* De nouveaux rapports identités-territoires

La prégnance des cadres et des agendas nationaux impose simultanément un travail de déconstruction et de reconstruction des rapports entre les identités et les territoires, exigeant notamment des journalistes des qualités d’adaptation qui varient selon les groupes nationaux et les individus. Dans l’écriture des commentaires, le “ point de vue européen ” se construit ainsi sur une distorsion entre l’usage de la langue que le journaliste, nouvellement intégré à la rédaction, relie spontanément à un contexte national particulier - en l’occurrence, son pays d’origine - et le territoire, beaucoup plus vaste, du téléspectateur : le journaliste français doit à la fois désapprendre à parler à ses seuls compatriotes et apprendre à s’adresser à des téléspectateurs francophones, qui peuvent être des Suisses, des Belges, des Maghrébins ou des Québecois.

Ce qui implique, par exemple, pour un commentateur du Tournoi des Six Nations de bannir tout pronom possessif lorsqu’il signale l’arrivée dans la tribune d’honneur du Stade de France d’un ministre de la République. “ Notre ministre de la Jeunesse et des Sports ” deviendra sur Euronews : “ Le ministre français de la Jeunesse et des Sports ”. Il est également recommandé de ne pas abuser des jeux de mots, de privilégier la clarté du style et de respecter scrupuleusement, lors de l’énonciation des noms propres, les règles de prononciation et d’accentuation inhérentes à chacune des langues. Un effort de diction perçu par la très grande majorité des journalistes d’Euronews comme une marque de respect de la diversité des cultures et des téléspectateurs de la chaîne européenne. Le rappel de ces règles se transmet de bouche à oreille à l’intérieur de la rédaction qui, d’une certaine façon, s’auto-contrôle. Lors d’une grande soirée de football, un journaliste de la rubrique “ sport ” peut être ainsi amené à prononcer dans des langues différentes de sa langue maternelle plus d’une centaine de noms de sportifs. Avant que ses confrères ne mixent dans leurs langues respectives leurs comptes rendus des matchs de la Bundesliga, le journaliste allemand prononce à haute voix à la demande générale les noms mentionnés dans les commentaires, susceptibles d’induire leurs auteurs en erreur. Cette “ criée ” des noms s’effectue sans problème dans toutes les langues diffusées sur Euronews. La difficulté surgit, en fait, lorsque le journaliste se trouve confronté à une langue que ne maîtrise aucun membre de la rédaction : linguistiquement parlant, une rencontre de Coupe du monde de football entre l’Arabie Saoudite et la Corée du Sud est un match à hauts risques pour les commentateurs d’Euronews.

Ce respect scrupuleux de la diction correcte des noms propres et l’attention égale portée dans ce domaine à toutes les langues d’Euronews sans distinction, constituent l’une des “ marques de fabrique ” de l’information sur la chaîne européenne et nous semblent renvoyer à un constat plus fondamental : au-delà des tâtonnements inévitables qu’implique toute recherche d’une information “ différente ”, c’est peut-être dans cet ensemble disparate d’usages, de dispositions inégalement acquises au cours d’une pratique professionnelle, elle-même traversée de contradictions entre des intérêts divergents et soumise à de très fortes contraintes économiques et politiques, que réside la singularité du travail journalistique à Euronews : dans cette aptitude individuelle et collective, non seulement à s’ouvrir au monde, mais, très concrètement, à se penser autre. Et à reconsidérer entièrement sa relation au téléspectateur.

“ Le fait de travailler ensemble, c’est extraordinaire ”, raconte une journaliste française de la chaîne 239 . “ Chaque jour, ta vision du monde s’élargit, tu relativises tout ce que tu as appris, tous tes préjugés, toutes tes idées préconçues. Pas seulement sur les autres, mais aussi sur toi dans ta vie quotidienne. Et je pense que les news, on les voit aussi comme cela (…) Au bout d’un moment, tu es un peu dans un monde à part. Moi, tu vois, je n’ai jamais été aussi peu au courant de l’actualité française que depuis que je travaille ici. Parce que souvent elle ne me paraît pas intéressante, elle me paraît petite, triviale. Ici, tu t’habitues tellement à avoir une autre perspective que, finalement, tu oublies un peu de quel pays tu viens (…) Mais cela t’apporte d’autres idées. C’est surtout un moyen de rapprocher les gens. A Euronews, du moins, c’est ce que l’on essaie de faire.”

Une intention appréciée à l’Institut cubain de la radio et de la télévision.

Notes
239.

Sonja Fuhrmann, Entretien avec Isabelle Ory, journaliste à Euronews, op.cit.