I-4-b Des pionniers de la télévision

La naissance de la télévision à Cuba le 24 octobre 1950 se situe dans un contexte géopolitique caractérisé par l’hégémonie des Etats-Unis. “ Le concept même d’hégémonie, issu de la philosophie antique de l’histoire et du politique, va trouver, avec l’internationalisation de la politique, des médias et de la communication, une nouvelle signification fondée sur la convergence, particulièrement nette avec le développement des médias audiovisuels, entre les logiques de domination politique et les logiques de domination culturelle et médiatée, ” rappelle Bernard Lamizet 259 . Dans le cas des Etats-Unis, cet auteur observe qu’ils “ vont asseoir leur domination politique et culturelle sur la maîtrise et l’avancée dont ils disposent dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. L’ampleur de leur puissance industrielle va, par ailleurs, donner à cette hégémonie dans le domaine de la communication audiovisuelle une assise économique et technologique considérable ”.

Paradoxalement, si les Etats-Unis ont pu façonner d’une manière aussi profonde et aussi durable la télévision cubaine, c’est parce que celle-ci n’est pas restée la pâle copie de son modèle. Certes, “ la télévision cubaine est née en imitant les standards de la programmation nord-américaine : le rythme interne des programmes, les spectacles de divertissement, les revues de variétés ”, reconnaît Vicente Gonzales Castro 260 . “ Par leur frivolité, les contenus des programmes ressemblaient beaucoup à ceux des Etats-Unis qui, aujourd’hui encore, malgré le professionnalisme des réalisateurs, demeurent médiocres. Les produits en série importés, nettement plus économiques que la production nationale, reflétaient la culture populaire de ce pays. Les Cubains ne purent échapper à l’intelligence embrumée de Rin Tin Tin, à la défiance démesurée de Bat Masterson, aux mièvres coquetteries de Lucy Ball, à l’humanisme émouvant de Lassie et à l’efficacité redoutable des Patrouilles volantes (…) Mais à partir de là, dans les années cinquante, la télévision cubaine devint une télévision d’avant-garde pour tout le continent, peut-être en raison de cette singulière appétence pour la nouveauté qui nous a toujours habités, nous les Cubains, sans doute aussi du fait de l’expérience accumulée et renouvelée au sein de la radio, et grâce à l’effort enthousiaste des propriétaires de quelques chaînes, qui conservèrent un mode d’organisation quasi spartiate et se mobilisèrent en permanence pour réussir à démontrer les potentialités inimaginables de ce nouveau média.”

Les techniciens cubains vont, effectivement, accomplir des prouesses remarquables pour l’époque. Troisième pays d’Amérique latine à inaugurer la télévision en 1950, un mois après le Mexique et le Brésil, Cuba peut ainsi s’enorgueillir d’avoir réalisé le premier direct de l’histoire. En se servant d’un avion comme d’un relais hertzien, les techniciens cubains parviennent, le 29 septembre 1954, à retransmettre des images des Jeux des Grandes Ligues de base-ball, organisés à Cayo Hueso en Floride, jusqu’à Cardenas, sur la côte septentrionale de l’île, à l’est de La Havane. Durant toute la compétition, l’avion qui relaie le signal effectue des huit entre les deux localités 261 . En 1958, Cuba sera le premier pays d’Amérique latine, le deuxième au monde après les Etats-Unis, à offrir aux téléspectateurs des images en couleur 262 . Ces avancées technologiques sont rendues possibles par la conjonction de deux facteurs : le dynamisme commercial des sociétés américaines implantées dans l’île et l’émergence d’une classe d’entrepreneurs cubains qui, formés aux Etats-Unis pour la plupart d’entre eux, se sont placés au service des multinationales avant de développer une activité propre. Les parcours de Gaspar Pumarejo et de Goar Mestre en offrent deux illustrations.

Réalisateur de la première émission de télévision à Cuba le 24 octobre 1950, Gaspar Pumarejo apparaît sous les traits d’un “ enfant terrible ” et d’un génial “ touche-à-tout ” dans le récit d’Oscar Luis Lopez 263  : “ Pumarejo n’est pas un créateur, il ne produira aucune idée personnelle. Mais il possède une habilité rare pour saisir l’idée de quelqu’un d’autre et la développer sans vergogne sous une forme sensationnelle, de telle sorte que la copie éblouisse davantage que l’original. Pour exploiter cette habilité, il faut disposer de deux facultés : une audace sans limite et une irresponsabilité déconcertante. ” Employé de commerce, devenu successivement chanteur de tangos puis animateur de radio, Pumarejo, soutenu à ses débuts par RCA, lance La Palabra, l’un des premiers journaux parlés dont il débute chaque édition par un retentissant “ Alo, Alo ”, qui deviendra son surnom auprès des auditeurs. Son sens du négoce, “ Alo, Alo ” ne le perdra jamais. Les premières images télévisées qu’il produit sur le canal 4 depuis les studios de l’Union Radio Television, situés au coin des rues Mazon et San Miguel près de l’Université de La Havane, comportent deux messages publicitaires : l’un pour les cigares “ Compétidora Gaditana ”, l’autre pour la bière “ Cristal ” 264 .

Avec Goar Mestre, c’est une personnalité d’une tout autre envergure qui se révèle. A l’origine des premières émissions régulières diffusées sur le canal 6 de la CMQ le 11 mars 1951, ce “ Santiaguero ” 265 a également créé la télévision en Argentine, à Porto-Rico et au Pérou. Fils d’un riche commerçant d’origine espagnole, Goar Mestre est envoyé aux Etats-Unis afin de poursuivre ses études secondaires et supérieures. Diplômé d’économie à Yale en 1936, le jeune homme parachève sa formation au sein des plus grosses firmes américaines. Il débute comme assistant du chef des ventes de la nouvelle succursale d’Union Carbide à Buenos-Aires. Puis il se fait embaucher par l’US General Foods, avant de devenir le représentant de marques de cacao, de la crème dentifrice Kolynos, du digestif Pepto Bismol et de l’insecticide Black Flag. En toute logique, c’est par le biais de la publicité 266 que Goar Mestre découvre le monde de la radio. Ses relations d’affaires le conduisent à rencontrer les frères Cambo, propriétaires de la station de radio CMQ, avec lesquels Goar Mestre et ses frères vont s’associer. C’est le point de départ de la constitution d’un groupe audiovisuel cubain qui comptera jusqu’à 23 entreprises différentes 267 . Directement ou indirectement par le biais de leurs participations, les frères Mestre contrôlent en 1959 plus d’une quarantaine d’entreprises installées à Cuba, appartenant aux secteurs les plus divers : agroalimentaire, chimie, métallurgie, automobile, électronique, papier carton, immobilier 268 .

Gaspar Pumarejo et Goar Mestre ne sont pas des cas isolés. L’une des particularités de cette télévision qui naît sous un statut privé et revendique pleinement sa fonction commerciale, est d’être toujours restée aux mains de citoyens cubains. Un signe distinctif qu’elle partage d’ailleurs sur l’île avec la plupart des moyens de diffusion de masse dans les années 50. “ Les journaux tout d’abord, puis le cinéma, la radio et enfin la télévision ne furent jamais la propriété d’étrangers qui auraient pu peser sur le cours des choses, ” souligne Vicente Gonzalez Castro 269 . Ce qui pourrait dès lors apparaître comme une anomalie dans le contexte hégémonique décrit précédemment, s’explique tant par la formation, l’insertion, les liens étroits que ces nouveaux entrepreneurs conserveront avec les firmes américaines qui dominent la vie économique de l’île et dont ils ne heurteront jamais de front les intérêts, que par l’esprit d’initiative, l’efficacité et l’attachement sincère de ces patrons de presse à leur pays.

La fibre nationaliste transparaît dans les discours de Goar Mestre 270 pour qui la télévision à Cuba doit à la fois “ être celle des Cubains et le produit du travail des Cubains ”. Mais jusqu’en 1959, la création télévisée reste étroitement soumise aux impératifs commerciaux : pour les propriétaires, les écrans de la télévision sont avant tout des écrans publicitaires. Et la recherche de la plus large audience une priorité pour asseoir cette activité lucrative. Ainsi les trois quarts des programmes sont-ils réservés au divertissement.

De nombreux acteurs et comédiens qui ont déjà travaillé à la radio, offrent leurs services aux producteurs et aux annonceurs. Si l’humour et la musique occupent une place de choix, les écrans cubains s’ouvrent également aux nouveaux talents – la chanteuse noire Joséphine Baker, rejetée aux Etats-Unis en raison de la couleur de sa peau, fera ses débuts à la télévision cubaine – et aux artistes de toute l’Amérique latine, notamment ceux du Mexique comme Mario Moreno (Cantinflas), Maria Felix et Dolores del Rio.

Les frères Mestre se distinguent : ils réinvestissent dans l’île l’essentiel de l’argent gagné et refusent de s’allier avec Fulgencio Batista qui tente en vain de les acheter 271 . De quoi susciter l’intérêt du jeune Fidel Castro 272 qui lui succède le 1erjanvier 1959 et qui n’a pas l’intention a priori de transformer les monopoles privés qui dominent le secteur audiovisuel cubain en monopole d’Etat.

Notes
259.

Bernard Lamizet, op.cit., p.131.

260.

Vicente Gonzalez Castro, “ Medios de difusion y patrones culturales en Cuba ” in Temas n°20-21, enero-junio de 2000, p.61.

261.

Vicente Gonzalez Castro, op.cit., p.65.

262.

ICRT, op.cit., p.27.

263.

Oscar Luis Lopez, op.cit., pp.284-285.

264.

Direccion de Divulgacion y Relaciones Publicas, Television cubana, Cuarenta años de una señal, Ministerio de Culture, La Habana, 1990.

265.

Natif de Santiago de Cuba.

266.

“ En 1942, il (Goar Mestre) revient à la Havane comme représentant exclusif de la Bestov Productus Inc., fabriquant du chocolat en poudre Kresto, et fonde l’agence de publicité Mestre et compagnie, qui deviendra plus tard Mestre, Conill et compagnie. ” (Oscar Luis Lopez, op.cit., p.201).

267.

Mario Diament, “ Goar Mestre, el padre de la TV latinoamericana ”, Pulso octubre/diciembre 1993.

268.

Oscar Luis Lopez, op.cit., pp.202-203.

269.

Vicente Gonzalez Castro, op.cit., p.60.

270.

“ En Cuba, la television debia ser “ de los cubanos y trabajada por cubanos ” (Vicente Gonzalez Castro, citation de la Conférence prononcée par Goar Mestre dans son entreprise TELEINDE S.A. à Buenos-Aires, intitulée “ Mi vida con la television ”, op.cit., p.60).

271.

“ Contrairement à toutes les prévisions, nous avons gagné beaucoup d’argent. Nous avons tout réinvesti. Et parallèlement, nous avons continué de créer de nouvelles entreprises. Ce qui nous a distingué des autres, nous les Mestre, c’est que tout l’argent gagné, nous l’avons réinvesti dans le pays. ” (Goar Mestre cité par Mario Diament, op.cit.)

272.

Né en 1926 d’un père espagnol ayant émigré de sa Galice natale pour devenir un riche planteur de canne à sucre dans la partie orientale de Cuba, Fidel Castro a été éduqué par les Jésuites, avant d’entreprendre des études de droit. Son intérêt pour l’action politique, qui se double à la fois d’une vive sensibilité aux questions sociales et d’une absence de références idéologiques notoires, se manifeste dès 1952 lorsqu’il se présente aux élections législatives que Fulgencio Batista préfére annuler. Fidel Castro opte alors pour la lutte armée. En juin 1953, il dirige l’attaque de la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba dont l’échec le conduit en prison. Au cours de son procès, Fidel Castro prononce un véritable réquisitoire contre la politique de Batista et appelle le peuple cubain à se soulever contre la tyrannie, en terminant par ces mots demeurés célèbres : “ Condamnez-moi, peu importe, l’histoire m’absoudra ”. C’est durant son emprisonnement sur l’île des Pins qu’il approfondit sa connaissance des écrits de José Marti. Bénéficiant d’une amnistie générale, il s’enfuit au Mexique dont il revient en décembre 1956 à bord d’un navire, le Granma, pour tenter une nouvelle fois de renverser le régime. Nouvel échec : Fidel Castro et les survivants de son groupe parmi lesquels figurent son frère Raul et Ernesto “ Che ” Guevara, trouvent refuge dans la Sierra Maestra. Le mécontentement qui gagne l’intérieur du pays et l’affaiblissement des soutiens dont il bénéficie à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, contraignent Fulgencio Batista à prendre la fuite le 31 décembre 1958. La Havane réservera un accueil triomphal à Fidel Castro et aux “ barbudos ”. Les auteurs du “ manifeste de la Sierra Maestra ” n’ont-ils pas promis le retour à la démocratie, les élections libres, la liberté de la presse et des terres pour les paysans ? (Olivier Dabène, op.cit., pp.100-103).