I-3-f En quête d’un “ angle européen ” 

Si définir un angle constitue une dimension fondamentale du récit journalistique et revient à effectuer, comme le suggère Denis Ruellan 222 , une opération de “ pré-rationalisation ” qui recouvre “ la décision et les manières propres à un journaliste d’interroger la “ complexité du réel ”, de choisir les questions et leurs formes ”, cette définition s’avère problématique dès que l’on s’adresse à un public très diversifié sur le plan social et culturel. A fortiori quand la “ cible ” revêt un caractère multinational. “ Malgré les proclamations rhétoriques, l’Union européenne ne possède pas de culture et d’identité transcendantes et communes, analogues aux cultures et aux identités nationales des Etats qui la composent ”, souligne Philip Schlesinger 223 . Ce qui ne signifie pas que la recherche d’un “ angle européen ” ne puisse inspirer de nouveaux comportements et des pratiques professionnelles innovantes. L’une des fonctions du mythe 224 de l’unification culturelle sur lequel se fonde la notion d’“ angle européen ” et dont le slogan de la chaîne “ Many voices, one vision ” résume l’ambiguïté – unité ou uniformité ? -, n’est-elle pas, précisément, de permettre de penser le monde et donner un sens aux pratiques sociales 225 ? Mais pour des raisons historiques et politiques qui tiennent à la fois à la “ jeunesse ” de la construction européenne et aux conceptions de ses “ pères fondateurs ” qui ont privilégié sa dimension économique, les références socialement partagées sur lesquelles s’appuie l’écriture journalistique restent encore à élaborer dans l’espace sociopolitique européen. “ Il n’y a pas de mode d’écriture européen ”, reconnaît Patrick Lefko, directeur artistique d’Euronews 226 , qui a conçu les quatre habillages successifs de la chaîne depuis son lancement en 1993.

A Euronews, la tâche de la rédaction qui ambitionne de s’adresser à des téléspectateurs européens s’apparente à un défi quotidien. “ Qu’il s’agisse de problèmes de langage journalistique pour s’adresser à de larges audiences distinctes de celles des chaînes nationales de télévision, ou d’établir des habitudes de travail en matière de sélection et de traitement de l’information, Euronews invente en permanence (…) une définition de “ son ” Europe ”, observent Olivier Baisnée et Dominique Marchetti 227 . Ces deux auteurs parlent à juste titre de “ bricolage ” pour décrire la façon dont les journalistes de la chaîne “ tentent de fabriquer au sens artisanal une cohérence éditoriale ”. Précisément, parce qu’elle est “ largement vide de sens social, la référence à l’Europe apparaît difficile à expliciter a priori ” 228 .

Un décalage apparaît ainsi entre le discours promotionnel d’Euronews vantant “ une télévision porteuse d’une information européenne et d’un regard européen sur le monde ” 229 et celui des journalistes, confrontés aux exigences de sa réalisation, qui avancent une définition “ en creux ” du “ point de vue européen ” : un point de vue qui ne serait ni national, ni anglo-saxon. Se référant à la notion d’objectivité, les journalistes d’Euronews revendiquent le droit d’adopter “ un style qui (leur) est propre dans le traitement des nouvelles, sur lequel ne pèse aucun parti pris politique, national, religieux ou géographique ”. Un point de vue qui surplomberait, en quelque sorte, les autres points de vue, en se démarquant à la fois des institutions, des approches ethnocentriques et hégémoniques. Mais cette posture critique n’est tenable qu’au prix d’efforts quotidiens visant à élargir la pluralité des sources d’images et d’informations, à remettre en cause les routines professionnelles acquises au cours de l’exercice de l’activité journalistique dans un cadre national, et à élaborer un agenda qui entre en résonance avec celui des autres médias tout en s’en distinguant. Un parcours semé d’embûches. A parcourir en temps chronométré.

Notes
222.

Denis Ruellan, op.cit., p. 151.

223.

Philip Schlesinger, “ From cultural defence to political culture : media, politics and collective identity in the European Union ”, Media, Culture and society, 1997, vol. 19, pp. 369-391, cite par Olivier Baisnée et Dominique Marchetti, op.cit., pp.129-130.

224.

Du mythe, ce récit oral ou écrit tenu pour vrai par ceux qui le transmettent, Roland Barthes dit qu’il est “ une parole choisie par l’histoire : il ne saurait surgir de la “ nature ” des choses ” (Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris, 1957.

225.

Marie-Dominique Perrot, Gilbert Rist, Fabrizio Sabelli, La mythologie programmée. L’économie des croyances dans la société moderne, Presses Universitaires de France, Paris, 1992, p.39.

226.

Sonja Fuhrmann, Entretien avec Patrick Lefko, directeur artistique d’Euronews, le 3 juillet 1999, op.cit.

227.

Olivier Baisnée et Dominique Marchetti, op.cit., p.129.

228.

Olivier Baisnée et Dominique Marchetti, op.cit., p. 139.

229.

Dossier de présentation d’Euronews édité par le service communication de la chaîne. Voir annexe XY.