2-c Monde commun et espace social

Erving Goffman 87 souligne, lui-même, les limites de sa définition du cadre “ primaire ” : la mobilisation de plusieurs cadres s’avère souvent nécessaire pour comprendre et décrire un événement, certaines activités peuvent se dérouler hors cadre et l’identification d’un cadre demeure problématique. C’est ici qu’il convient d’élargir la perspective microsociologique en rappelant, comme le fait Jean-Pierre Esquenazi, qu’il n’y a pas de neutralité possible dans l’espace social et que “ la participation à un cadre, c’est-à-dire à un mode spécifique d’interprétation de l’expérience, constitue la marque d’une situation dans l’espace social (…) Un cadre est situé au croisement du monde commun et de l’espace social. Il est une forme d’organisation de l’expérience dont l’accès est déterminé par la position qu’occupe un individu dans l’espace social ” 88 .

Pour que son usage dans l’analyse des discours médiatiques gagne en pertinence, nous proposons d’articuler la notion de cadre avec la notion de champ mise au jour par Pierre Bourdieu. Le “ champ ” désigne, pour cet auteur, à la fois un “ champ de forces ” dont la nécessité s’impose aux agents qui s’y trouvent engagés et un “ champ de luttes ” à l’intérieur duquel les agents s’affrontent avec des moyens différenciés selon leur position dans la structure du champ de forces, contribuant ainsi à en conserver ou à en transformer la nature 89 . S’intéresser en priorité à “ la structure individuelle de la vie sociale ” comme le revendique Erving Goffman 90 , n’interdit pas de s’interroger simultanément sur “ la structure de la vie sociale ” qui configure, pour une large part, l’activité des médias.

Ce rapprochement du “ cadre ” et du “ champ ” peut permettre de saisir deux des contraintes résultant de la soumission des cadres médiatiques et des institutions dont ils relèvent aux conditions générales du champ : les cadres “ seconds ” doivent être compatibles à la fois avec les cadres “ primaires ” - c’est à cette condition que le journaliste de télévision peut partager avec les téléspectateurs ce “ fonds commun de l’expérience familière ” dont parle Erving Goffman – et avec les cadres qui orientent les stratégies des acteurs politiques et économiques occupant une position dominante à l’intérieur du champ et luttant pour la conserver.

C’est pourquoi nous aborderons le discours des médias davantage comme un fait de société que comme un fait de langage, en explorant deux pistes suggérées par Jean-Pierre Esquenazi. Cet auteur définit, en premier lieu, les rapports entre cadre et pratique langagière à travers la notion de jeu de langage 91 , mise au jour par Ludwig Wittgenstein 92  ; en second lieu, il considère l’analyse de la production, du produit et de la réception comme formant une “ chaîne continue ” 93 et il se situe dans la perspective d’une sociologie générale des médias.

Notes
87.

Erving Goffman, op.cit., p.34-35

88.

Jean-Pierre Esquenazi, op.cit. p.34.

89.

Pierre Bourdieu, “ Champ politique, champ des sciences sociales, champ journalistique ”, Cahiers de recherche n°15, Groupe de recherche sur la socialisation, URA 893 CNRS 1996.

90.

Erving Goffman, op.cit. p.22.

91.

Jean-Pierre Esquenazi, op.cit., p.36.

92.

Christiane Chauviré et Jérôme Sackur, exégètes de l’œuvre de Ludwig Wittgenstein, précisent ainsi ce que recouvre pour cet auteur la notion de jeu de langage : « A l’essence unitaire du langage affirmée dans le Tractatus succède, dans les écrits ultérieurs, la pluralité des jeux de langage. La notion de jeu de langage provient de la comparaison que fait Wittgenstein dans les années 1930 entre les systèmes d’axiomes et le jeu d’échecs. A la même époque, il considère que le langage fonctionne à la manière d’un calcul, ce qu’il récusera par la suite, et assimile la question « Qu’est-ce que la signification d’un mot ? » à la question « Quel est son rôle ou sa place dans le calcul ou le système ? » ; à partir de 1932, Wittgenstein étend l’analogie avec le jeu au langage tout entier, désormais fragmenté en de multiples jeux de langage. La notion de jeu de langage remplace avantageusement celle, trop rigide, de calcul. Le modèle du jeu est plus flexible, même si le jeu est, comme le calcul, gouverné par des règles, car tout dans un jeu n’est pas fixé par des règles (au tennis, la hauteur des balles n’est pas fixée). Les règles du jeu de langage sont les règles de la grammaire, au sens large que donne Wittgenstein à ce mot. La métaphore du jeu d’échecs avait déjà servi à récuser l’idée que la signification d’un mot est l’objet dont il tient lieu et introduire l’idée qu’elle est plutôt son rôle dans le jeu. » (Christiane Chauviré, Jérôme Sackur, Le vocabulaire de Wittgenstein, Ellipses, Paris, 2003, pp.34-35).

93.

Jean-Pierre Esquenazi, op.cit., p.11.