1-c Une visée intégratrice

Cette prise de conscience tardive concernant la télévision s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion amorcée dès les années 30 par Walter Benjamin 29 et développée par les représentants de l’Ecole de Francfort 30 à propos des premiers médias de masse et de l’avènement d’une “industrie culturelle” qui soumet l’oeuvre d’art, comme les discours médiatiques, à une logique de marchandisation. La massification et la standardisation de la culture résultant de cette soumission aux lois de l’économie capitaliste aboutissent, d’une part, à réduire l’espace d’expression des individus en lui substituant des discours et des spectacles accessibles à tous ; d’autre part, à conforter l’ordre existant en légitimant les rapports sociaux 31 . Théodore Adorno 32 précise ainsi la fonction politique assumée par la télévision : “Plus le public des mass media modernes semble être déstructuré et étendu et plus les mass media tendent à accomplir leur propre “intégration”. Les idéaux de conformisme et de conventionnalisme étaient inhérents aux romans populaires dès le tout début. Mais maintenant ces idéaux ont été transformés en définitions quasiment précises de ce qu’il faut et de ce qu’il ne faut pas faire. L’issue des conflits, tous feints, est préétablie. La société est toujours gagnante et l’individu n’est qu’une marionnette manipulée par le biais des lois sociales.”

Dans la continuité de ce courant critique, trois grandes perspectives vont se dessiner progressivement.

Une perspective socio-économique revisite le concept d’industrie culturelle en explorant les modèles qui sous-tendent la construction et l’évolution des médias éditoriaux et des médias de flux. En étudiant l’histoire des innovations et de leur appropriation, Patrice Flichy 33 explique ainsi le développement et les transformations des “industries de l’imaginaire” à partir d’un modèle socio-technique : le mode de diffusion exerce une contrainte sur les conditions de production et le cadre de réception des messages. Bernard Miège 34 met en évidence la logique de “flot” dont relève la télévision. Elle se manifeste par une offre continue de produits et la possibilité constante d’un branchement virtuel entre le téléspectateur et l’instance émettrice. Mais l’essor de la télévision ne répond pas seulement à une logique de consommation de biens culturels, il recouvre aussi des enjeux politiques.

A cette seconde perspective d’inspiration socio-politique se rattachent les travaux de Pierre Bourdieu 35 et de Patrick Champagne 36 sur les mécanismes de formation de l’opinion et l’organisation du “champ” journalistique. Dans leur diversité, les approches de Rémy Rieffel 37 , Erik Neveu 38 , Alain Accardo 39 , Cyril Lemieux 40 et Denis Ruellan 41 renouvellent le regard porté sur la profession et ses pratiques. Les questionnements de Gérard Leblanc 42 , Sylvie Blum 43 ou Stéphane Olivesi 44 sur les liens qui unissent la télévision aux pouvoirs économique et politique, se situent également dans cette perspective. La compréhension des mécanismes de la réception constitue une autre direction issue du courant critique.

Notes
29.

Walter Benjamin, “ L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ”, 1936, in L’homme, le langage et la culture, Gonthier-Denoël, Paris, 1971.

30.

Max Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la raison, fragments philosophiques, NRF, Gallimard, Paris, 1974.

31.

Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, op.cit., p.45.

32.

Theodor Adorno, “ La télévision et les patterns de la culture de masse ”, Réseaux n°44-45, 1990.

33.

Patrice Flichy, Les industries de l’imaginaire : pour une analyse économique des médias, presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1990 ; L’innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l’innovation, La Découverte, Paris, 1995.

34.

Bernard Miège, Médias et communication en Europe, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1990.

35.

Pierre Bourdieu, “ L’opinion publique n’existe pas ”, Les Temps modernes, n°318, 1973, repris dans Questions de sociologie, Minuit, Paris, 1988 ; “ L’emprise du journalisme ”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°101-102, 1994 ; Sur la télévision, Liber, Paris, 1996 ; Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997.

36.

Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, Paris, 1990 ; “ La construction médiatique des malaises sociaux ”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°90, 1991, pp.64-75 ; Patrick Champagne et Dominique Marchetti, “ L’information médicale sous contrainte ”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°101-102, 1994, pp.40-62.

37.

Rémi Rieffel, L’élite des journalistes, PUF, Paris, 1984 ; Sociologie des médias, Ellipses, Paris, 2001.

38.

Erik Neveu, Sociologie du journalisme, La Découverte, Paris, 2001.

39.

Alain Accardo (dir.), Journalistes au quotidien, Le Mascaret, Bordeaux, 1995 ; Journalistes précaires, Le Mascaret, Bordeaux, 1998.

40.

Cyril Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Métailié, Paris, 2000.

41.

Denis Ruellan, Le professionnalisme du flou, identité et savoir-faire des journalistes français, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 1993 ; Les pros” du journalisme. De l’état au statut, la construction d’un espace professionnel, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 1997.

42.

Gérard Leblanc, Treize/Vingt heures, le monde en suspens, Hitzroth, Marburg, 1987.

43.

Sylvie Blum, La télévision ordinaire du pouvoir, 1958-1981, PUF, Paris, 1982.

44.

Stéphane Olivesi, Histoire politique de la télévision, L’Harmattan, Paris, 1998.