*Agendas et directs : la course à l’audience

La réflexion engagée par la rédaction en chef, les chefs d’édition et de rubriques, responsables des choix éditoriaux et de la sélection des images, se doit, de son côté, d’intégrer la stratégie de “ marquage ” de CNN et de BBC World adoptée par ITN qui assure le contrôle opérationnel de la chaîne depuis 1995. Cette stratégie se traduit par la multiplication des directs et par un ajustement de l’agenda de la chaîne européenne sur celui des médias anglo-saxons. Ainsi le choix des sujets susceptibles de fairel’objet d’une couverture en direct et justifiant un bouleversement des programmes s’opère-t-il à partir d’une prévision, d’un calcul de ce que sera l’attitude des médias concurrents face à tel ou tel fait dont on estime qu’il doit revêtir une portée internationale. L’objectif poursuivi est de répondre présent, et si possible de prendre l’antenne avant les concurrents. L’intérêt de l’événement pour les téléspectateurs européens n’est plus la seule priorité. “ Si on a les images et si on pense que les autres, les concurrents, c’est-à-dire CNN, la BBC, Sky News en Angleterre vont le faire (…) on voudra le faire aussi. En gros, c’est ça. C’est vraiment l’idée que maintenant, dès que la possibilité se présente, on fait tout en direct, tout ce qu’il y a ”, explique Mathias Lüfkens, rédacteur en chef adjoint 235 . Durant le conflit du Kosovo, les conférences de presse de l’état-major de l’OTAN feront ainsi l’objet de directs quotidiens. Les discours du Président Clinton bénéficient de la même attention.

Le caractère systématique de ces retransmissions en “ live ” est perçu par une partie de la rédaction d’Euronews comme un alignement de la chaîne sur l’agenda anglo-américain et un renoncement à sa “ mission ”. Surtout lorsque d’autres initiatives politiques, européennes celles-ci, font simultanément l’objet de ratages. “ C’est un truc qu’on a du mal à digérer ”, reconnaissent certains des journalistes les plus anciens de la rédaction 236 , qui n’oublient pas de rappeler qu’ Euronews a été créée “ pour contrebalancer CNN et compagnie ” et, en particulier, pour contester le monopole exercé par les médias anglo-américains sur la diffusion mondiale de l’information. “ Quand on voit que l’on fait des directs sur Clinton dès qu’il ouvre la bouche, forcément ça énerve : ce n’est pas l’identité de cette chaîne (…) Pendant les événements du Kosovo, c’était flagrant : quand un Américain ou un Anglais se rendait sur place, on faisait des directs, patin couffin, et quand le Président de l’Union européenne y est allé, on n’a rien fait. On n’a pas fait une news ! Alors c’est pas Euronews, ça. C’est ça le problème : c’est plus Euronews à ce moment-là. ”

Pour le directeur britannique de la rédaction 237 , il n’est assurément pas facile de répondre aux critiques des journalistes de la chaîne et de satisfaire en même temps aux exigences d’ITN qui a procédé à sa nomination à ce poste et qui utilise Euronews pour promouvoir également ses propres intérêts stratégiques. “ Il y a beaucoup, beaucoup de concurrence, CNN évidemment et la BBC, mais aussi les chaînes nationales. Pour nous, contre cette grande concurrence, il est très important de trouver une position unique sur le marché (…)  nous ne sommes pas une chaîne nationale, (ni) une chaîne globale comme CNN ou la BBC. Nous sommes une chaîne européenne (…) Et aussi, nous sommes uniques au niveau des langues (…) nous parlons aux publics dans leur propre langue (à) toutes les heures de la journée, avec un agenda toujours européen, (en ce sens) nous sommes uniques. ”

Affronter la concurrence sur son terrain ne conduit pas inéluctablement à copier le mode de traitement de l’actualité des chaînes voisines, plaide le directeur de la rédaction d’Euronews. Il prend l’exemple du dernier discours sur l’Etat de l’Union prononcé par le Président des Etats-Unis avec lequel CNN et BBC World ont ouvert leurs journaux respectifs : “ Nous, nous l’avons mis en deuxième (position) car, pour nous, le lead238 était la crise croissante en Autriche avec Jorg Haider qui avait rencontré le “ chancellor ” Schüssel la veille (…) On essaie toujours de trouver un lead européen et un angle européen sur les histoires, les sujets. ”

Notes
235.

Sonja Fuhrmann, Entretien avec Mathias Lüfkens, chef d’édition à Euronews, le 18 mai 1999, op.cit.

236.

Olivier Baisnée et Dominique Marchetti, Entretien avec des journalistes d’Euronews, op.cit.,p.135.

237.

Olivier Baisnée et Dominique Marchetti, Entretien avec Bill Dunlop, directeur de l’antenne et directeur de la rédaction d’Euronews, op.cit.

238.

Le “ lead ” est le sujet d’ouverture d’un journal.