L'attention et la sollicitude portées aux armes de trait médiévales, arcs et arbalètes, n'est pas un phénomène récent, en particulier dans certaines contrées dont la destinée semble intimement liée à ces instruments guerriers et à leur pratique ; difficile de ne pas évoquer ici l'Angleterre. Les grandes tendances reflétées par l'historiographie, laquelle souligne en effet une curiosité ancienne à l'égard de ce type de vestiges, révèlent un double phénomène. D'une part, l'écrit a trop longtemps été considéré comme la seule source réellement fiable pour étudier les armes de trait et n'a été que rarement associé par les historiens aux realia, témoignages figuratifs et objets de fouilles, privilégiant une histoire événementielle souvent dite, de façon péjorative, « histoire bataille ». D'autre part, les « antiquaires », les amateurs d'armes et les muséographes, dont la préoccupation majeure a été de conserver, ont fortement contribué à couper ces armes de leur contexte. C'est en partie la richesse des collections des musées de certains pays qui explique l'avancée de plusieurs chercheurs dans ce domaine ; ils ont pu ainsi proposer, dès le milieu du XIXe siècle, un premier classement et une évolution sommaire des armes de trait, qui constituent une vue en partie orientée, du fait d'un manque d'éclectisme dans leurs sources. Ces travaux ne valent ainsi que pour une frange de la société médiévale qui n'utilise ces armes que dans certaines circonstances spécifiques. L'archerie médiévale a déjà fait couler des flots d'encre. En effet, la production sur le sujet a été considérable, notamment chez des auteurs anglo-saxons, défenseurs d'une théorie de la continuité dans les pratiques toxophiles. D'autre part, des militaires sont souvent à l'origine de volumineux ouvrages qui s'attachent à décrire quelques batailles célèbres et le rôle tactique qu'a joué l'arc longbow. Ils s'appuient généralement sur les chroniques du Moyen Âge sans toutefois chercher à approfondir le contexte d'élaboration de ces écrits ; il semblerait que la critique des sources n'ait pas retenu toute l'attention qu'elle aurait méritée. Or, l'évolution de la discipline historique a eu pour conséquence de rendre obsolètes et dépassés beaucoup de travaux scientifiques, si bien qu'aujourd'hui, ils ne sont plus recevables sous bien des aspects, du fait d'un manque d'analyse critique, d'un examen imparfait ou fragmentaire des sources et d'une connaissance partielle de l'arrière plan historique.
Il convient de nuancer ce propos et d'ajouter que des études récentes ont permis de mieux cerner le rôle tactique des armes de trait dans les batailles, remettant en cause la vision traditionnelle que l'on pouvait avoir sur ces instruments guerriers. Elles sont ainsi représentatives d'une actualité de la recherche et d'un renouvellement des problématiques scientifiques en matière d'archéologie, s'agissant de stratégie militaire comme des armes elles-mêmes. L'avancée des chercheurs d'Europe centrale qui, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se sont mis à interroger systématiquement les vestiges archéologiques en les confrontant avec d'autres sources, est à souligner. Force a donc été de reconnaître, que l'intérêt pour cette catégorie de vestige était généralisé dans les pays européens et que son évolution, dans ses grandes lignes, a été bien décrite dans la chrétienté latine.
En revanche, plusieurs aspects ont échappé à l'heuristique des chercheurs, en particulier un certain nombre de questions relatives aux techniques de fabrication n'ont pas reçu un éclairage suffisant. Il est significatif de noter qu'aucune étude ne rend réellement compte de la diversité, de la complexité de l'armement de trait, de ses procédés de fabrication, de son maniement et de son évolution (cette remarque pourrait d'ailleurs être élargie à tout l'armement des hommes à pied). C'est pour cette raison que des compléments d'analyse sur des points essentiels se sont révélés indispensables, s'agissant notamment de traitements statistiques des objets et de recherches métallographiques en laboratoire, dont les outils d'observation et les questionnements sont, aujourd'hui encore, en constante évolution. De même, l'essor de l'archéologie médiévale, au cours de ces dernières décennies, a entraîné un renouveau des problématiques en même temps que la collecte d'une multitude d'objets et de données qui ne peuvent rester ignorés par les médiévistes. Jusqu'à présent, les témoignages archéologiques relatifs aux armes n'ont pas retenu toute l'attention qu'ils méritaient, à l'instar de l'outillage agro-pastoral, par exemple, mis au jour sur les sites d'habitat. Les collections archéologiques, quoique fort intéressantes, sont restées dès lors inédites. De plus, les médiévistes qui s'intéressent à l'armement, entretiennent une relation d'évidence entre la pratique des armes et les activités guerrières, de sorte qu'ils font abstraction des autres formes d'utilisation. Ainsi, appréhender ces armes d'un point de vue archéologique permet de saisir le rôle qu'elles ont joué dans d'autres contextes, peut-être pour une activité cynégétique dans les zones d'habitat, ou ludique. Ces vestiges exhumés sont d'intérêt divers mais une synthèse sur les armes de trait n'aurait pu être menée sans que l'on s'y intéresse de près.
Il s'est donc agi, dans cette enquête, de dépassionner le débat, d'éviter les travers dans lesquels les érudits se sont fourvoyés au XIXe siècle et de se garder de généraliser abusivement des modèles d'interprétation propres à notre époque. Un regard nouveau sur les sources déjà publiées, mais surtout la collecte de documents inédits, leur classement, leur analyse se sont révélés indispensables pour pouvoir dresser une fresque qui soit la plus proche de la réalité.
Le champ de l'enquête est donc conditionné, dans une large mesure, par les sites archéologiques figurant dans notre corpus. Le mobilier étudié a été mis au jour dans des niveaux stratigraphiques allant de l'an Mil au XVe siècle. Ce terminus post quem n'obéit pas au caractère propre de cette recherche, puisque les prémices de changement en matière d'armement se font sentir bien avant le clivage traditionnellement adopté, Moyen Âge-Temps Modernes. Cependant, ce découpage commode a permis de prendre en compte des contextes d'utilisation divers, en particulier l'usage des armes de trait comme loisir, perceptible à travers l'iconographie. La périodisation adoptée pour les œuvres figuratives et les textes, puisqu'elles viennent appuyer la démonstration basée sur les objets, obéit aux mêmes termini. En effet, les données sont rares pour les premiers siècles du Moyen Âge, mais deviennent plus nombreuses et plus explicites à partir du XIe siècle. Les corpus des diverses catégories de sources sont homogènes tant du point de vue chronologique que géographique. Durant leur période de plus large diffusion, les armes de trait sont utilisées dans l'Europe au sens large, c'est-à-dire l'Occident latin confronté aux frontières méridionales au monde islamique et, à l'est, à l'empire byzantin. Si les comparaisons, dans cette aire géographique, se sont révélées particulièrement fructueuses, les considérations pratiques ont été déterminantes dans le choix des collections archéologiques étudiées, en particulier l'accès à des documents et à des objets caractérisés par leur extrême dispersion.
Il est courant de lire – même si les auteurs qui se préoccupent d'armement évitent de nourrir une polémique stérile en soutenant la thèse du caractère positif de la guerre – que les armes constituent le vecteur et le champ d'application des techniques les plus avancées dans le domaine de la production manufacturière 1 . Il est vrai qu'au Moyen Âge dans toute la chrétienté latine, les conflits, la pratique de la chasse et celle des jeux martiaux dans la noblesse, ainsi que les guerres de plus grande ampleur comme les croisades, la Reconquête ou la guerre de Cent Ans, ont permis d'entretenir une véritable « industrie » des armes. Dès lors, dans quelle mesure les armes de trait ont-elles bénéficié des progrès accomplis dans les arts mécaniques et la métallurgie, pendant la période allant de l'an Mil à la généralisation de l'emploi de l'artillerie à poudre ? De façon réciproque, ont-elles contribué à faire évoluer l'armement défensif, les techniques de combats, terrestres ou navals, mais aussi l'agencement et l'aménagement des forteresses ? Il serait cependant réducteur de limiter l'étude de l'armement au seul domaine des procédés de fabrication. Il convient aussi de souligner leur rôle dans les aspects économiques, sociaux, culturels et politiques. Elles font l'objet d'échanges en tant que produits finis, de même que les matières premières dont elles sont confectionnées, et sont donc un marqueur précieux de l'activité économique. Les vestiges archéologiques mis au jour sur les champs de bataille, dans les châteaux et les structures d'habitat en sont le reflet. D'abord réservés aux garnisons, aux opérations de siège et aux troupes embarquées, l'arbalète mais surtout l'arc, s'imposent finalement dans les batailles rangées et deviennent des armes de professionnels. Même si les combats ont été longtemps dominés par les chevaliers qui constituent l'élite combattante 2 , l'armement de trait a joué un rôle décisif, dans les affrontements, mais aussi dans la défense des places fortes. En effet, il n'est pas rare de lire que l'arbalète, notamment, a été l'un des principaux facteurs dans l'évolution des techniques de combat entre 900 et 1300 3 et a participé à l'émergence de l'infanterie comme force militaire. Le fait que l'emploi généralisé de cette catégorie d'armes représente l'une des innovations majeures en matière de tactique militaire par rapport à l'Antiquité est souvent souligné 4 . Ces armes de trait sont emblématiques d'un armement « non noble » et son usage s'oppose à l'éthique chevaleresque qui a primé durant presque tout le Moyen Âge ; elles sont d'ailleurs condamnées comme « arme du Diable ». D'ailleurs, l'opposition se situe ici sur un double registre : d'une part, sur celui des techniques de combat qu'il a engendrées, d'autre part, sur l'origine socialement composite des formations de combattants qui les utilisent. Dans les villes, les troupes d'arbalétriers sont organisées en milices et jouissent d'importants privilèges. Face à la chevalerie, expression guerrière de la noblesse, ces combattants deviennent les représentants du monde urbain.
Notre recherche s'est développée dans une double perspective : étudier les armes de trait sous l'angle technologique tout en tentant de restituer la place qu'elles occupaient dans la culture matérielle. « À la fin du Moyen Âge, dans les zones méridionales, l'arbalète est partout dans les inventaires et les carreaux partout sur les sites ». Cette remarque de Jean-Marie Pesez pourrait être généralisée aux zones septentrionales et soulève de réelles questions pour l'historien : comment établir une classification, qu'est-ce qui les distingue, comment ces objets sont-ils employés, en fonction de quels usages, selon quels critères, dans quelles situations ? Autant de questionnements auxquels il s'est agi de répondre. À la lumière des études documentaires existantes, le sujet présente un intérêt tout particulier pour l'archéologue, puisqu'il manque d'un outil fiable pour classer cette catégorie d'objets. Nous nous proposons donc de préciser les caractéristiques techniques de ces armes de trait, de décrire à l'aide de sources diverses ces objets et la manière dont ils sont utilisés, mais également leur incidence sur la vie sociale. Ce découpage thématique et l'emploi d'un vocabulaire propre pour désigner ces vestiges se justifient du point de vue archéologique : cette étude prend en considération toutes les armes dont les projectiles sont des traits et que l'on met au jour en grand nombre sur les sites archéologiques français occupés à partir des environs de l'an Mil.
L'enquête s'articule en quatre parties principales. Le plan adopté est le reflet de choix que nous avons opérés. La volonté de replacer le sujet dans une perspective historiographique, pour légitimer le fait qu'un questionnement novateur sur les armes de trait s'est révélé indispensable, a impliqué le fait que cette réflexion se situe en première partie, et non dans l'introduction comme il est généralement d'usage. Dans un même temps, il s'est avéré nécessaire de préciser les termes techniques relatifs aux armes de trait, dresser un état de la recherche en soulignant les problèmes soulevés par l'étude de ces objets et situer ce travail dans des cadres chronologiques et géographiques bien délimités, sans pour autant nous interdire des comparaisons possibles avec d'autres domaines ou aires d'étude.
Cette investigation s’est attachée, dans une seconde phase, à définir les problématiques et les grandes orientations de recherche en spécifiant les sources utilisées et la méthode employée pour recueillir le plus grand nombre d'indices. Cette approche pluridisciplinaire qui associe les textes et l'iconographie à l'étude strictement archéologique a dû nécessairement être précédée d'une réflexion sur la validité des sources et des corpus mis à contribution. La fiabilité de la démarche n'est cependant plus à démontrer. En revanche, puisque le choix a été celui de la diversité et de l'éclectisme des sources, une hiérarchisation, selon leur valeur documentaire, et l'établissement d'un échantillonnage scientifiquement recevable d'un point de vue géographique et chronologique, sont apparus nécessaires. Il convient d'insister cependant sur le fait que l'apport de chaque source permet de combler les lacunes, plus que de croiser les données obtenues avec celles fournies par l'archéologie, d'où une certaine réticence de notre part à parler de « confrontation des sources » et le choix d'évoquer une complémentarité.
La troisième partie de cette enquête propose une typologie à partir du dépouillement de plusieurs types de sources, essentiellement à partir des données récentes fournies par l'archéologie qui, croisées aux analyses paléométallurgiques en laboratoire, amènent à une meilleure compréhension des techniques de fabrication des armes, mais surtout des fers de trait. Ce volet comprend aussi une étude des dispositifs de défense des fortifications liés à l'utilisation des armes de trait.
Le dernier volet est consacré au dépouillement et à l'étude d'autres sources, écrites et iconographiques, qui éclairent particulièrement les circonstances de leur échange et de leur maniement ; les textes et l'iconographie viennent ainsi appuyer cette recherche fondée sur les objets. Dès lors, ce genre d'approche dégage les armes de trait de toute contingence liée au type de sources étudié et conduit à insérer véritablement ces artefacts dans une dynamique
. NEF (J. U.) soutient cette thèse de la guerre comme "aiguillon du progrès" de façon téméraire mais très argumentée, cinq ans seulement après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, dans War and human progress. An essay on the rise of industrial civilisation, Londres, 1950.
. CARDINI (F.), "Le guerrier et le chevalier", L’homme médiéval, Le Goff (J.) (dir.), Paris, 1989, p. 87-128.
. VERBRUGGEN (J. F.) y fait référence dans The art of warfare in western Europe during the Middle Ages, Woodbridge, 1998. BARTLETT (R. J.), "Technique militaire et pouvoir politique, 900-1300", Annales Économies Sociétés Civilisations, 5 (sept-oct 1986), p. 1135-1159.
. CHEVEDDEN (P. E.), "Artillery in late Antiquity : prelude to the Middle Ages", The medieval city under siege, Londres, 1995, p. 130-173.