1-4-d Une double contrainte politique

A travers la réforme agraire proclamée le 17 mai 1959 qui interdit aux étrangers de posséder des terres à Cuba, le régime révolutionnaire s’en prend directement aux intérêts des Etats-Unis dans l’île, et notamment aux grandes compagnies qui exploitent la canne à sucre. Avec la confiscation l’année suivante de toutes les entreprises nord-américaines implantées à Cuba, suivie par la nationalisation des banques et de quelque 380 entreprises cubaines, il tarit la principale source de financement des monopoles privés qui dominent le secteur audiovisuel : les recettes publicitaires 277 . L’effondrement du marché précipite l’intervention de l’Etat qui se substitue aux propriétaires, dont la plupart, à l’instar de Goar Mestre, prennent le chemin de l’exil.

Selon Vicente Gonzalez Castro, les médias cubains se trouvent dès lors confrontés à une “ situation exceptionnelle ” : on s’oriente à la fois vers une unicité de l’émission et vers une multiplicité de la réception. Désormais “  tous les messages et tous les moyens de diffusion proviennent d’un même émetteur - l’Etat -, véhiculent la même idéologie, répondent aux mêmes objectifs politiques, culturels, éducatifs, informatifs et idéologiques. Parallèlement, on entreprend en 1961 la Campagne Nationale d’Alphabétisation qui va éradiquer, en un an, l’analphabétisme. A partir de là, tout change ”, estime cet auteur 278 .

D’une télévision dont la vocation commerciale affirmée repose sur un implicite politique - l’hégémonie des Etats-Unis et le modèle capitaliste ne sauraient être remis en cause et sont nécessairement consensuels 279 - on passe à une télévision investie d’une fonction éducative 280 et d’une mission politique explicite : celle-ci doit non seulement diffuser des idées mais servir de lien privilégié entre gouvernants et gouvernés, en jouant ce rôle d’ » organisateur collectif »  que Lénine assignait à la presse révolutionnaire dès 1901 281 . “ Ces orientations furent déterminantes pour la Révolution naissante dans la mesure où elles favorisèrent la prise de conscience par la population des changements en cours, ” estime Vicente Gonzalez Castro. “ Les médias contribuèrent ainsi à éduquer les citoyens, à leur expliquer sous une forme didactique la Loi de Réforme Agraire, la nationalisation des entreprises étrangères, la réforme urbaine, la nécessité de l’alphabétisation, les plans secrets de l’invasion de la Baie des Cochons et les péripéties de la Crise d’octobre 282 .”

Instrumentalisée avant 1959, la télévision cubaine l’est fondamentalement restée, même si son statut juridique, les logiques économique et politique ont changé. Vecteur de promotion de l’ensemble de la société, la télévision est aussi devenue une arme 283 et, à ce titre, doublement verrouillée : de l’intérieur, par l’absence de pluralisme politique ; de l’extérieur, par le blocus qui limite les échanges d’images et interdit toute importation de technologie en provenance des Etats-Unis. Entre inventivité et conformisme, les professionnels de la télévision cubaine n’ont eu guère le choix. “ Durant toutes ces années, on n’a pas vu naître une esthétique télévisée spécifique, authentique ”, constate à regret Vicente Gonzalez Castro 284 . “ Les changements sociaux n’ont pas permis l’émergence d’une télévision proprement cubaine qui concilie l’exigence des contenus, l’austérité économique, l’efficacité de la communication et la dignité artistique. Nos programmes d’informations copient sans pudeur aucune les journaux des grandes chaînes internationales ; nos dramatiques se consument à vouloir à tout prix plaire au public, à la critique et aux directives, en se rapprochant du modèle brésilien ; nos émissions musicales perpétuent les formes ancestrales qui ont marqué les débuts de la télévision ; enfin, les séquences à prétention humoristique se décomposent comme matière organique en essayant de produire un humour inoffensif qui ne gêne personne. ”

Des résultats remarquables dans le domaine éducatif viennent cependant contrebalancer ce bilan négatif pour la création télévisée : “ A la télévision revient le mérite d’avoir promu des expressions artistiques considérées jusque-là comme réservées à des élites et qui sont aujourd’hui assimilées et reçues avec satisfaction par de larges couches de la population. C’est le cas de la danse qui, grâce à la retransmission télévisée des spectacles du Ballet National de Cuba, institution culturelle réputée du pays, est aujourd’hui comprise et appréciée comme peut-être dans nul autre pays du continent. La culture cinématographique acquise par le peuple cubain est à rapprocher des efforts communs de l’ICAIC (l’Institut cubain du cinéma) et de la télévision qui, depuis plus de trente ans, se battent pour conserver des émissions où l’on aborde l’histoire du cinéma, où l’on valorise les œuvres classiques de la cinémathèque, où l’on découvre les avant-gardes stylistiques et les procédés de mise en scène du cinéma hollywoodien actuel. Des dizaines de critiques prestigieux et de pédagogues se sont joints à cette entreprise (qui a donné aux Cubains) une connaissance assez générale du répertoire mondial, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, de danse, de musique, et dans une moindre mesure, d’autres formes d’expression artistique comme les arts plastiques. Ce savoir nourrit également la sensibilité (des Cubains) aux valeurs nationales qui prédominent dans toutes les expressions artistiques, l’intérêt qu’ils portent aux expositions contemporaines les plus importantes et la capacité considérable qu’ils démontrent pour procéder à des lectures critiques de tous les messages émis par quelque média que ce soit. ” La place accordée à l’information dans la grille de la télévision cubaine reflète ces contradictions.

Notes
277.

A propos des nouveaux rapports de la télévision avec le pouvoir, Vicente Gonzalez Castro constate que “ sa structure commerciale s’affaiblit avec la nationalisation des entreprises pétrolières, des fabriques de savons, de cigares, de rhum, de bière et d’automobiles qui patronnaient jusque-là les émissions et que celles-ci dépendent désormais intégralement du bon vouloir de l’Etat ”. (Vicente Gonzalez Castro, op.cit., p.61).

278.

Vicente Gonzalez Castro, op.cit., pp.60-63.

279.

Selon Noam Chomsky qui se réfère à Walter Lippmann, considéré dans les années 20 comme l’une des figures de proue du journalisme américain, “ l’un des nouveaux arts de la méthode démocratique est celui de la fabrication de consensus , on peut arriver à rendre inefficace le fait que les gens ont le droit de vote (…) le choix et l’attitude des gens seront structurés de telle sorte qu’ils feront toujours ce qu’on leur dira, même s’ils ont un canal formel pour participer ” (Noam Chomsky, “ Ce qui rend conventionnels les médias conventionnels ”, conférence au Z Media Institute, juin 1997).

280.

Jusqu’au début des années 70, les émissions éducatives représentent 40% des programmes diffusés par la télévision cubaine (ICRT, op.cit., p.27).

281.

“ Aux journaux, Lénine assignait la mission d’être des “ organisateurs collectifs ” (…) Le modèle soviétique a été adopté, parce qu’ils le voulaient ou contre leur gré, par l’ensemble des pays se réclamant du “ socialisme ” et d’une doctrine qui, à tort ou à raison, s’appelle marxisme. D’abord par les pays d’Europe centrale et orientale qui, une fois libérés des nazis par l’armée soviétique et aussitôt occupés par celle-ci, sont devenus des démocraties “ populaires ” en même temps qu’ils nationalisaient la totalité de leurs moyens d’information. Ensuite par la Chine, elle aussi soucieuse, après la victoire de Mao Tsé-Toung en 1949, de faire de la presse “ un instrument de liaison étroit entre le parti et le peuple ”, comme à Cuba depuis l’arrivée de Castro au pouvoir. ” (Francis Balle, Médias et sociétés, Montchrestien, 9ème édition, Paris, 1999, pp.276-282).

282.

La “ Crise d’octobre ” désigne la “ Crise des fusées ” d’octobre 1962  provoquée par la tentative de l’URSS d’installer à Cuba une base de lancement de missiles à tête nucléaire pointés vers les Etats-Unis. L’URSS entendait ainsi riposter à la politique d’ingérence du gouvernement américain visant à renverser Fidel Castro.

283.

“ L’existence d’une politique de programmation pour la radio et la télévision se fonde sur un ensemble de principes élémentaires reliant les intérêts de la nation cubaine, son illustration et sa défense à travers les deux médias. Conscientes des responsabilités qui incombent à des médias de masse, la radio et la télévision s’efforcent d’influer activement sur la formation, l’orientation politique et idéologique de toute la population ; de prendre part efficacement à l’élévation du niveau éducatif, historique, scientifique, technique, et culturel de la population ; d’intervenir pour faire émerger des habitudes et des goûts caractérisés par une grande rigueur esthétique ; de promouvoir l’art, la littérature et la culture universelle comme des formes d’enrichissement spirituel de l’homme ; de contribuer à l’acquisition généralisée des éléments indispensables d’une éducation sérieuse ; de favoriser les façons les plus saines de promouvoir le sport, la détente et le divertissement de la population. ” (ICRT, op.cit., p.7).

284.

Vicente Gonzalez Castro, op.cit., p.63.