I-2-d La référence franc-maçonne

Si la plupart des ONG cubaines se sont constituées au cours des dix dernières années, il en existe de très anciennes, datant même d’avant la révolution 169 . Prenant le contre-pied des opinions religieuses les plus répandues dans l’île, principalement celles de l’Eglise catholique et des différentes sectes afro-cubaines, une association à caractère philosophique a ainsi joué un rôle historique considérable et continue aujourd’hui encore d’exercer à Cuba une influence importante 170  : la franc-maçonnerie. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, les idéaux francs-maçons ont constitué l’une des principales sources d’inspiration des luttes pour l’indépendance, l’abolition de l’esclavage 171 et l’alphabétisation. Dès 1857, sous la colonisation espagnole, les premières activités maçonniques se manifestent dans la partie orientale de l’île. Jusqu’en 1903, ce sont d’ailleurs des Espagnols qui se voient confier la direction des loges. A cette date, Cuba devient indépendante sur le plan maçonnique avant de le devenir sur le plan politique 172 .

A Cuba, les “ maçons ” se donnent comme objectifs “ la rédemption de l’homme par l’homme, en dissipant l’ignorance, en combattant le vice et en inspirant l’amour de l’humanité, sans admettre entre les hommes de différences fondées sur les races, les nationalités et les croyances ” 173 . Présenté comme “ l’Apôtre de l’indépendance ” 174 , José Marti, le plus célèbre des francs-maçons cubains, écrit en 1891 : “ Il n’y a pas de haines de races parce qu’il n’y a pas de races. Les penseurs débiles, les penseurs en chambre découvrent et réchauffent des races livresques. Le voyageur impartial et l’observateur sympathique les cherchent en vain dans la justice de la nature, d’où ressort, dans l’amour victorieux et dans l’appétit turbulent, l’universelle identité de l’homme. Pareille, éternelle, l’âme émane des corps différents par leur forme et leur couleur. Celui qui fomente et propage l’opposition et la haine des races pèche contre l’humanité. ” 175

Dans l’île, la franc-maçonnerie se définit d’abord comme “ une institution créée et animée par des hommes poussés par des motifs généreux et des sentiments élevés d’humanité, ayant pour but de réunir tous les hommes dans une Fraternité Universelle, sans pour autant exiger d’eux qu’ils renoncent pour elle à leurs différentes convictions politiques ou religieuses, encore moins à leurs élans vers la patrie et la nation, et cela en assurant à tous, sans aucune distinction de classe, une possibilité de perfectionnement constant sur le plan intellectuel, moral et physique ”. Les trois “ armes ” choisies par la franc-maçonnerie sont la parole, l’exemple et la raison 176 .

Toutefois, José Marti, les généraux Antonio Maceo, Maximo Gomez et Carlos Manuel de Cespedes, surnommé “ le Père de la Patrie ”, n’hésiteront pas à recourir à un arsenal plus conventionnel pour diriger les soulèvements qui libéreront Cuba de la tutelle espagnole en 1898. En présentant José Marti comme “ l’auteur intellectuel de l’assaut de La Moncada ” 177 - la première tentative avortée de renversement de Fulgencio Batista le 26 juillet 1953 - Fidel Castro s’affirme publiquement comme le continuateur du plus illustre des francs-maçons cubains. C’est, à notre connaissance, le seul chef d’Etat dans l’histoire du “ camp socialiste ” à se référer à la franc-maçonnerie 178 . Outre leur part décisive aux combats pour l’indépendance de l’île, les francs-maçons cubains font également figure d’exemples pour leur attachement aux valeurs de la République 179 , leur conception désintéressée de l’action politique 180 et leur abnégation 181 . Ils représentent pour les autorités cubaines à la fois une référence morale incontestable, un élément fédérateur 182 et un point d’appui pour élargir le dialogue politique avec une “ société civile ” en pleine recomposition.

De quelle façon Euronews et la télévision cubaine peuvent-elles servir les desseins politiques des dirigeants de l’Union européenne et de Cuba ? L’examen des rapports qu’entretiennent les deux médias impliqués dans cette coopération télévisuelle avec les destinateurs au nom desquelles ils agissent, la mise au jour des objectifs et des contraintes spécifiques du travail journalistique à Lyon et à La Havane, sont susceptibles de fournir des éléments de réponse.

Notes
169.

Aurelio Alonso Tejada, op.cit., p.25.

170.

Jean-François Soulet, op.cit., p.369.

171.

L’esclavage a été aboli dans les colonies espagnoles d’une façon progressive entre 1867 et 1887. A Cuba, les esclaves ont officiellement recouvert la liberté en 1886.

172.

Gran Logia de la Isla de Cuba, La Masoneria : sus fines, su historia, su obra, Molina y compania, Muralla 55 y 57, Habana, 1936, pp.14-15.

173.

Gran Logia de la Isla de Cuba, op.cit., p.10.

174.

Rémi Leroux Monet, Cuba, Editions Marcus, Paris, 1997, p.17.

175.

José Marti, “ Notre Amérique ”, El Partido Liberal, 30 janvier 1891 in José Marti, trois documents, Editions José Marti, La Havane, 1997, p.66.

176.

Gran Logia de la Isla de Cuba, op.cit., pp.10-12.

177.

Présentation de José Marti, trois documents, op.cit., p.56.

178.

Que Fidel Castro revendique “ l’héritage ” maçonnique tout en occupant le poste de Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste cubain constitue un fait exceptionnel dans l’histoire du “ camp socialiste ”. En effet, si les francs-maçons et les communistes se rejoignent sur des objectifs de libération humaine et d’indépendance nationale, la cohabitation de salariés et d’employeurs placés sur un pied d’égalité au sein des loges maçonniques est perçue généralement par les communistes comme un exemple de “ collaboration de classes ” à proscrire. La double “ affiliation ” intellectuelle de Fidel Castro est, selon nous, l’une des clés de la pensée politique cubaine. Elle renvoie à la remarque de Aurelio Alonso Tejada pour qui l’adjectif “ unique ”, dans l’expression “ parti unique ”, traduit davantage la dimension unitaire que la dimension exclusive du rassemblement politique constitué autour du parti communiste cubain. (Aurelio Alonso Tejada, op.cit., p.21). Abel Prieto, écrivain et ministre de la culture, montre qu’il s’agit d’une dimension fondatrice de la stratégie d’alliance du pouvoir et des intellectuels : “ A Cuba, comme on le sait, il y eut des erreurs, des moments de grisaille et même d’obscurité, mais des rectifications successives et opportunes empêchèrent que ne se rompe le lien mutuellement fécondant entre les intellectuels qui créent et construisent le champ politique et ceux qui le font dans le domaine de l’art et des lettres. Comment pourrait-il en être autrement, si chez nous les acteurs politiques et artistiques s’alimentent à la même source, celle de José Marti, le héros et poète, lui qui déclara : “ J’ai deux patries, Cuba et la nuit ”, en ajoutant immédiatement : “ sont-elles deux ou une ? ” Elles sont effectivement une, Cuba et cette patrie de l’invisible, de l’énigme, de l’autre Cuba, cette île sans nom et indescriptible, que nous pouvons seulement imaginer poétiquement. Elles sont bien une, Cuba et la poésie, Cuba et la culture. ” (Abel Prieto, “ La cigale et la fourmi : une version nouvelle pour la société cubaine ”, in Cuba, quelle transition ?, op.cit.)

179.

“ Masones eran en su mayor parte los que murieron primero por Cuba, como masones son los mas de los que han luchado por crear y por sostener la Republica. ” (Ramon Infiesta, El pensamiento politico de Marti, Imprenta de la Universidad de La Habana, La Habana, 1953, p.57).

180.

José Marti, Obras completas, Editorial Tropico, La Habana, 1949, tome 15, p.214.

181.

José Marti, op.cit., tome 4, p.195.

182.

Le triangle isocèle, symbole des maçons, demeure l’un des emblèmes du drapeau cubain.