2.1. La problématique de l’accès aux compétences

Le choix entre les solutions d’accès ou de contrôle des compétences (2.1.1.) repose sur un arbitrage entre les coûts de développement de compétences internes et les coûts d’acquisition de compétences externes (2.1.2.).

2.1.1. ‘Contrôle’ et ‘accès’ : une problématique pour l’étude des compétences

Le fait de conceptualiser les marchés comme constituant un moyen de pallier les carences cognitives internes des firmes en permettant d’accéder à des compétences externes, c’est-à-dire détenues par d’autres firmes, met en évidence une distinction supplémentaire entre ‘accès’ et ‘contrôle’. En effet, comme nous l’avons vu plus haut (cf. supra, point 1.1.1.), les compétences externes constituent des ‘savoir faire’ de nature ‘indirecte’. Or, les compétences indirectes sont de deux types ; toute firme peut faire faire pour son compte :

  • soit en tentant d’obtenir le contrôle les compétences d’autres firmes ;
  • soit en se ménageant un accès à ces compétences (Loasby [1998b], p. 149).

L’implication analytique de cette distinction est avancée en ces termes par B. Loasby :

‘The obvious application of the distinction […] is to the contrast between markets, which offer access, and firms, which offer hierarchical control; and the immediate conclusion is that control has substantial advantages, but is likely to be more costly than access. We can access more than we can control, and therefore should limit our attempts at control to those capabilities which are both crucial and manageable. (Loasby [1998b], p. 149)’

Cette citation appelle trois remarques. En premier lieu, cette distinction entre ‘contrôle’ et ‘accès’ est, bien entendu, analytiquement artificielle. Il peut même sembler qu’elle introduit une nouvelle base pour rétablir la dichotomie entre firme et marché dont nous mettions en doute la pertinence plus haut (cf. supra, point 1.2.1.). Pour autant, cette distinction ne repose pas sur une opposition antinomique entre firme et marché. En effet, selon la conception de l’organisation industrielle que nous avons fait nôtre et qui est exposée ci-dessus, ce sont les firmes qui ont recours aux marchés, ceux-ci étant dans une large mesure ‘construits’ par les individus et les firmes qui les ‘utilisent’. De même, selon cette conception, les marchés, tout comme les firmes, sont dépositaires de compétences. La distinction proposée entre ‘contrôle’ et ‘accès’ a uniquement pour ambition d’éclairer les interactions entre firmes et marchés.

La seconde remarque a trait aux coûts auxquels il est fait référence dans la citation. Ces coûts ne doivent pas être réduits à leur seule dimension pécuniaire. Ils englobent également une triple dimension humaine, organisationnelle et temporelle liée au développement de compétences, internes ou externes, et à l’existence de ‘coûts de transaction dynamique’, ainsi que nous le verrons ci-après (cf. infra point 2.1.2.).

Notre troisième remarque est relative à la dernière phrase de la citation de B. Loasby, qui fait référence au fait que tout individu, de même que toute firme, devrait restreindre son contrôle aux compétences à la fois ‘cruciales’ et ‘gérables’. Quelles sont ces compétences ? La réponse découle d’une distinction que la TCF, à l’image de P. Robertson, opère entre deux types de compétences (Robertson [1996], p. 81) :

  • les compétences ‘intrinsèques’ (intrinsic competences) : il s’agit de compétences synergiques au sens où elles déterminent la cohésion de l’organisation dans son ensemble. Ces compétences constituent le cœur intrinsèque (intrinsic core) de l’organisation et sont composées d’éléments idiosyncratiques et inimitables dont la somme a plus de valeur que chacun de ces éléments séparément. Elles renvoient, en quelque sorte, aux compétences organisationnelles, ou ‘routines’, abordées dans le chapitre précédent (cf. supra, Chapitre 3, Section 2), voire aux compétences-cœur (core competencies) qui sont définies par Prahalad ([1993], p. 45) comme étant ‘enchâssées’ (embedded) dans la structure de l’organisation. De telles compétences ne peuvent donc être achetées, ou vendues, dans la mesure où elles constituent le résultat de processus d’apprentissage interactifs répétés ;
  • les compétences ‘auxiliaires’ (ancillary competences) : il s’agit des compétences qui ne font pas partie du cœur intrinsèque de la firme ‑et non de compétences qui seraient auxiliaires au processus de production. Cependant, contrairement aux compétences ‘intrinsèques’, les compétences ‘auxiliaires’ ne sont pas forcément spécifiques à la firme ; elles sont repérables, ou ‘individualisables’, au sens où elles ne sont pas ‘enchâssées’ dans la structure organisationnelle. En conséquence, elles peuvent être acquises sur le marché.

Au terme de cette distinction, il apparaît que les compétences ‘cruciales’ relèvent du premier type. Les compétences ‘gérables’ également. Par ‘gérables’, il faut entendre les compétences dont la gestion suppose un contrôle hiérarchique. Seules les compétences ‘intrinsèques’ nécessitent réellement un tel contrôle dans la mesure où, du fait de leur définition même, elles ne peuvent pas être externalisées. Or, la création de compétences ‘auxiliaires’, par opposition, peut l’être, puisqu’elle ne touche pas au cœur intrinsèque de la firme. Par conséquent, lorsque la TCF fait état des compétences ‘externes’ que la firme est susceptible de mobiliser par recours aux marchés, il ne peut s’agir que de compétences ‘auxiliaires’ (cf. Langlois & Robertson [1995], p. 7).

Le contrôle des compétences ‘auxiliaires’ n’est donc pas nécessaire si trois conditions sont réunies :

  • elles sont disponibles sur le marché ;
  • la firme a la capacité de les identifier, c’est-à-dire que la firme sait ce qu’elle veut faire faire ;
  • enfin, la firme peut y avoir accès, c’est-à-dire que leur utilisation n’est pas restreinte –elles ne constituent pas une forme de connaissance privative (proprietary knowledge).

Dans le cas où ces trois conditions sont satisfaites uniquement, l’accès au compétences auxiliaires n’est plus nécessaire. À la limite, comme le relève B. Loasby, il vaut mieux, pour la firme, ne pas chercher à contrôler de telles compétences et ‘laisser faire ceux qui savent mieux faire’ (Loasby [1996a], p. 42). Cette question, toutefois, est subordonnée à un arbitrage entre coûts de développement de compétences internes et coûts d’acquisition, sur le marché, de compétences externes, ainsi que nous allons le voir.