2-b Cadres “ primaires ” et cadres “ seconds ”

A propos des anecdotes tirées de la presse, “ on pourrait difficilement trouver des données ayant apparemment aussi peu de valeur ”, explique Erving Goffman 79 . “ Un événement devient une nouvelle non pas parce qu’il est typique ou représentatif mais au contraire parce qu’il est extraordinaire et qu’il a subi la violence routinière d’un rédacteur, aussi honorable soit-il. Le choix des histoires qu’on nous rapporte, tout comme la manière de les rapporter, est précédé et déterminé par notre compréhension du monde. Les histoires à sensation illustrent de manière caricaturale l’intérêt porté à ce qui est extraordinaire et se caractérisent par leur unité, leur cohérence, leur caractère significatif, choses qu’on est loin de trouver dans la vie de tous les jours. Chaque histoire est la rencontre d’un experimentum crucis et d’un spectacle. La forme de ces événements relatés répond tout à fait à ce que nous en attendons : non pas des faits mais des typifications80. Leur récit montre comment notre intelligence conventionnelle a le pouvoir de faire face à ce qu’il y a de bizarre dans la vie sociale, aux limites extrêmes de l’expérience. En conséquence, ce qui semble menacer l’intelligibilité du monde se révèle n’être qu’un dispositif ingénieux pour la protéger. Nous semons ces histoires à tout vent ; en retour, elles protègent la stabilité de l’univers et la nôtre . Les anecdotes que je présente ne sont généralement pas des preuves ou des témoignages, mais des vignettes descriptives, des cadrages fictifs qui sont autant de célébrations, travaillées par toutes les libertés qu’a pu prendre le narrateur, de nos convictions sur la marche du monde. Ce qui a été introduit dans ces légendes, c’est précisément ce que je voulais en extraire (…) on a là quelque chose de facilement disponible, une sorte de fonds commun de l’expérience familière que l’auteur partage avec ses lecteurs. ”

Mais lorsqu’un journaliste entreprend d’informer – autrement dit, si l’on se place dans une perspective “ situationnelle ”, lorsque celui-ci saisit dans son expérience du monde la structure de l’événement 81 qu’il contribue à produire – son activité “ déborde ” largement du cadre “ primaire ” dont relève l’activité ordinaire. “ Est primaire ”, selon Erving Goffman, “ un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification ” 82 . Or, si l’on excepte le cas de quelques reporters 83 qui n’hésitent pas à recourir à la méthode de l’observation participante pour mener à bien des investigations particulièrement difficiles, les journalistes ne s’engagent pas directement dans les situations qu’ils relatent. La posture qu’ils adoptent généralement les conduit à “ rendre compte des faits vécus et observés par d’autres ” et à appliquer leurs “ propres cadres aux cadres primaires des acteurs sociaux ” 84 .

Ces recadrages font ainsi intervenir des cadres “ seconds ” 85 qui orientent l’activité des journalistes selon la nature, la logique éditoriale et les moyens techniques dont disposent les médias qui les emploient. En amont, l’expérience cadrée des acteurs sociaux constitue, en quelque sorte, le socle sur lequel vont s’accumuler les “ strates ” 86 correspondant aux différentes transformations opérées au cours du processus de fabrication de l’information.

Notes
79.

Erving Goffman, op.cit., p.23-24.

80.

L’auteur se référe ici à une notion élaborée par Alfred Schütz et reprise par Gaye Tuchman dans son étude sur la fabrication des nouvelles (Gaye Tuchman, Making News, A Study in the Construction of Reality, The Free Press, New York, 1978) : la typification est un mode de classement des événements conçu pour répondre à des problèmes pratiques en rapport avec l’activité quotidienne des professionnels. Le rubricage en est un exemple. Il permet de “ réduire le caractère concret et idiosyncrasique des occurrences et de “ routiniser ”l’information ” (Louis Quéré op.cit. p.419).

81.

Nous prenons en compte les critiques formulées par Louis Quéré visant une définition restrictive de l’événement décrit comme “ un pur artefact médiatique ”, ainsi que des conditions de son émergence qui “ ne se réduit ni à son surgissement concret dans un espace et dans un temps donnés, ni à sa configuration publique par les médias ”. Pour cet auteur, “ l’événement n’est pas d’abord un schème médiatique de représentation de la réalité ; il est plus fondamentalement une catégorie permettant de réduire la complexité de l’expérience et de décrire l’ameublement du monde ”. L’événement manifeste “ l’opérativité sociale de cet immense effort collectif de production et de déchiffrage continu de “ l’actualité ” qui caractérise nos sociétés. Cette opérativité a deux faces, l’une cognitive, l’autre pratique : en même temps qu’elle maintient une intelligibilité du monde environnant et des changements qu’il subit, la mise en scène, en sens et en forme des événements permet d’organiser l’action collective. En d’autres termes, elle est le support essentiel de la forme de réflexivité qui caractérise nos sociétés. ” (Louis Quéré, op.cit ; pp.417-427-428-429).

82.

Erving Goffman, op.cit., p.30.

83.

Nous pensons au journaliste allemand Günter Wallraff qui partagea pendant deux ans le sort des immigrés turcs en RFA avant d’en faire le récit. Günter Wallraff, Tête de Turc, La Découverte, Paris, 1986.

84.

Jean-Pierre Esquenazi, op.cit., pp.46-47.

85.

Erving Goffman, op. cit., p.30-36 et 50-52.

86.

Erving Goffman, op.cit., p.91.