La démarche généalogique des nouvelles populations

Concernant le corpus des nouvelles populations venues à la généalogie depuis ces trente dernières années, peut-on mieux cerner, après notre étude, les rapports qu'elles ont à la généalogie et repérer ce qu'elles partagent avec notre population et ce qui les différencie ? Nous avons tout d'abord introduit l'idée qu'elle constituaient une élite : une élite nouvelle. On écrivait donc sa généalogie quand on appartenait à une élite. Nous avons ensuite constaté des récurrences entre les deux corpus, concernant les variables du sexe, de l'âge, de la priorité donnée aux paternels et de l'ascension sociale intergénérationnelle.

Néanmoins, pour l'âge, il fallait nuancer et faire remarquer que les nouvelles populations paraissaient s'investir dans leur quête, plus jeunes que dans notre corpus. Nous avons déduit de l'ensemble des études leur étant consacrées qu'elles étaient dans la seconde moitié de leur vie, proches de la retraite ou retraitées, lorsqu'elles ont été enquêtées. Nous n'avions pas de données pour savoir si elles étaient déjà entrées en grand paternité. En conséquence, à quoi la différence de moyenne d'âge entre les généalogistes des deux corpus pouvait-elle être due ? A la forme de la généalogie ? Se décide-t-on à un âge plus avancé pour écrire un récit généalogique ?

Pour l'ascension sociale, tous les observateurs des nouvelles populations en relèvent la présence. Le déclassement a été indiqué dans un seul échantillon de leur corpus, justement au sujet de généalogistes de la catégorie socioprofessionnelle la plus élevée. Ainsi, cette variable n'était-elle significative que pour des catégories sociales supérieures ? Son étude systématique serait précieuse. Comme les observateurs de ces nouvelles populations, nous nous demandons comment l'écriture généalogique peut prétendre produire une représentation identitaire, par le moyen de l'ascension sociale, dans un contexte où les valeurs démocratiques sont plus particulièrement exhortées. Une telle interrogation nous a amenée à penser que, dans les couches moyennes, on pouvait aussi avoir une représentation du parvenu, même si celle-ci pouvait se définir autrement que dans la bourgeoisie. Dans les classes moyennes ou dans la bourgeoisie, la problématique n'est-elle pas la même ? On n'appartient pas aux classes moyennes par la naissance, comme dans la bourgeoisie. Les généalogistes de ces deux milieux sociaux se trouvent confronter à un même rapport à leur trajectoire sociale.

Pour la trajectoire géographique des nouvelles populations, nous avons constaté que les observateurs étaient partagés. Certains situaient l'enracinement comme un déterminant du profil du généalogiste, mais d'autres au contraire, reconnaissaient plutôt la mobilité comme tel. Les premiers ont mis en évidence dans leurs échantillons respectifs un enracinement intergénérationnel, d'une part à Paris et d'autre part, dans des localités rurales. Deux raisons avaient été avancées pour trouver sens à ce déterminant, que nous avons reprises pour expliquer les positions de notre propre population. La généalogie est le moyen de renforcer son identité et sa place dans le milieu dans lequel on est en train de s'enraciner ; comme pour les bourgeois, la localité en est le pôle privilégié. Elle est aussi le moyen de protéger sa famille contre les aléas de l'histoire, qui peuvent faire perdre les avantages de sa position sociale acquise. Ainsi, les nouvelles populations pouvaient partager les mêmes préoccupations que la nôtre ; elles travaillaient à maintenir leur place acquise dans leur milieu local et dans leur société.

Mais, les autres observateurs ont montré que la généalogie attirait aussi des déracinés. Nous avons voulu relever les caractères spécifiques du profil identitaire de ces déracinés, pour savoir ce qui les différenciait des enracinés. Il s'agissait d'une part, de professionnels de l'administration et d'autre part, de généalogistes qui avaient choisi d'être mobiles et qui, le regrettant, étaient revenus sur leur décision. Si les premiers souffraient de leur déracinement, pour les seconds, rien n'en était dit ; quoi qu'il en soit, ces seconds avaient été mobiles, mais à l'époque de leur quête, ils étaient dans une dynamique d'enracinement. Alors, n'est-ce pas moins l'enracinement qui fait le généalogiste que la volonté d'enracinement ?

Dans notre population, nous comptions bien des généalogistes mobiles, dont deux appartenant à l'administration. Mais, nous avons vu qu'ils ne pouvaient pas être considérés comme des mobiles, à cause de leur mode de résidence multilocalisé. Nous nous sommes demandée s'il n'en était pas de même pour les nouvelles populations de la fonction publique : n'y avait-il pas pour eux aussi un paradoxe entre mobilité et stabilité ? Nous pouvions nous poser la question de la multilocalisation des mobiles de l'administration, mais nous devions l'envisager plutôt à partir d'un autre milieu que local et résidentiel. Ne pouvait-on estimer que ces généalogistes étaient des acteurs qui, si l'on ne pouvait pas dire qu'ils étaient enracinés, étaient ancrés dans un espace défini : à savoir leur administration ? Il y avait là un enjeu paradoxal entre déracinement géographique, enracinement social et enracinement professionnel. L'administration, mais aussi la très grande entreprise qui accueillaient des cercles généalogiques, ne devaient-elles pas être considérées comme des espaces sociaux dans lesquels il était nécessaire de renforcer sa place et de protéger ses acquis ? Finalement, de tels déracinés ne souhaitaient-ils pas, eux aussi, renforcer leur ancrage dans leur entreprise ? Plusieurs de leurs ascendants y avaient travaillé aussi. Nous avons fait l'hypothèse que ces employés cherchaient paradoxalement en se déracinant, de même que les enracinés, mais certes, en en souffrant, à y conserver leur place. Une telle hypothèse pose la question du rapport entre structuration identitaire et milieu professionnel. Elle interroge sur les fonctions des cercles généalogiques dans les administrations et très grandes entreprises.

Quoi qu'il en soit du déracinement, nous avons pu conclure que l'écriture généalogique n'était pas le moyen de lutter contre un déracinement rural. Le retour en masse des nouvelles populations sur leurs origines rurales est bien en rapport avec la migration rurale, mais pas avec un déracinement, même ayant touché une génération plus ancienne. Il est d'abord le résultat de l'ascension sociale qui l'accompagne, dont les nouvelles populations ont profité à cause de la bonne conjoncture socio-économique de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, et notamment dans les secteurs tertiaire, public et associatif du domaine social. Il est le moyen de faire la preuve de son ancienneté et de sa continuité pour légitimer sa place acquise dans son milieu présent. Enfin, comme chez les bourgeois, on ne trouve pas de trajectoires ouvrières dans le passé des nouvelles couches sociales : est-ce l'appartenance à ces secteurs d'activité qui les exclue ou de telles trajectoires empêchent-elles d'écrire ou, cela revient au même, n'ont-elles pas de pente ascendante suffisante ?

Pour l'alliance hétérogame des parents, dans ces nouvelles populations, nous avons observé qu'elle avait été seulement remarquée par un observateur. Nous nous sommes demandée alors si les mères considérées comme de condition supérieure dans l'échantillon avaient pu appartenir à des familles de la bourgeoisie, ayant déjà écrit leur mémoire généalogique. En ce qui concernait les caractéristiques des parents dans les autres échantillons, nous avons pu relever seulement des données dans celui des employés de l'administration : les deux tiers de ces parents avaient une attitude négative envers leur fils ou fille généalogiste. Nous nous sommes interrogée sur une telle attitude. Voulait-elle dire que les mères n'étaient pas de condition supérieure, sinon ? Nous ne pouvons pas le supposer d'emblée, car les mères, dans la bourgeoisie, peuvent avoir une même attitude. La généalogie y est certes une pratique ancienne, mais elle est loin d'avoir la considération de tous. On ne pouvait pas déduire du rapport généalogique des familles maternelles à leur identité, qu'il équivalait à un intérêt des mères elles-mêmes pour la généalogie.

En revanche, d'autres observateurs notant des enjeux de concurrence dans des couples de généalogistes, au sujet de la quête généalogique de l'un d'entre eux, nous avons pensé que la structure de ces couples pouvait être un déterminant de l'orientation de ces couches sociales vers la généalogie. Nous avons relevé que les hommes notamment réagissaient à la recherche généalogique de leurs épouses qui avaient des ascendants plus prestigieux que les leurs, en se lançant dans leur propre quête. Nous retrouvions la problématique de la négociation conjugale de la transmission des mémoires familiales, mais dans les couples des généalogistes. Peut-on penser que l'épouse d'un généalogiste a un rôle dans le déclenchement du souhait que son mari a d'écrire sa généalogie, par sa position concurrente dans l'enjeu de transmission des mémoires familiales ? La question vaut la démarche de vérification. Le processus de démocratisation peut-il se faire aussi par les épouses ? Quoi qu'il en soit, il se fait toujours par les femmes. Nous-même n'avions pas imaginé l'importance d'une telle variable et n'avons pas pu l'instruire suffisamment. En effet, nous n'avions déjà pas soupçonné l'hétérogamie des parents des généalogistes, au moment de construire notre échantillon, mais nous avions les données.

Nous avons indiqué que tous les observateurs de nouvelles populations ont vu aussi dans la généalogie un mode de légitimation. Plusieurs ont relevé de même, le terme de tradition, sans que nous ayons pu le définir. Nous avons repéré encore la présence de la continuité et d'un ascendant ayant eu un rôle social honorable. Néanmoins, on a remarqué, à partir de deux échantillons, que les généalogistes exprimaient une tension entre le désir de s'inscrire dans une continuité héréditaire et celui de vivre une liberté individuelle. Ils orientaient plus leur généalogie vers une conscience narcissique de soi. Nous n'avons pas recensé de preuve concernant l'ancienneté, mais nous l'avons considérée dans l'acte même de retourner vers ses racines rurales.

Ainsi, entre désirs de continuité et de liberté individuelle, et besoins narcissiques, les nouvelles couches sociales vivent des tensions. En effet, dans un contexte social privilégiant les valeurs individuelles, on pouvait bien penser que la généalogie orientait autrement le positionnement d'ego. Nous ne l'avons pas constaté pourtant chez les généalogistes de notre échantillon, ayant écrit récemment. Nous l'avons relevé chez un seul généalogiste, mais il est né à la fin du XIXe siècle. Aussi, n'était-ce pas en soi le sort de tout individu appartenant à une élite, que de vivre de telles tensions ? En effet, tous les membres des élites avaient aux côtés de leur conscience d'un destin collectif et, justement à cause de celui-ci, une conscience de leur destin individuel. Simplement, chaque couche sociale, selon qu'elle ait été traditionnelle ou nouvelle, ne se trouvait pas confirmée par les mêmes valeurs et était portée à s'évaluer, en privilégiant les valeurs du groupe familial ou bien celles individuelles. Quoi qu'il en soit, que l'on se trouvât d'un côté ou de l'autre, la généalogie permettait de nouer ces deux tendances, constitutionnellement en tension dans une élite. Elle produisait les moyens de tenir un équilibre qui seul rendait possible un maintien dans son élite. Ce n'était pas l'appartenance sociale qui créait la tension, mais l'appartenance à une élite. Valeurs héritées et valeurs individuelles devaient forger les deux pans de la conscience identitaire de celui qui voulait se maintenir dans celle-ci, le mettant dans la position de devoir articuler destin individuel et héritage familial. Nous avons vu dans la généalogie l'instrument qui permettait de produire cette alliance paradoxale.

Nous avons repéré aussi que les nouvelles populations, comme notre population, donnaient à leur généalogie la fonction d'une socialisation. Elles s'adressaient à leur descendance et avaient la volonté de voir perpétuer, par leurs enfants et petits-enfants, les valeurs et modèles familiaux de leurs souhaits. Elles se constituaient de même des lignées d'élection avec leur généalogie. Quant à leur devoir de mémoire, nous l'avons vu relevé dans deux échantillons seulement. Nous avons trouvé, en revanche, chez tous, la traduction de l'importance donnée à la famille. Les dettes aussi étaient présentes et amenaient à soutenir la transmission de l'héritage familial symbolique : les généalogistes invitaient leurs enfants à s'inscrire dans une chaîne de dettes et à mettre leurs héritiers en situation de transmettre à leur tour.

Nous n'avons pas disposé de données pour témoigner de la présence pertinente d'autres variables : ni des rangs des généalogistes des nouvelles populations, ni d'autres preuves de légitimation que celles de leur ancienneté et de leur continuité, ni d'un effacement de leur mémoire paternelle, ni de la présence d'une procédure pour une socialisation anticipatrice, ni de discrédits et de déclassements, ni d'attentes de transformations identitaires de leur descendance. Il serait très intéressant de les prendre en compte. En effet, si la tradition était reconnue comme une préoccupation pour les généalogistes de tous les échantillons du corpus, on devait trouver plusieurs de ces variables. Mais, quelles sont les propriétés nécessaires et suffisantes qu'une généalogie doit comporter pour remplir les conditions attendues d'une tradition paternelle ? De simples suites généalogiques suffisent-elles ? En effet, dans l'analyse des nouvelles populations, nous n'avons pas pu faire de différence entre récits généalogiques et généalogies.

Pouvait-on oser maintenant faire des hypothèses pour penser une anthropologie du récit généalogique ou de la généalogie, en France ou en Europe ? Pouvait-on retenir certains des déterminants communs, relevés dans les trois populations, comme des déterminants anthropologiques, certes émanant tous de contextes sociologiques spécifiques, à savoir de contextes d'élites ?

Pouvait-on ainsi faire l'hypothèse qu'un acteur appartenant à une élite devient généalogiste avec les traits suivants. Il est plutôt de sexe masculin et le petit-fils ou arrière petit-fils de l'ascendant qui a enraciné sa lignée paternelle dans le milieu dans lequel il souhaite se maintenir. Il donne la priorité de sa quête à cette dernière lignée, qui a été en ascension sociale. La famille a de l'importance pour lui. Il souhaite une ancienneté, en remontant le plus loin possible dans ses racines rurales. Il a une visée de continuité. Il attend une légitimation de sa généalogie. Il cherche à renforcer son enracinement dans un milieu dans lequel une de ses branches est bien intégrée. Il a un devoir de mémoire envers ses ascendants.

A ces déterminants, il conviendrait d'en ajouter d'autres tout aussi pertinents, qui ont été remarqués aussi dans les trois populations, mais pas par tous leurs observateurs, et qui demandent à être consolidés par une vérification plus large. Le généalogiste a une mère de condition supérieure à son père. Il se représente un modèle de sa famille qu'il souhaite voir se perpétuer. Il a le souci de l'avenir de sa postérité, craignant pour l'avenir de sa position acquise.

Dans la variante bourgeoise, il faudrait compléter par d'autres déterminants, mais dont il faudrait aussi vérifier la validité dans les nouvelles populations. Le généalogiste appartient à une branche cadette. Il a le sentiment d'un discrédit sur sa lignée paternelle et a subi un déclassement dans sa trajectoire sociale. Il met à jour les preuves de la réussite sociale des émigrations de ses ascendants, et son statut de bourgeois – au minimum – et celui de grand bourgeois, au maximum. Dans la variante couches moyennes, le généalogiste écrit en moyenne plus jeune et a tendance à se légitimer plus qu'à légitimer sa famille.

Enfin, nous avons mieux compris les rapports étroits qui liaient mémoire familiale et identité. Nous avons notamment mieux distingué comment la mémoire familiale se transformait avec les besoins de la condition sociale à laquelle un individu appartenait. Il serait intéressant d'étudier comment se fait cette transformation, dans le processus de descente sociale : la mémoire perd-elle sa forme généalogique ? A partir de quand, et comment cette perte commence-t-elle ? Nous avons aussi mieux conçu les interactions qui existaient entre passé et avenir : les forces de la nostalgie vers le passé et les forces d'anticipation sur l'avenir. Nous avons constaté la présence d'un facteur de maturation spécifique dans la démarche du généalogiste et aurions souhaité mieux la mettre en évidence. Nous ne l'avions pas prévue aussi prégnante et n'avons pu anticiper en recueillant autrement nos données. Quoi qu'il en soit, la plupart des généalogistes de notre populations étaient décédés. Il aurait été difficile de la définir. Nous avons découvert aussi tout l'importance de l'impact de la négociation conjugale de la transmission des mémoires familiales, sur la structuration des générations suivantes et donc sur leurs identités.

Nous avons confirmé le haut degré d'influence de la mémoire généalogique dans le maintien de la stabilité d'une identité, qu'elle soit individuelle, familiale et sociale. Mais, nous avons compris qu'elle atteignait son objectif en tant qu'elle instituait un précédent à partir duquel les descendants pouvaient ordonner l'avenir et non parce qu'elle instruisait un passé pour le reproduire : nous avons renouvelé notre point de vue sur le sens de la tradition. Nous avons perçu que, si tout un milieu social profitait des effets de cette mémoire, sa mise œuvre était le fruit d'un seul, certes lui-même en interaction avec son milieu et attendant de celui-ci un retour. Nous avons saisi que sa production était étroitement liée à l'honneur que les familles pouvaient en retirer, avec tout le paradoxe que la quête de légitimation révélait. Sans pères honorables, on n'écrivait pas de mémoire généalogique, à moins que ce ne soit pour des visées de reconstruction identitaire, par les voies de la psychothérapie. Mais, nous nous demandons quelles frontières donner à la définition de l'honneur, car nous devions articuler celui-ci au sentiment de discrédit.

Nous avons réalisé aussi l'énergie que les membres des élites développaient pour s'enraciner dans les milieux de leur choix. Nous avons repéré toute la complexité du rapport entre les dimensions imaginaire et symbolique des récits qui faisaient de la mémoire familiale un récit des origines, à l'attention de l'univers familial. Nous avons mieux délimité la dimension paradigmatique du patronyme et le statut donné aux ancêtres. Nous avons pu préciser la place de la dette dans la transmission, entre contrainte et don, mais productrice du souhait d'une affiliation à la famille et à ses références. Enfin, nous avons pu prendre la mesure de la complexité des phénomènes contextuels qui amenaient à écrire sa mémoire généalogique. Mais en même temps, nous avons pu voir la détermination qui gouvernait les individus pour le faire au regard de la fragilité du maintien de la conscience qui en émanait.