I-1 La Commission européenne

“ Depuis 1993, la Commission européenne s’efforce de mettre en œuvre à Cuba des actions d’information, de formation et de mise en contact visant à y promouvoir les concepts de base de l’Union européenne et de contribuer ainsi à l’ouverture du système cubain au reste du monde. Dans ce contexte, la Commission a appuyé un projet pilote concernant une action culturelle intitulée “ Espacio Europa ”. Il s’agissait de mettre sur pied un espace d’antenne à la télévision nationale cubaine qui serait consacré à l’Europe et/ou à des programmes d’origine européenne (…) Ce projet a été exécuté avec succès durant les années 96 et 97.” 103 Dans le cahier des charges qu’elle adresse à Euronews le 17 juillet 1998, en invitant la chaîne à soumissionner une nouvelle fois les prestations de services “ en faveur de la République de Cuba ” incluses dans le projet “ Espace Europe 1998 ”, la Commission des Communautés européennes 104 , plus connue sous le nom de Commission européenne, reconnaît être à l’initiative de cette coopération télévisuelle.

Une “ paternité ” que lui attribue dès 1995 l’avocat bruxellois Jean-Louis Dupont, mandaté par la Commission pour mettre en œuvre la première mouture de ce projet. Dans un courrier daté du 21 juillet 1995 à en-tête de l’ACEAL, “ Association pour la Coopération Europe/Amérique latine ” dont il assure à l’époque la présidence 105 , ce juriste belge précise ainsi l’ordre du jour d’une réunion prévue le 18 août 1995 au siège d’Euronews à Ecully : “ Projet Commission Européenne “ Espacio Europa ” à Cuba ”.

Sur les raisons de cette “ action culturelle ”, Manuel Marin 106 , le vice-président de la Commission européenne, de nationalité espagnole, qui est alors responsable des relations avec les pays d’Amérique latine, ne se montre guère prolixe. Est-ce l’ambiguité de la démarche qui explique sa réserve 107  ? Contribuer au rayonnement de la culture européenne dans le monde figure, en effet, parmi les dispositions du Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992 108 qui élargit les compétences de l’Union à la culture. “ Les principes généraux de l’action européenne sont de veiller aux bonnes conditions d’échange et de concurrence entre les biens culturels, d’encourager la coopération entre les différents acteurs et de respecter le principe de subsidiarité, c’est-à-dire de ne pas se substituer à ce que font déjà les Etats, les régions, les communes ou les associations. Pour mener à bien ces objectifs, l’Union européenne établit des règles communes, soutient financièrement la création et la diffusion de la culture ”, précisent Christian Hen et Jacques Léonard 109 . Mais le souci de l’Union européenne de se montrer “ respectueuse des compétences et des sensibilités propres à chacun des Etats membres ”, respect sur lequel se fonde la création d’un espace culturel européen, s’applique-t-il à Cuba dès lors que l’on assigne comme objectifs au projet “ Espacio Europa ” de “ promouvoir les concepts de base de l’Union européenne et de contribuer ainsi à l’ouverture du système cubain au reste du monde ” ?

La coopération télévisuelle engagée entre l’Union européenne et Cuba revêt une dimension politique au moins aussi prégnante, semble-t-il, que sa dimension culturelle 110 . Une dimension politique que l’on ne peut appréhender sans prendre en compte l’évolution du contexte international au début des années quatre-vingt-dix et la fin de l’organisation bipolaire du monde. L’Union européenne intervient à Cuba alors que ce pays traverse une crise économique et sociale sans précédent, consécutive à l’effondrement de l’Union Soviétique et de ses alliés est-européens avec lesquels les Cubains entretenaient 85 % de leur commerce extérieur 111 . Les “ concepts de base ” que la Commission entend promouvoir à travers cette “ action culturelle ” sont le pluralisme politique 112 et l’économie de marché 113 . Mais deux éléments sous-tendent également la stratégie de la Commission : le positionnement des Européens à l’égard des Etats-Unis d’Amérique et le poids de l’Espagne dans les institutions communautaires.

Notes
103.

Cahier des charges de l’appel d’offres restreint relatif au projet n°CUB/B7-311/98/093 intitulé “  Espace Europe 1998 ”, adressé à Euronews le 17 juillet 1998 sous la référence 010521, chapitre Termes de référence, p. 12. Voir en annexe.

104.

Composée de 20 membres choisis d’un commun accord par les gouvernements des Etats membres et investis pour cinq ans par un vote du Parlement européen, la Commission des Communautés européennes dispose d’un droit d’initiative : elle peut participer à la construction communautaire en adressant des propositions de règlement ou de directive au Conseil des ministres qui dispose, lui, du pouvoir de décision. En 1995, une nouvelle Commission, présidée par Jacques Santer, vient d’entrer en fonctions. Employant environ 13 000 fonctionnaires, le Commission est divisée en 24 directions qui peuvent être considérées comme l’équivalent des différents ministères des Etats. Ces directions sont assistées d’un service juridique, d’un office statistique et d’un office des publications officielles. C’est à la Direction générale IB en charge des Relations Extérieures qu’a été confié le suivi du projet “ Espacio Europa ”.

105.

Courrier adressé par Jean-Louis Dupont, président de l’ACEAL, à Gérard Decq, rédacteur en chef d’Euronews, le 21 juillet 1995. Voir en annexe.

106.

Vice-président de la Commission européenne de 1986 à 1999, Manuel Marin, membre du parti socialiste espagnol (PSOE), est particulièrement chargé au cours des années quatre-vingt dix de la politique de coopération au développement, des relations économiques extérieures avec les pays de la bordure méridionale de la Méditerranée, du Moyen-Orient et du Proche-Orient, d’Amérique latine, d’Asie (sauf le Japon , la Chine, la Corée, Hong-Kong, Macao et Taïwan) et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). C’est à ce titre qu’il va prendre en mains, sous les présidences de Jacques Delors et de Jacques Santer, les relations entre l’Union européenne et Cuba. Archives informatisées de la Commission européenne 1995-1999. Profil de Manuel Marin.

107.

Membre de la Commission européenne présidée successivement par Jacques Delors et Jacques Santer, Manuel Marin fait partie des commissaires mis en cause en 1998-1999 pour “ fraude, népotisme et mauvaise administration” par le Comité des Experts Indépendants (ou Groupe des Sages) mandaté par le Parlement Européen. A la suite de ces investigations, la Commission Santer a remis collectivement sa démission le 15 mars 1999. Sur ce sujet, on peut se reporter aux travaux de Véronique Pujas, Martin Rhodes et Didier Georgakis. Véronique Pujas, Martin Rhodes, “A clash of cultures ? The ethics of Public Administration in Western Europe ”, Parliamentary Affairs, vol.52, n°4, octobre 1999. Didier Georgakis, “ La démission de la Commission européenne : scandale et tournant institutionnel (octobre 1998-mars 1999) ”, site internet Cultures § Conflits n°38-39, été automne 2000. A la demande de Manuel Marin, le dossier relatif aux négociations entre l’Union européenne et Cuba a été classé pour 10 ans. On ne peut donc pas accéder aux pièces contenues dans les archives de la Commission européenne avant 2009.

108.

L’article 3 du Traité de Maastricht stipule que “ l’action de la Communauté comporte une contribution à l’épanouissement des cultures des Etats membres ”. L’application de ce principe apparaît dans l’article 128 qui confère à la culture une base légale appropriée et constitue un point d’appui pour les initiatives de la Commission. “ Le Traité de Maastricht ”, numéro spécial hors série, Revue d’économie financière, septembre 1992, Le Monde-Editions.

109.

Christian Hen, Jacques Léonard, L’Union européenne, neuvième édition, La Découverte, Paris, 2001, p.118.

110.

La répartition des tâches entre les commissaires européens et les directions composant l’administration européenne confirme, s’agissant du projet “ Espacio Europa ”, la prédominance de la dimension politique sur la dimension culturelle : ainsi, la gestion du dossier est-elle confiée à Manuel Marin, Vice-président de la Commission, chargé des relations extérieures avec les pays d’Amérique latine, et non à Marcelino Oreja, le commissaire de nationalité italienne, responsable des deux secteurs de la culture et de l’audiovisuel. De même que l’appel d’offres relatif à la réalisation du projet est lancé par la DG 1B, et non par la DG X. Si l’on décrypte ces deux sigles, on constate que la DG 1B est la direction générale qui traite des affaires relatives à la Méditerranée du Sud, au Moyen-Orient, au Proche-Orient, à l’Amérique latine, à l’Asie du Sud-Est et à la coopération Nord-Sud ; et que la DG X a en charge l’information , la communication, la culture et l’audiovisuel. Or, c’est la DG 1B qui est retenue pour entrer en contact avec les médias.

111.

Osvaldo Martinez Martinez, “ Cuba dans le contexte de l’économie mondiale ” in Cuba, quelle transition ?, Aurelio Alonso Tejada et al., L’Harmattan, Paris, 2001, p.168.

112.

Le pluralisme politique est explicitement mentionné dans l’article 49 du Traité d’Amsterdam réglementant la procédure d’adhésion à l’Union européenne.

113.

L’article 3 du Traité de Rome (1957) stipule que “ l’action des Etats membres de la Communauté comporte (…) l’instauration d’une politique économique fondée sur l’étroite coordination des politiques économiques des Etats membres, sur le marché intérieur et sur la définition d’objectifs communs, et conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ”.