I-3-e Du “ tout-public ” au financement mixte

“ Si le lancement de la chaîne reste une expérience sans précédent pour les membres de la rédaction de l’époque qui y voient un projet éditorial passionnant et novateur, il va vite se heurter à des contingences à la fois politiques et économiques ”, constatent Olivier Baisnée et Dominique Marchetti. “ La rédaction va être traversée par des luttes politiques entre les dirigeants nommés par les principales chaînes fondatrices et la volonté politique des initiateurs du projet n’est pas suivie des financements nécessaires. Non seulement les rentrées publicitaires (l’existence d’un marché paneuropéen est problématique) ne sont pas à la hauteur des espérances, mais les dirigeants de la chaîne se heurtent aussi et surtout à l’insuffisance des recettes publiques (chaînes partenaires, instances locales, Communauté européenne notamment). ” Situation d’autant plus délicate que le budget de fonctionnement de la chaîne, de l’ordre de 160 millions de francs en 1999, s’appuie, en principe, sur trois sources de financement : les revenus de licence, constitués par les droits d’utilisation des programmes d’Euronews versés par les chaînes actionnaires, à hauteur de 40 % ; les recettes publicitaires pour 25 à 30 % ; les contrats de coproduction et les subventions attribuées par la Commission européenne, le ministère français des Affaires étrangères et la ville de Lyon pour le tiers restant 208 .

Massimo Fichera, le premier président de la chaîne, n’hésite pas à parler d’une mise en échec de la télévision de service public à propos de l’évolution d’Euronews: “ Nous voulions en faire un modèle de service public dans la nouvelle télévision. C’est sur ce point que le modèle a échoué. Il reposait, en effet, sur un mode d’organisation multiculturelle avec des équipes auxquelles on confiait l’élaboration de la ligne éditoriale commune. Mais les interlocuteurs institutionnels qui auraient pu faire d’Euronews un service public européen ambitionnant de se positionner dans les structures du futur, nous ont fait défaut. ” 209 Ces propos visent directement la Grande-Bretagne et l’Allemagne dont les chaînes publiques, associées à la conception du projet Euronews, ont refusé de prendre des participations dans le capital de la chaîne européenne. Dès 1989, les Britanniques privilégient une autre option : la création de leur propre chaîne d’information en continu, BBC World 210 , qui verra le jour en 1995.Quant à la défection des Allemands, elle intervient sur fond de rivalités politiques entre la France et l’Allemagne pour acquérir une influence dirigeante en Europe. Alors qu’ils s’étaient impliqués dans le projet de chaîne européenne “ jusqu’au bout, vraiment jusqu’au dernier moment ”, les Allemands font volte-face le 17 février 1992 lorsque le choix du siège d’Euronews se porte sur Lyon 211 . Quatre villes étaient en lice pour accueillir la chaîne européenne : Munich, Lyon, Valence et Charleroi. Sonja Fuhrmann 212 témoigne du dépit que provoqua le rejet de la candidature de Munich au profit de la candidature de Lyon : “ La déception était grande outre-Rhin. Après la chaîne franco-allemande ARTE qui avait son siège à Strasbourg et Eurosport implantée à Paris, la chaîne européenne Euronews allait, elle aussi, s’installer sur le sol français. De plus, les Allemands craignaient une prédominance méditerranéenne. A leurs yeux, la ville de Munich, au coeur d’une nouvelle Europe unifiée aurait pu très bien faire le lien entre l’Europe de l’Ouest et les pays de l’Est. ” La période de gestation du projet Euronews se révèle être “ un véritable miroir du processus de construction européenne ”, remarque l’auteur 213 .

En mai 1995, les onze télévisions publiques fondatrices doivent se résoudre pour sauvegarder l’entreprise à ouvrir le capital d’Euronews à un actionnaire privé, tout en conservant 51 % des parts afin de continuer à bénéficier de l’accès aux images fournies par l’UER. La Générale Occidentale, filiale à 100 % d’Alcatel-Alsthom, accepte de payer les dettes d’Euronews et, en contre-partie, se voit confier le contrôle opérationnel de la chaîne européenne. Déjà propriétaire des hebdomadaires L’Express et Le Point, Alcatel compte ainsi étendre son influence dans le monde des médias devenus un enjeu de conquête des grands groupes industriels. Mais ce “ mariage d’intérêt ” 214 ne résistera pas aux difficultés financières que rencontre à son tour Alcatel. Le groupe change de président 215 et revend alors l’intégralité de son secteur médias. Les parts d’Alcatel dans le capital d’Euronews sont rachetées 216 en novembre 1997 par le groupe britannique de production audiovisuelle Independant Television News (ITN). Filiale à 20 % de Reuters PLC, ITN fournit déjà les programmes d’information nationale et internationale des trois chaînes privées britanniques, Channel 4, Channel 5 et ITV, ainsi que plus de 95 % des informations diffusées par les radios privées du Royaume-Uni 217 . ITN espère ainsi conforter son influence internationale 218 . Le caractère paradoxal de la situation n’échappe pas à Sonja Fuhrmann 219  : “  ITN, une firme faisant pleinement partie du jeu mondial de l’information, est entré dans le capital d’Euronews. Comble de l’ambiguité, puisque c’était justement ce marché anglo-saxon de l’information que les promoteurs d’Euronews voulaient contrecarrer. ”

Avec le retrait en 2002 d’ITN et l’accord donné par le groupe britannique à un plan de reprise proposé par France Télévision, la RAI et la TVE, Euronews évite pour la troisième fois le dépôt de bilan et se retrouve dotée d’une structure entièrement publique 220 qui n’est pas sans rappeler la structure d’origine de la chaîne. Repli stratégique des autorités de l’Union, via le “ noyau dur ” 221 des chaînes publiques fondatrices, afin de préserver l’un des principaux médiateurs de la construction européenne ? Etape transitoire avant l’entrée d’un nouvel actionnaire privé ? Ou ultime manifestation des difficultés auxquelles se heurte toute tentative de rentabilisation d’un média à vocation transnationale qui prétend s’affranchir des frontières géopolitiques en dépassant les différences sociales et culturelles ? Sans doute, ces trois facteurs externes se conjuguent-ils. Mais, au sein de l’entreprise, les journalistes se trouvent aussi directement interpellés : dans sa quête d’un “ angle européen ”, la rédaction d’Euronews aurait-elle échoué ?

Notes
208.

Sonja Fuhrmann, Entretien avec Michael Peters, directeur financier d’Euronews, le 9 juillet 1999, op.cit.

209.

Margarita Sforza, Entretien avec Massimo Fichera, premier président d’Euronews, op.cit., pp.210-211.

210.

Sonja Fuhrmann, op.cit., p.14.

211.

Pedro Martin Gonzales, op.cit., p.66.

212.

Sonja Fuhrmann, op.cit., p.19.

213.

Sonja Fuhrmann, op.cit., p.25.

214.

Sonja Fuhrmann, op.cit., p.32.

215.

Alain Salles, “ Françoise Sampermans quitte la Générale Occidentale ” in Le Monde, 16 octobre 1995.

216.

Les parts d’Alcatel ont été rachetées par ITN pour 50 millions de francs (Sophie Landrin avec Guy Dutheil “ Le Britannique ITN veut céder sa participation dans Euronews ” in Le Monde, 19 mars 2002). C’est une bonne affaire pour ITN dans la mesure où Alcatel avait dû débourser plus du double en 1995 pour entrer dans le capital d’Euronews.

217.

Sonja Fuhrmann, op.cit., p.35.

218.

Selon Bill Dunlop, le rédacteur en chef et directeur d’antenne d’Euronews, nommé par la chaîne britannique, “ ITN voulait s’accroître un peu et Euronews était une bonne opportunité pour acheter les parts d’une société européenne. C’était évidemment une expansion pour une société britannique. C’est pour ça que ITN a acheté les parts d’Euronews ”. (Sonja Fuhrmann, Entretien avec Bill Dunlop, rédacteur en chef et directeur d’antenne d’Euronews, le 2 juillet 1999, op.cit.).

219.

Sonja Fuhrmann, op.cit., p.36.

220.

« Les 19 chaînes publiques européennes détiennent désormais 100 % du capital d’Euronews », indique Le Monde dans son édition du 26 avril 2003. « Au terme d’un « accord définitif », la Socémie, holding qui regroupe les 19 chaînes et qui contrôlait auparavant 51 % du capital d’Euronews, a racheté les 49 % détenus par l’opérateur britannique ITN depuis 1997. Philippe Cayela, directeur du développement international de France Télévisions, a été nommé président d’Euronews en remplacement de Stewaert Purvis. »

221.

La notion de “ noyau dur ” a été mise en avant par Michael Peters, le directeur financier d’Euronews, pour faire ressortir les différences d’engagement des chaînes publiques fondatrices d’Euronews sur le plan financier. A propos des montants versés par les télévisions actionnaires pour utiliser les programmes d’Euronews, Michael Peters précise que tous les actionnaires ne paient pas le même prix : “ Il y a France Télévision, la RAI, RTVE, TSR (la télévision suisse romande) qui est le noyau dur, et eux, ils paient beaucoup plus que les autres (…) Non, je ne peux pas te donner des chiffres détaillés, on ne les donne pas comme ça. On ne les donne nulle part. Je peux te donner les grandes lignes (…) Le noyau dur, il paie au moins 80 % de la contribution totale. ” (Sonja Fuhrmann, Entretien avec Michael Peters, directeur financier d’Euronews, le 9 juillet 1999, op.cit.) Ces différences ont une signification politique importante : elles reflètent la prédominance de l’Europe du Sud sur l’Europe du Nord au sein du projet Euronews. On notera que la France, malgré sa position géographique au carrefour des “ deux Europe ”, s’est alliée aux Européens du Sud. La rivalité franco-allemande pour le “ leadership ” de l’Union européenne se manifeste ici comme lors du choix du siège d’Euronews.