I-3-d Une rédaction jeune et inventive

On touche ici à l’un des paradoxes de l’activité journalistique à Euronews qu’il convient d’expliciter dans la mesure où il permet de comprendre pourquoi le “ cadrage ” politique, économique et technique des journalistes de la chaîne peut s’opérer non seulement sans rencontrer de résistances, mais avec l’assentiment des principaux acteurs concernés. La stratégie politique et la visée instrumentale des institutions européennes à l’égard d’Euronews ont, en effet, d’autant plus de prise sur la rédaction qu’elles convergent avec une double démarche des journalistes de la chaîne : en premier lieu, un engagement politique en faveur de l’unification européenne ; en second lieu, une volonté de s’impliquer dans la recherche de nouvelles pratiques professionnelles, fondées sur la remise en cause des points de vue ethnocentriques et l’expérimentation d’un nouveau mode de fabrication de l’information - au sens étymologique du terme latin informare, c’est-à-dire façonner, mettre en forme - en lien avec l’élaboration d’un point de vue “ européen ” sur le monde.

Dans un contexte marqué, on l’a vu, par un accroissement de l’offre télévisuelle et par un mouvement de segmentation des publics, Massimo Fichera 197 , le premier président d’Euronews, décrit ainsi l’état d’esprit “ pionnier ” des concepteurs du projet : “ Jusqu’à la création d’Euronews, la multiplication des canaux ne s’était accompagnée d’aucun effort de renouvellement, on n’avait procédé qu’à une mise en tranche de la télévision généraliste. Le projet Euronews s’inscrit dans la perspective de l’interculturalisme. Dans un monde qui devenait pluriculturel, il s’agissait de transformer l’unique chose qui restait alors fermement et férocement monoculturelle : la télévision. Des techniques à vocation internationale étaient utilisées dans un sens politique étroitement national en se servant du prétexte de la langue qui est le seul véritable argument en faveur du monoculturalisme à la télévision. Nous nous sommes assignés comme objectif de nous servir de ce développement de la technologie pour diversifier le message de la télévision. Du point de vue de la ligne éditoriale, il ne s’agissait pas, dans l’esprit des créateurs de la chaîne, de faire d’Euronews une télévision neutre qui aurait présenté les faits objectivement mais de promouvoir une démarche politique en faveur de l’unification européenne. Le projet Euronews visait à créer une télévision militante : une télévision qui milite en faveur du développement de la conscience européenne. Européisme et multiculturalisme s’imbriquent étroitement l’un dans l’autre. Nous avons choisi de privilégier le point de vue européen. Nous voulions rendre plus proches et plus familières les institutions européennes afin de permettre au public de se les approprier, ce qui nous différenciait de toutes les autres télévisions qui privilégiaient un point de vue national. Développer un point de vue européen sur l’information n’avait pourtant rien d’évident. Parfois, il n’y avait pas un point de vue européen, mais douze points de vue198. Prenons l’exemple de la “ guerre des pêcheurs ” français et espagnols. Lorsqu’on traitait de ce conflit, on s’efforçait d’expliquer aux Français le point de vue des Espagnols et aux Espagnols le point de vue des Français. ”

Par sa dimension innovante, le projet Euronews va susciter un réel enthousiasme parmi les jeunes journalistes des pays européens impliqués dans cette aventure 199 . Un engouement que n’explique pas seulement la création envisagée de 160 postes 200 à Ecully. Chargée du recrutement, l’agence CERA Sud-Est (Conseils en recrutement Associés) publie des petites annonces dans toute l’Europe 201 . “ Non seulement on recrutait du personnel pour la rédaction, mais aussi pour l’équipe technique, le marketing, l’administration et la finance, ” raconte Sonja Fuhrmann 202 . “ Euronews a reçu une dizaine de milliers de candidatures provenant des quatre coins de l’Europe (…) Si quelques postes clés étaient confiés à des journalistes d’expérience, les nouveaux recrutés ont souvent fait leurs débuts à Euronews, parfois même sans être passés par une école de journalisme. Le fait que tous ces jeunes étaient convaincus du projet politique et audiovisuel européen ne suffisait pas toujours (…) Quelle que soit la formation, la nationalité, tout le monde avait une chose en commun : l’absence d’expérience dans un média paneuropéen. ”

Outre les limites financières dues à une sous-évaluation du coût réel de l’entreprise, les contraintes inhérentes au fonctionnement 24 heures sur 24 d’une chaîne dédiée exclusivement à l’information et les carences de la logistique se manifestent dès le lancement. “ Un rythme de travail extrême – des journées de douze heures (où les équipes se succèdent) matin, après-midi ou soir – nécessite l’emploi de jeunes journalistes résistants ”, observe Sonja Fuhrmann 203 . “ De plus, il fallait transformer les locaux complètement vides en ceux d’une télévision moderne et performante. Les ordinateurs ne sont arrivés que deux semaines avant le lancement de la chaîne. Quelques jours plus tard, les liaisons satellites ont été installées. Sans recours possible aux agences de presse ni aux archives, il a fallu improviser un programme pour le premier janvier. Quelques jours seulement avant le lancement définitif d’Euronews, les rédacteurs en chef furent en mesure d’esquisser l’organisation du travail, de distribuer les tâches et d’organiser le contenu de la programmation (…) Malgré ces obstacles, le 1er janvier à 15 heures 30, les premières images de la chaîne de télévision multilingue Euronews défilaient sur le petit écran. Au lieu de diffuser 24 heures sur 24 comme prévu, faute de moyens financiers, on diffusait une espèce de programme-test pendant vingt heures chaque jour. Ce fut seulement en avril de la même année qu’Euronews diffusa un grille un peu plus régulière204. Grâce à des efforts humains extraordinaires et beaucoup d’heures supplémentaires, la chaîne d’information Euronews était née finalement. ”

Le monteur français Eric Drutel 205 n’a pas oublié les toutes premières heures de diffusion le 1er janvier 1993 : “ C’était très émouvant : c’était comme le décollage d’une fusée. Il y a eu un grand frisson au début, parce que c’était quelque chose de très, très fort (…) Tout de suite après, la deuxième sensation a été la panique : on faisait, en fait, des programmes tests qui duraient chaque fois cinq minutes. Donc on envoyait cinq minutes, et puis une fois que l’on avait fini, on reprenait le travail pour préparer autre chose. On a eu le sentiment que c’était comme une machine incroyable. ” Mais la chaîne va très vite se trouver confrontée à des difficultés financières dont l’ampleur 206 et la persistance 207 vont la conduire à renoncer progressivement à sa mission de service public et à se soumettre à une logique commerciale.

Notes
197.

Margherita Sforza, Entretien avec Massimo Fichera, premier président d’Euronews in Euronews. La costruzione simbolica di un’Europa possibile, Mémoire de sociologie de la communication, Université La Sapienza, Rome, 1999, pp.206-208.

198.

Au début des années 1990, la Communauté économique européenne regroupe douze pays.

199.

La société éditrice (SECEMIE) qui détient la licence de diffusion, a pour membres fondateurs onze chaînes publiques de télévision d’Europe et du Bassin Méditerranéen : les chaînes françaises (France 2, France 3), italienne (RAI), espagnole (TVE), portugaise (RTP), belge (RTBF), finlandaise (YLE), grecque (ERT), chypriote (cyBC), , égyptienne (ERTU) et monégasque (TMC). Il est important de noter que si les chaînes publiques allemandes (ZDF et ARD) et anglaise (BBC) figurent parmi les membres actifs de l’Union européenne de radiodiffusion (UER) à l’origine du projet Euronews, celles-ci n’ont pas participé à la création de la chaîne européenne. Ce qui n’empêche pas le recrutement de journalistes anglophones et germanophones.

200.

A l’origine, 160 créations de postes étaient prévues. Mais le 1er janvier 1993, Euronews commencera d’émettre avec 90 salariés dont 45 journalistes (Europe News Operations, Comptes de l’exercice 1992-1993, Ecully).

201.

Pedro Martin Gonzales, Euronews. Una television publica para Europa, Icara, Barcelone, 1995, p.73.

202.

Sonja Fuhrmann, op.cit., p. 23.

203.

Sonja Fuhrmann, op.cit., pp.23-24

204.

Grille présentée en annexe.

205.

Sonja Fuhrmann, Entretien avec Eric Drutel, monteur à Euronews, le 28 mai 1999, op.cit.

206.

La totalité du déficit accumulé par Euronews entre 1993 et 1995 s’élève à 143 millions de francs (AFP, “ Médias : Euronews en perte ” in Le Soir, 24 mai 1995).

207.

Sonja Fuhrmann parle de “ misère financière en continu ”, op.cit., p.26.