqués et leurs qualités sublimées. Ils étaient aussi, dans quasiment tous les cas, les premiers et les derniers bourgeois lyonnais présentés dans les récits, excepté lorsque les derniers indiquaient les membres qui avaient tenu un rôle dans l'histoire, à un niveau national.

Les généalogistes ont ainsi laissé leurs lecteurs sur ces derniers ou deux derniers ascendants, ayant suspendu leur récit aux porteurs exemplaires de l'identité qu'ils attendaient de voir se perpétuer ; c'était à leurs lecteurs après de prendre la suite avec leur histoire, en s'appuyant sur ces modèles pourvoyeurs du meilleur équilibre, étant donné leurs conditions sociales et familiales. Ils auraient pu poursuivre leur récit encore – plusieurs d'entre eux avaient d'autres ascendants directs à présenter ou même pouvaient se situer eux-mêmes – comme certains l'on fait. Les récits généalogiques et les groupes de référence qu'ils ont institués répondaient à la nécessité d'introduire des figures symboliques dans une sociabilité principalement familiale. C'était là le statut des ancêtres, dans une élite : être des tiers exemplaires entre les générations d'une même famille et dialectiser leurs rapports.

Enfin, les généalogistes ont cherché à faire aboutir leur héritage, en orientant sa direction, et la grande majorité ont désigné nommément le couple éponyme auquel ils se rattachaient eux-mêmes et rattachaient leurs descendants. Nous avons indiqué qu'ils s'étaient portés sur un couple qui réunissait un grand bourgeois lyonnais et son épouse ayant appartenu à la noblesse. Il s'est agi, dans la plupart des cas, des grands bourgeois exemplaires déjà cités. Lorsqu'il y avait plusieurs couples ayant eu un tel profil, c'était la génération la plus ancienne de la lignée patrilinéaire, parmi ces couples, qui l'emportait. Les généalogistes qui n'avaient pas procédé à un rattachement de chacun de leurs descendants, étaient d'une part ceux qui n'avaient pas de branche appartenant à la noblesse, et d'autre part ceux qui avaient suggéré que leurs alliés nobles avaient mis en difficulté leurs ascendants patrilinéaires. Aucun narrateur n'a expliqué les raisons de ses choix. Nous avons supposé que celles-ci résidaient dans les avantages et le prestige reconnus aux capitaux symboliques apportés par une appartenance à la noblesse, mais surtout dans l'affirmation que l'identité familiale des généalogistes n'était pas seulement bourgeoise ; elle était tout autant noble, même si le nom n'en rendait pas visible la preuve. Avec de telles généalogies, les lecteurs se découvraient une large parentèle et pouvaient connaître les liens de parenté qui les unissaient à leurs collatéraux, sources essentielles d'activation du réseau, dans la bourgeoisie. Ainsi, l'affiliation à une descendance, nommément, dans les récits, dépendait de la présence, dans la lignée, d'une branche de condition noble.

Les récits généalogiques ont aussi pour fonction de supporter les devoirs de mémoire de leurs auteurs. Nous avons vu en effet que ceux-ci avaient exprimé leurs regrets, en des termes et à des degrés différents de n'avoir pu rendre hommage à leurs pères, comme ils l'auraient mérité, étant donné leur effacement. L'écriture de leur histoire paternelle leur permettait de rendre leur devoir de mémoire, comme ils le souhaitaient. Celui-ci s'est trouvé accompli, une fois le récit achevé. Mais, en fréquentant leurs ascendants durant leur quête, ils ont découvert ce qu'ils leur devaient. Ils ont contracté une dette qui elle, leur restait. Ils ont découvert les nombreux capitaux que ces derniers avaient accumulés et les crédits qu'ils leur avaient laissés. Ils ont aussi trouvé avec eux à résoudre leur dilemme et à restaurer leur légitimité : c'était visible dans les conclusions de leurs récits, on n'observait plus les mêmes attentes que celles consignées dans leurs adresses ou au commencement. Ils se montraient confiants dans l'avenir et résolus.

Nous avons montré que cette dette contractée était un indu, car elle ne pouvait se solder, leurs ascendants étant décédés. Ils l'ont mise en évidence, rendant leurs descendants conscients d'elle. Ils les ont invités à s'en souvenir. Cependant, ils ne le l'ont pas présentée comme un poids. Elle était d'abord une créance dont personne ne réclamait le solde. Ils ont donc signifié leur souhait de la voir prendre en compte par leurs descendants. Ils en demandaient une reconnaissance et cherchaient que leurs enfants aient le souhait de l'accueillir dans leur héritage familial et de la transmettre à leur tour, lorsque le temps sera venu.

Nous avons fait valoir qu'avec les récits des généalogistes, une nouvelle ère commençait dans la famille : l'ère de la reconnaissance de la dette. En effet, en découvrant leurs indus, les généalogistes ont trouvé de nouvelles sources à proposer pour reformuler leur identité. Aussi, c'est à partir d'eux, qu'ils ont cherché à renverser le rapport que leur famille avait eu jusque là avec celle-ci. Ils ont invité leurs descendants à passer d'une part, d'un rapport de dépendance passive à leurs premières sources identitaires, à celui actif de réinvestissement de celles-ci dans de nouvelles sources, et d'autre part, d'un rapport de reproduction pragmatique de leur univers familial, à un rapport de production symbolique. Les indus provenaient en effet d'individus, et nous avons souligné que leurs descendants ne pouvaient pas en profiter passivement comme leur famille avait profité des premiers acquis de la famille, à l'époque de son paradis. Un indu n'était pas un éden. C'était un legs. Pour qu'il fasse effet, il nécessitait qu'on s'y investisse individuellement. La continuité de leur appartenance à leur élite exigeait une telle mentalité de la part de leurs descendants : s'évaluer à partir de leurs legs, décider des moyens du réinvestissement de leurs créances et dégager un surplus à transmettre à leur tour à leurs descendants.

Ainsi, nous pouvions conclure que les familles bourgeoises bénéficiaient, avec leurs récits généalogiques, de précédents constituant un idéal et garantissant leur pérennité dans leur élite. Elles pouvaient y découvrir des directives pour occuper leur place, à leur génération. Leur tradition était renforcée. Elle avait un prestige qui les distinguait par sa réalité initiale plus élevée, meilleure et d'un caractère plus surnaturel. Au fur et à mesure des générations, les raisons à l'origine de son écriture se perdront dans la nuit des temps, pour ne laisser plus place dans la lettre qu'à l'esprit régnant chez leurs paternels. Mais, le discours écrit avait un grave inconvénient, rappelle Socrate. Il roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pas parler. S'il se voit méprisé ou injurié, injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n'est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même”. Savoir ce que feront des récits les frères et sœurs des généalogistes, leurs fils et filles, leurs neveux et nièces, leurs petits-enfants et petits-neveux, leurs cousins, etc., les généalogistes l'ignoreront, une fois ordonné au rang d'ancêtre.

Nous avons restitué les déterminants sociologiques essentiels pour la compréhension de la démarche généalogique dans une élite traditionnelle, vivant dans un milieu urbain, en France. Nous avons établi les facteurs à l'origine de l'émergence d'une conscience généalogique de soi, chez un individu et dans une famille appartenant à un milieu bourgeois. Maintenant, nous souhaitons reprendre la question que nous nous étions posée dans notre introduction, sur les déterminants d'une telle démarche et sur les facteurs à l'origine d'une telle émergence, dans d'autres populations et à d'autres époques. En comparant nos conclusions avec celles portant sur des époques précédentes, dans la même élite, nous pouvions contribuer modestement à concevoir jusqu'où la différence des époques, pour une même couche sociale, modifiait le rapport que celle-ci avait à la conscience généalogique de son identité. D'autre part, en les comparant aux conclusions provenant des observations des nouvelles populations venues à la généalogie ces trente dernières années, nous pouvions penser mieux cerner jusqu'où ce rapport variait dans une couche sociale différente, à une époque identique ou proche. Nous avions exposé les données concernant chacun des corpus dans notre chapitre ayant situé l'histoire de la généalogie. Nous pouvions alors peut-être oser rassembler les déterminants communs à ces populations et à la nôtre, et leurs variantes, pour esquisser les termes d'une anthropologie du récit généalogique. Dans tous les cas, nous avons trouvé dans cette ouverture sur d'autres populations et d'autres époques une perspective pertinente, pour mieux nous aider à définir les enjeux aux frontières de notre objet.