I-2-c L’entrée en jeu de la société civile

Au préalable, il convient de rappeler que la notion même d’opinion publique est “ une notion politique, un produit de l’histoire et non pas un concept scientifique qu’il suffirait seulement de mettre en forme statistiquement. Le contenu de cette notion du sens commun politique a varié au cours du temps et ne prend sens que par rapport à un certain état de la structure du champ politique ”, souligne Patrick Champagne 159 . Prenant le cas de la France, cet auteur montre que “ le contenu de cette notion n’est pas le même sous la Révolution, sous le Second Empire et aujourd’hui. C’est dire qu’il n’existe pas en soi de définition scientifique de “ l’opinion publique ” mais seulement un ensemble d’agents (hommes politiques, journalistes, sondeurs), variable au cours du temps, qui sont en lutte pour imposer une définition légitime de “ l’opinion publique ” et par là des agents qui peuvent parler en son nom. ” 

Dans le contexte cubain, c’est le Parti communiste et lui seul, reconnu dans la Constitution comme “ dirigeant supérieur de la société et de l’Etat ” 160 , qui se définit comme le représentant légitime de l’opinion publique identifiée au “ peuple ” 161 . Pour autant, remarque Aurelio Alonso Tejada 162 , “ l’option uni-partisane ne peut être interprétée comme un rejet doctrinal du multipartisme en tant que formule valable pour une démocratie socialiste, même si une telle position correspond souvent à la rhétorique révolutionnaire officielle ”. Selon cet auteur, “ la raison principale pour laquelle à Cuba on a opté pour une formule faisant du parti d’avant-garde le parti unique, semble bien se situer dans le sens donné à l’unicité (uni plus qu’unique comme on le dit souvent) et non dans l’exclusion a priori d’une autre formule. Cette solution ne part pas du désir d’imposer à la société de manière verticale l’autorité d’un seul critère (parti-pouvoir), il s’agit d’éviter qu’une minorité contre-révolutionnaire puisse s’implanter, à l’ombre du gouvernement des Etats-Unis (particulièrement généreux en interventions dans sa périphérie) en introduisant des modèles politiques qui conduisent à la perte de la souveraineté et des conquêtes populaires. Il est évident que les espaces de flexibilité et l’établissement d’un spectre politique plus varié, auraient été beaucoup plus importants sans les trois décennies ininterrompues d’hostilités et d’embargo. ”

Le phénomène, il convient de le souligner, n’est pas propre à Cuba. “ La société civile (…) semble parfois disparaître de l’histoire des Etats communistes ”, observe Jean-François Soulet 163 . “ En réalité, elle n’est que contrainte au silence et attend de meilleures circonstances pour se faire entendre. Au cours de la décennie soixante, et surtout soixante-dix, elle se manifeste à nouveau sous l’action de phénomènes généraux tels que l’accélération de la croissance démographique dans certains pays (la population chinoise passe de 713 à 1 032 millions de 1964 à 1982), le développement de l’urbanisation dans d’autres (URSS, par exemple), ou encore la progression très forte du niveau d’instruction dans la plupart de ces pays. Par ailleurs, la société civile, à un stade très avancé d’inefficacité du Parti-Etat, se trouve moins paralysée par la peur que pendant la période conquérante, moins résignée à sa marginalité, plus décidée aussi à jouer un rôle propre. Elle s’oriente alors dans deux directions. Une infime minorité de ses membres - que nous qualifierons de “ dissidents ” - tente d’améliorer le système en harcelant le pouvoir afin d’obtenir, sinon son renversement, du moins son amendement. Pour la grande majorité, en revanche, un seul choix paraît raisonnable : vivre avec le régime en place, c’est-à-dire s’adapter à lui, et à ses dysfonctionnements.”

Tout en reconnaissant que le “ non-gouvernemental ” a longtemps été confondu à Cuba avec “ l’anti-gouvernemental ”, Aurelio Alonso Tejada 164 constate qu’un “ changement considérable ” s’est opéré dans la dernière décennie. Des Eglises et des associations religieuses aux organisations professionnelles, plus de 2000 associations sont aujourd’hui inscrites dans le Registre National des Associations auprès du Ministère de la Justice, chargé d’accréditer l’ensemble des activités non-gouvernementales cubaines. “ A partir de 1985, le pays entama une étape de renforcement et de récupération de l’espace de la société civile qui, sans doute, dépasse les frontières de la communauté non gouvernementale proprement dite, mais dont le niveau d’autonomie vis-à-vis du système politique s’est amplifié tout au long de ce processus de multiplication des ONG165. ” Selon cet auteur, les liens entre les ONG cubaines se sont développés grâce à l’apparition de nouveaux “ espaces de concertation ”  où la discussion porte sur “ les difficultés communes ” et “ la recherche de formules nouvelles ”. Une façon, somme toute, pour les participants de se réapproprier le débat politique.

A cet égard, il nous paraît intéressant de rapprocher ce constat suggérant l’émergence à Cuba d’un “ espace public ” - au sens normatif où l’entend Jürguen Habermas 166 - de l’analyse des évolutions de la société soviétique et de la société chinoise à laquelle s’est livré Jean-François Soulet 167 . Celui-ci montre dans les deux cas comment le développement toléré d’une économie parallèle, destinée à pallier les carences du système étatique de production et de distribution, a conduit à “ l’acceptation de zones d’autonomie sociale ” et à un partage non institutionnalisé du pouvoir. “ S’il est sensible à (la) résurgence religieuse, qu’il cherche tantôt à réprimer tantôt à canaliser à son profit, le pouvoir l’est beaucoup moins à l’éclosion de toute une gamme de “ micro-univers ” qui, peu à peu, s’approprient des espaces sociaux et culturels jusque-là chasse gardée du Parti-Etat. ” 168 L’auteur cite l’exemple de “ ces associations liturgiques du “ partage de l’encens ” (fenxiang) qui, en Chine, facilitent “ l’échange et l’entraide, non seulement dans le domaine religieux, mais encore dans celui de la culture (notamment le théâtre), de l’économie (pour l’organisation des marchés) et même du politique ”. A propos de la formation en Union soviétique d’espaces de “ micro-autonomie ” dans le sillage de l’explosion urbaine, l’auteur remarque combien les médias se trouvent “ de plus en plus concurrencés et, en grande partie, occultés par les discussions inter-personnelles au sein de groupes informels qui se constituent parmi les migrants des nouvelles cités, entre amis – d’école ou de travail – et anciens voisins de village. Ce même processus que l’on constate au niveau de la famille, du quartier ou de l’atelier, se développe à plus grande échelle (ville, région ou nation). Un certain nombre de questions – sans connotation idéologique marquée – comme les problèmes urbains, les problèmes d’éducation, les préoccupations écologiques donnent lieu à des discussions et des débats dans des réseaux de structures informelles indépendantes de celles du Parti : “ collèges invisibles ” de chercheurs et de scientifiques, associations professionnelles et interprofessionnelles, cercles culturels (…) Au total, tous ces groupes de contact et de discussions forment désormais une composante “ importante ” de l’opinion publique de sorte que le Parti et les syndicats ne peuvent plus prétendre être les porte-parole exclusifs des intérêts publics. Ces zones d’autonomie sociale semblent avoir été particulièrement larges et nombreuses dans le domaine de la culture et chez les jeunes. ”

Notes
159.

Patrick Champagne, “ La rupture avec les préconstructions spontanées ou savantes ” in Initiation à la pratique sociologique (Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Dominique Merllié, Louis Pinto), Dunod, 2ème édition, Paris, 1996, p.181.

160.

Juan Valdés Paz, “ Le système politique cubain au cours des années 1990 : réflexion sur la continuité et le changement ” in Cuba, quelle transition ? (Aurelio Alonso Tejada et al.) op.cit., p.127.

161.

“ Avant toute chose, il convient de rappeler que “ l’Etat ” à Cuba, c’est le peuple (terme souligné et guillemets accolés par notre interlocutrice, F.S.). Le système des élections à Cuba est l’un des plus démocratiques que l’on puisse connaître. Dans les quartiers, les candidats qui se présentent pour devenir délégués du “ Pouvoir Populaire ” sont soumis au vote direct des électeurs. Le même processus est utilisé pour les élections municipales, provinciales et nationales. Plus de 95% des électeurs votent lors des élections nationales. De cette manière, les intérêts du peuple s’identifient pleinement aux intérêts de l’Etat. ” Entretien avec Susana Sardinas, directrice des relations internationales de l’Institut Cubain de la Radio et de la Télévision. Voir annexes.

162.

Aurelio Alonso Tejada, « L’Etat et la démocratie à Cuba » in Cuba, quelle transition ?, op.cit., p.21.

163.

Jean-François Soulet, op.cit., p.235.

164.

Aurelio Alonso Tejada, op.cit., pp.24-25.

165.

ONG : Organisation non gouvernementale.

166.

“ La sphère publique bourgeoise peut être tout d’abord comprise comme étant la sphère des personnes privées rassemblées en un public. Celles-ci revendiquent cette sphère publique réglementée par l’autorité, mais directement contre le pouvoir lui-même (…) Le médium, c’est l’usage public du raisonnement. ” (Jürguen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1978, réédition 1993 avec une préface inédite rédigée par l’auteur pour la 17ème édition allemande, p.38).

167.

Jean-François Soulet, op.cit., pp.250-251.

168.

On retrouve ici l’idée développée par Jürguen Habermas au début des années 90 d’une “domestication démocratique ” du monde vécu sur laquelle se fonde la constitution d’espaces publics autonomes qui ne disputeraient plus son leadership au système de domination économico-bureaucratique. Mais ces “ lieux concrets ”, observe Claudine Ducol, portent toujours en germe l’idée centrale d’une “ vie politique commune qui doit être organisée de telle sorte que les destinataires du droit en vigueur puissent se considérer en même temps comme ses auteurs ” (Jürguen Habermas, Entretien avec Jacques Poulain, Le Monde des livres, janvier 1997, cité par Claudine Ducol, Du lecteur-cible au lecteur-source, Réflexions sur la place et le rôle du lecteur dans un magazine scientifique, le mensuel Euréka, Mémoire de DEA en sciences de l’information et de la communication, Université Bordeaux 3, octobre 1997, p.5).