I-1-a Les Européens, alliés et concurrents des Américains

Alliés sur le plan politique – on le verra plus loin à propos du débat engagé au sein de la Commission des Droits de l’homme de l’Organisation des Nations-Unies sur la situation à Cuba – les Etats membres de l’Union européenne sont en même temps des concurrents directs des Etats-Unis sur le plan économique. “ L’Union européenne doit davantage son statut de puissance mondiale à son rôle d’acteur commercial qu’à son envergure politique. Ses performances dans les échanges mondiaux dépassent même celles de ses plus grands partenaires, les Etats-Unis et le Japon ”, observent Christian Hen et Jacques Léonard 114 . “ L’Union a aussi usé du pouvoir de l’argent pour acheter son influence et sa puissance internationales. Ces dernières années, elle a considérablement grossi les montants qu’elle consacre à l’aide étrangère, même s’ils ne représentent toujours qu’une petite fraction des aides bilatérales accordées par ses Etats membres. Ses principaux bénéficiaires sont des partenaires privilégiés dans son voisinage immédiat et dans les anciennes régions coloniales du monde en développement.” C’est d’ailleurs sur ces fonds communautaires, au titre de “ la coopération économique de la Communauté européenne en faveur des pays en voie de développement en Amérique latine ” 115 , que le programme “ Espacio Europa ” a été financé. Sa réalisation a été présentée comme relevant d’une “ assistance technique européenne ” 116 .

A Cuba, l’influence économique de l’Union s’est surtout développée grâce aux investissements des entreprises européennes qui sont devenues les principaux partenaires commerciaux de l’île. Cuba effectue aujourd’hui 45 % de ses échanges commerciaux avec l’Europe et la part des pays de l’Union européenne dans ces échanges dépasse 80 %. “ Parmi plus de 770 représentations de compagnies étrangères établies sur notre territoire national, 352 appartiennent à des pays de l’Union européenne ”, se plaît à souligner le Président de la Chambre de Commerce de la République de Cuba 117 .

Mais, pour cela, il a fallu que les Européens se démarquent des Américains qui organisent depuis quarante trois ans le blocus économique de l’île. Le 19 octobre 1960, un embargo est décrété par le Président Eisenhower à la suite de la réforme agraire interdisant aux étrangers de posséder des terres à Cuba et de la nationalisation de toutes les compagnies nord-américaines installées dans l’île 118 . L’embargo porte sur toutes les exportations des Etats-Unis vers Cuba à l’exception de la nourriture, des médicaments et des fournitures médicales. Ces “ restrictions ” seront levées à partir de février 1962 : un embargo total est alors promulgué, qui sera renforcé par les lois Torricelli (1992) 119 et Helms-Burton (1996) 120 visant à dissuader les alliés des Etats-Unis de commercer avec Cuba. Le caractère extra-territorial de ces mesures de rétorsion se heurte à la résistance de plusieurs pays du continent américain, comme le Canada et le Mexique, et des pays européens, au premier rang desquels figure l’Espagne 121 , pour des raisons tant économiques que politiques.

Le débat sur l’attitude à adopter à l’égard de Cuba se développe y compris aux Etats-Unis où “ les partisans d’un durcissement l’ont emporté jusqu’ici ”, constate Claude Morin 122 . “ Mais il y a ceux qui réclament un changement de politique. Une minorité propose la levée immédiate de l’embargo et l’ouverture de négociations sur l’ensemble des différents qui opposent Washington et La Havane en vue d’une normalisation. Des milieux d’affaires s’identifient à ce courant, déçus que l’embargo les prive d’un marché naturel dont profitent leurs concurrents. D’autres, plus nombreux, défendent un engagement constructif sur le mode donnant-donnant. Ils plaident pour une réduction de l’état d’hostilité permanente. La démarche serait graduelle : supprimer les mesures qui gênent la circulation des personnes et des idées à destination de Cuba, assouplir l’embargo, réagir ensuite à des concessions cubaines. Certains ne cachent pas que le scénario qui les inspire est celui d’une répétition de l’effondrement du communisme en Europe de l’Est, préparé selon eux par un accroissement des échanges de toutes sortes ”, ajoute cet observateur 123 . “ Les points d’appui de leur campagne seraient des organisations non gouvernementales et des groupes susceptibles de se transformer en opposition au régime. L’ouverture vise à remodeler Cuba pour une reconquête des esprits. ”

Notes
114.

Christian Hen, Jacques Léonard, op.cit., pp.65-67.

115.

Cahier des charges de l’appel d’offres restreint, Formulaire du “ contrat de prestation de services ”, chapitre Conditions spéciales, op.cit., p.3. Voir en annexe.

116.

Cahier des charges de l’appel d’offres restreint, Intitulé du “ contrat de prestation de services ”. Sur cet intitulé, cinq mentions apparaissent : « Pays : Cuba. Financement : la Commission des Communautés Européennes. Titre : Espace Europe 1998. Sujet : Assistance technique européenne. Numéro du contrat : CUB/B7-311/98/093. » Voir en annexe.

117.

Antonio Luis Carricarte Corona, “ Nos portes sont ouvertes au marché européen ”, Granma Internacional, 26 octobre 2001.

118.

Olivier Dabène, L’Amérique latine au XXème siècle, troisième édition, Armand Colin, 1999, pp.100-105.

119.

La loi Toricelli confirme une mesure déjà adoptée en juillet 1963 stipulant que toute transaction engagée avec Cuba par un citoyen des Etats-Unis tombe sous le coup de la loi sur “ le commerce avec l’ennemi ” (Trading with the Enemy Act). L’interdiction vise tout commerce avec Cuba.

120.

La loi Helms-Burton prévoit que toute entreprise, organisation ou personne qui investira dans des usines nationalisées par le gouvernement cubain et ayant appartenu à des citoyens américains ou à des Cubains naturalisés, sera condamnée à payer des indemnités aux anciens propriétaires. Et cela indépendamment de la nationalité de l’investisseur. De plus, l’accès au territoire des Etats-Unis lui sera interdit ainsi qu’aux membres de sa famille.

121.

Véronique Solange Okomé-Béka rappelle que “ la diplomatie espagnole ne s’est jamais inclinée sous le poids des pressions américaines et a été la seule du monde occidental à refuser de se plier au blocus imposé par les Etats-Unis ”. Elle constate également : “ Dans les années 1980, ces relations bilatérales ont atteint leur plus haut niveau (…) du fait de l’arrivée au pouvoir de l’autre côté de l’Atlantique du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol. Cuba maintenait d’étroites relations avec ce parti et M. Gonzalez depuis une époque où nul ne pouvait prétendre qu’il parviendrait un jour au pouvoir. ” Véronique Solange Okomé-Béka, Les relations hispano-cubaines sous les gouvernements socialistes (1982-1996), Mémoire de DEA de Sciences Politiques, Institut d’Etudes Politiques, Université des Sciences Sociales de Toulouse, septembre 1999, p.41.

122.

Claude Morin, “ Justice sociale et dignité nationale : une introduction à la Révolution et à Cuba ”, Conférence internationale de solidarité avec Cuba , Montréal, 1996, site internet Claude Morin.

123.

Spécialiste de l’Amérique latine, Claude Morin dirige le Département d’Histoire de l’Université du Québec à Montréal.