I-4-c Des monopoles privés au monopole d’Etat

L’attitude du pouvoir révolutionnaire à l’égard des médias et de leurs propriétaires ne peut se comprendre que si l’on garde en mémoire les spécificités et les différentes étapes de la révolution cubaine : les changements politiques envisagés en 1958-1959 s’appuient sur des revendications à caractère social et national, mais les survivants du Granma ne songent aucunement à instaurer un régime de type socialiste en s’inspirant de l’exemple de la Chine ou de l’URSS. Gérard Chaliand 273 insiste sur « la participation à des degrés divers ou la bienveillante neutralité à l’égard de la guérilla castriste, notamment dans les villes, d’éléments issus de couches qui acceptaient volontiers que prenne fin la tyrannie de Batista, mais ne souhaitaient nullement ni ne prévoyaient l’orientation prise à partir de 1960-1961. C’est bien après la conquête du pouvoir, en effet, que fut sensible la radicalisation qui devait amener les changements de structures sociales et politiques ».

Pour l’heure, de la même manière qu’il cherche à renégocier à la hausse avec les Américains le prix du sucre cubain dont les Etats-Unis sont alors les principaux acheteurs 274 , Fidel Castro entreprend de gagner les frères Mestre à sa cause : il se rend en personne à plusieurs reprises au domicile des propriétaires du réseau CMQ pour sonder leurs intentions et tenter de les convaincre de faire, en quelque sorte, un bout de chemin avec lui. Mais les divergences politiques grandissent au fur et à mesure que l’interlocuteur des frères Mestre se révèle être incorruptible !

« Entre février et avril 1959, il a dû venir nous voir six ou sept fois, au bas mot. Il arrivait pour manger, à deux ou trois heures de l’après-midi, parfois à quatre ou à cinq heures, » se souvient Goar Mestre 275 . « C’était un bavard infatigable. Au début, nous avons voulu l’aider, mais par la suite, nous avons commencé à douter de la cohérence de ses plans. Nous n’avons pas remarqué à ce moment-là qu’il soit communiste. Cela lui est venu après. Mais c’était un type d’une ignorance totale quant au fonctionnement d’une économie ouverte, capitaliste, comme celle de Cuba. Il n’avait aucune idée de ce que signifiait être un entrepreneur. Au bout de quelques mois, nos relations avec Fidel se sont dégradées. Le 10 ou le 15 avril 1959, mon frère me dit : «  Ecoute, Fidel vient déjeuner seul. Il se compromet en venant seul. C’est notre dernière chance de l’avoir sous la main et de voir si nous pouvons le corriger, car cela va très mal. » A cinq heures moins le quart, nous avions déjà bu pas mal de bière, nous avions mangé des sandwiches, nous avions pris le café, nous avions fumé une paire de cigares et j’ai dit à mon frère : « Je ne peux pas déjeuner avec cet homme. Si je reste avec lui aujourd’hui, je vais lui rentrer dedans. Je ne peux pas le laisser dire tant de sottises sans réagir. Cet homme dit des choses absurdes. » Alors mon frère me dit : « Si tu le prends comme ça, disparais. Je le recevrai seul. » Et je partis. Cette nuit-là, je rentrai à neuf heures et demi, je traversai le jardin, Fidel était encore là, en train de manger. Lorsqu’enfin il s’en alla, je demandai à mon frère comment tout cela s’était passé et il me dit : «  Très mal. Tout va très mal. Je crois que tu as raison : avec lui, on ne peut rien faire ».

Les frères Mestre adoptent alors une attitude d’opposition ouverte. Ils utilisent pour cela les chaînes de radio et de télévision qu’ils dirigent, notamment la CMQ. « Nous avons entrepris de lancer une campagne didactique pour expliquer aux gens ce qu’était le communisme, »  raconte Goar Mestre 276 . « Le 25 mars, c’était un vendredi, nous avons décidé de diffuser, dans le journal télévisé de la une, une lettre ouverte à l’adresse du Commandant Fidel Castro le mettant en demeure de dire si oui ou non il était communiste. Mais à midi et demi, avant de commencer, un type du journal me transmet un message de mon frère qui me demande de regarder par la fenêtre. Je m’y rends et je vois en bas une foule, il devait bien y avoir quelque trois mille personnes, qui criait en réclamant la confiscation de la CMQ. Nous n’avons pas pu diffuser la lettre ouverte. A la place, nous avons lu une note très énergique pour protester contre ce coup monté. Le même après-midi, ils prirent le contrôle de la deuxième chaîne de télévision. Les choses se précipitèrent alors. Le dimanche suivant, je réunis tout le personnel qui me dit : « Vous devez vous en aller, Monsieur Mestre, aujourd’hui même ». Dans l’après-midi, je me rendis à l’aéroport avec mes deux enfants, je les fis embarquer, puis je revins vers le comptoir. Il y avait là un employé de la compagnie Cubana de Aviacion et je lui demandai : »  Est-ce qu’il ne resterait pas un petit siège ? » Il me regarda dans les yeux et me dit : «  Est-ce pour vous, Monsieur Mestre ? » Je lui répondis que oui, et il me dit : «  Pour vous, il y en a toujours. Quand vous me verrez sortir avec les papiers, suivez-moi. » Ces 35 à 40 mètres que je parcourus jusqu’à l’avion me donnèrent l’impression d’être des kilomètres. Je montai dans l’appareil et, lorsque celui-ci décolla, ce que j’aperçus à travers le hublot fut, sans que je le sache alors, ma dernière vision de la Havane. »

Notes
273.

Gérard Chaliand, Mythes révolutionnaires du tiers monde, Guérillas et socialismes, Seuil, Paris, 1979, p.76.

274.

“Dès le mois de mars (1959), la question du sucre prend une importance essentielle et éclaire l’évolution des relations entre Washington et La Havane. Selon un accord signé entre les deux pays, les Etats-Unis achètent à des conditions préférentielles la production cubaine. Mais les Etats-Unis utilisent cette situation à des fins politiques en renvoyant l’examen des clauses relatives aux prix et aux quantités à la fin de l’année en cours, voire plus tard. A cette menace implicite des Américains, qui souhaitent garder des moyens de pression sur le nouveau gouvernement, Fidel Castro, alors premier ministre, répond par un superbe “ Nous le vendrons ailleurs ” (Alain Abellard, “ Fidel Castro défie l’Amérique ”, Le Monde, 22-23 octobre 2000).

275.

Mario Diament, op.cit.

276.

Mario Diament, op.cit.