1-a De la “réciprocité imaginaire” à l’émergence d’un nouvel espace de sociabilité

S’interrogeant sur “l’avenir esthétique” de la télévision, André Bazin 9 met en exergue deux caractéristiques de la communication télévisuelle qui marquent, selon lui, une rupture avec les formes radiophoniques et cinématographiques : le direct et le regard caméra. La “réciprocité imaginaire” résultant de la conjonction de cette propriété technique et de cette forme d’énonciation visuelle, constitue, pour cet auteur, une spécificité de la télévision. Le dispositif télévisuel se fonde ainsi sur une double illusion : un effet de réel conjugué avec une simulation de la communication intersubjective. Une hypothèse reprise par Jean Quéval et Jean Thévenot pour qui “la télévision la plus authentique n’est pas le spectaculaire qui se situe dans le fictif comme tous les autres spectacles, mais celle du réel où les hommes se présentent aux autres hommes dans leur propre rôle, le merveilleux subsistant dans le phénomène électronique” 10 .Mais la communication télévisuelle rompt également avec les formes antérieures de la communication induites par la presse écrite. Le passage de la presse écrite à la radio et à la télévision dénote pour Bernard Lamizet “une véritable coupure épistémologique” 11 . Jusque-là, en effet, la réalité de la communication “médiatée” 12 - la communication mise en oeuvre, selon cet auteur, au sein d’une logique de médiation - était portée par la matérialité du papier journal. Désormais, les messages se diffusent sans qu’existe aucune trace matérielle visible de cette diffusion : “Tandis que la diffusion de la parole n’était pensable que dans l’espace de l’interlocution, dans lequel elle est perçue par l’autre, et tandis que la diffusion de l’écriture n’était pensable que dans la distanciation temporelle ( la différance, dirait Derrida) qui sépare son énonciation de sa lecture, l’invention du télégraphe rend possible la diffusion d’un signifiant dans un lieu différent de l’espace, mais pratiquement dans le même temps.” 13

L’affranchissement de la communication télévisuelle par rapport aux limites de l’espace et du temps de l’expérience modifie aussi les conditions de sa réception en déplaçant les frontières entre sphère publique et lieux privés. Jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, seul l’écrit représente la dimension singulière des formes publiques de la communication à travers les pratiques de la lecture et de l’écriture. A la différence des concerts et autres spectacles auxquels “le public participe en prenant conscience, dans le même temps, de son appartenance commune, de la dimension collective de son identité” 14 . La dimension singulière de l’usage des médias audiovisuels contribue à l’émergence d’un nouvel espace de sociabilité que décrit bien la formule de Daniel Bougnoux 15 : “vivre ensemble séparément”. Parmi les innombrables dispositifs de médiation qui nous “font croire”, nous contiennent et nous organisent, la télévision tient, assurément, une place de choix.

Notes
9.

André Bazin, “ L’avenir esthétique de la télévision : la télévision est le plus humain des arts mécaniques ”, Réforme, Paris, 1955.

10.

Jean Quéval et Jean Thévenot, TV, Gallimard, Paris, 1957.

11.

Bernard Lamizet, Histoire des médias audiovisuels, Ellipses, édition Marketing SA, Paris, 1999, p.8.

12.

La communication “médiatée” se distingue de la communication intersubjective par le fait qu’elle est mise en oeuvre au sein d’une logique de médiation, elle-même définie comme “ une dialectique entre la dimension singulière et la dimension collective de l’appartenance et de la sociabilité ” (Bernard Lamizet, op.cit., p.5).

13.

Bernard Lamizet, op.cit., p.11.

14.

Bernard Lamizet, op.cit., p.9.

15.

Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, La Découverte, Paris, 1998, p.71.