I-4-e Sur le front de l’information

Dans la mesure où Internet et les chaînes étrangères demeurent inaccessibles au téléspectateur cubain moyen - leur réception est strictement réglementée et soumise à autorisation - les deux canaux de la télévision nationale, Cubavision et Tele Rebelde, constituent avec les radios, elles aussi propriété de l’Etat, les seules sources d’information audiovisuelle dont disposent les habitants de l’île. Souci de compenser ces restrictions d’origine politique par une survalorisation des rendez-vous d’information, désir de marquer l’importance du “ front de l’information ” dans le combat révolutionnaire ou, tout simplement, volonté de satisfaire l’insatiable curiosité des Cubains ? Les journaux, débats et magazines d’information occupent une place très importante parmi les programmes de Cubavision. Présenté comme “ l’émission phare ” (emision estelar) de la chaîne, le journal télévisé de 20 heures dure ainsi chaque soir près de 50 minutes. Né avec la télévision il y a 53 ans, ce journal constitue une vitrine de la conception cubaine de l’information et livre une première trace des “ cadres de la réception ”.

Sept rendez-vous d’information quotidiens s’échelonnent entre 6 heures 30 du matin et le milieu de la nuit. Jusqu’à 8 heures 30, la tranche matinale comporte des bulletins toutes les demi-heures, qui alternent avec des commentaires et des rubriques variées allant des prévisions météorologiques aux émissions éducatives de “ L’Université pour tous ”. A 12 heures 30, le premier journal porte une attention particulière à l’actualité culturelle. La présentation des journaux de 20 heures et de fin de soirée est assurée par un couple de journalistes. Celui de 18 heures est présenté dans la langue des signes : il s’adresse aux téléspectateurs sourds et malentendants. A 19 heures, le journal des sports précède la “ table-ronde informative ” (mesa redonda informativa) qui réunit pour débattre d’un sujet d’actualité une personnalité politique ou scientifique, des journalistes et un échantillon de téléspectateurs censés représenter la “ société civile ”. Le dimanche, un résumé des événements les plus marquants de la semaine à Cuba et dans le monde est présenté au cours du journal de 13 heures, et dans l’après-midi un journal des jeunes - l’un des premiers journaux télévisés de ce type créés en Amérique latine - offre à ses derniers la possibilité de donner libre cours à “ leur dynamisme et à leur créativité ” 285 .

Chaque nuit, le dernier journal s’ouvre largement aux télévisions étrangères, notamment à CNN, à la TVE, à Euronews et aux chaînes des pays d’Amérique latine. Les images sont généralement remixées avec un commentaire cubain : c’est le cas de la plupart des images d’Euronews diffusées par la télévision cubaine. La chaîne propose également deux magazines qui accueillent des reportages réalisés à Cuba ou d’origine étrangère : Azotes (“ Fléaux ”) et Umbrales del siglo XXI (“ Au seuil du XXIème siècle ”). Le premier est hebdomadaire et aborde principalement les questions de société ; le secondcomporte trois éditions par semaine et traite des sujets de politique internationale.

L’information produite par la télévision cubaine s’organise autour de trois représentations de l’île et de ses habitants :

  • La première représentation découle du positionnement politique de Cuba et des conséquences contradictoires de ses choix dans le domaine des relations internationales : hostilité et solidarité, isolement et coopération. Cuba apparaît comme un îlot de résistance à l’hégémonie des Etats-Unis.
  • La seconde représentation se fonde sur les caractéristiques géographiques, historiques et linguistiques de Cuba : un pays de onze millions d’habitants, situé à l’intersection de l’archipel des Caraïbes – dont il forme la plus grande île – et de l’Amérique latine à laquelle le relient une histoire, une langue et des intérêts communs face au géant nord-américain. Cuba prend alors les traits du parent latino-américain et du voisin caraïbe.
  • La troisième représentation traduit sans doute ce qui constitue aujourd’hui la priorité des autorités cubaines : préserver l’unité et conserver le soutien majoritaire de la population, tout en poursuivant une politique de réformes économiques susceptibles de remettre en cause, si la maîtrise de ce processus échappe à ses initiateurs, les principaux acquis de la Révolution. La télévision va donc s’efforcer de porter à l’écran un peuple uni et travailleur, vivant en sécurité et en harmonie avec ses dirigeants.

En jonglant, en quelque sorte, avec ces trois représentations, l’information diffusée par la télévision cubaine accrédite l’idée qu’il est possible de se singulariser tout en s’intégrant à une communauté, de livrer combat tout en se protégeant, de s’ouvrir au monde tout en se refermant.

La politique nationale prédomine largement 286  : plus de la moitié de chaque journal lui est consacrée. La vie institutionnelle, qu’il s’agisse des initiatives et réalisations gouvernementales ou de l’activité du Parti communiste et des autres organisations reconnues, est le plus souvent traitée en ouverture du journal. Les motivations politiques convergent avec la loi de la proximité à laquelle se référent les journalistes pour sélectionner les faits susceptibles d’intéresser leurs lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Chaque jour, l’événement choisi comme lead 287 est repris dans les différentes éditions en conservant, bien souvent, le même angle.

Entre le 5 et le 10 janvier 2001, les journaux télévisés ouvrent ainsi sur :

  • l’inauguration de nouvelles installations de l’hôpital de Banes et de la centrale électrique d’Holguin par Raul Castro, chef des forces armées, et Carlos Lage, vice-président du Conseil des ministres (5 janvier) ;
  • les résultats obtenus par Cuba en matière de prévention de la mortalité infantile qui place l’île au second rang sur le continent américain, derrière le Canada et devant les Etats-Unis, pour son efficacité (6 janvier) ;
  • “ le premiermeeting politique du XXIème siècle ” à Mayari (7 janvier) ;
  • la venue de Fidel Castro au Forum des sciences et des techniques de La Havane (8 janvier) ;
  • le meeting de solidarité latino-américaine organisé par les étudiants cubains et vénézuéliens (9 janvier) ;
  • les hommages aux combattants révolutionnaires disparus, Juan Antonio Mella, fondateur en 1925 du premier Parti communiste cubain, et Celia Sanchez, secrétaire et compagne de Fidel Castro durant la guérilla dans la Sierra Maestra (10 janvier).

La longueur des sujets est également remarquable. Pour ne pas lasser le téléspectateur, la politique nationale, plutôt que d’être traitée d’une façon continue, est abordée en trois, voire quatre moments différents du journal, un peu à la manière d’un feuilleton. Ainsi, le récit de l’actualité politique nationale est-il entrecoupé par les récits de l’actualité internationale, de l’actualité sportive, de l’actualité culturelle, des prévisions météorologiques. Il n’en demeure pas moins le fil conducteur du journal. Dans l’édition de 20 heures du 5 janvier 2001, le Forum des sciences et techniques apparaît ainsi en deuxième et septième positions dans le sommaire sous deux angles différents. De même que l’inauguration de la centrale électrique d’Holguin fait à la fois l’ouverture et la clôture du journal : celui-ci débute par un compte-rendu de la visite et se termine par la retransmission en intégralité du discours de Raul Castro.

La politique internationale arrive immédiatement après la politique nationale dans l’ordre d’énonciation des sujets. Trois espaces géopolitiques constitutifs, pour des raisons différentes, de l’identité cubaine, font l’objet d’une attention et d’un suivi particuliers : l’Amérique latine, les Etats-Unis et le Proche-Orient. Là encore, la loi de la proximité, à la fois géographique et affective, semble conforter les stratégies politiques à l’œuvre dans la définition des sommaires. “ C’est parce qu’il est touché dans sa sensibilité, plus seulement d’une manière intellectuelle mais d’une façon quasi charnelle, que le lecteur s’ouvre à une information qui jusque là n’était guère que du bruit ”, rappelle Claudine Ducol 288 à propos de la presse écrite. “ L’efficacité de cette loi de la proximité est proportionnelle au degré d’implication du lecteur concerné. Elle déclenche ce que l’on pourrait appeler une écoute pré-sélective, surtout quand elle réveille peurs et angoisses. ”

Photo 2 :L’enfant roi à Cuba Ce bébé, qui fait l’ouverture du journal de 20 heures de la télévision cubaine atteste des efforts entrepris dans l’île pour réduire le taux de mortalité infantile, le plus bas aujourd’hui de toute l’Amérique latine. C’est parce qu’il est touché d’une façon quasi charnelle que le téléspectateur s’ouvre à une information qui n’était que du bruit.
Photo 2 :L’enfant roi à Cuba Ce bébé, qui fait l’ouverture du journal de 20 heures de la télévision cubaine atteste des efforts entrepris dans l’île pour réduire le taux de mortalité infantile, le plus bas aujourd’hui de toute l’Amérique latine. C’est parce qu’il est touché d’une façon quasi charnelle que le téléspectateur s’ouvre à une information qui n’était que du bruit.

Durant la semaine du 5 au 10 janvier 2001, l’Amérique latine est mise en avant à travers les grèves et manifestations contre les hausses de prix en Equateur (5 janvier) ou les dernières manœuvres du Général Pinochet au Chili pour se soustraire à la justice (6, 7, 8 janvier).

Autre “ cible ” privilégiée , les Etats-Unis sont évoqués à travers l’OTAN dont ils constituent le pivot (6, 7, 8, 9 janvier), mais aussi à travers la contestation de l’élection de George Bush (5 et 7 janvier) dans laquelle les exilés cubains de Miami jouèrent un rôle décisif. La nouvelle politique des Etats-Unis en matière d’immigration ou encore l’influence du lobby des fabricants d’armes sur le gouvernement fédéral et le président (10 janvier), sont également décryptées.

L’actualité du Proche-Orient est aussi l’objet d’un suivi régulier (7, 8, 9, 10 janvier). Elle est abordée principalement du point de vue palestinien, qui entre en résonance avec un passé survalorisé à Cuba : celui des luttes pour l’indépendance. La proposition cubaine d’organiser en 2004 à La Havane le sommet des pays non alignés, s’inscrit dans ce registre (10 janvier).

L’Europe apparaît de façon récurrente, au second plan, comme une figure contradictoire : confrontés au “ syndrome des Balkans ” - ces leucémies à l’origine des décès de soldats ayant servi dans les forces de l’OTAN qui bombardèrent le Kosovo et la Serbie et qui furent irradiées par les projectiles utilisés – les Européens sont présentés comme victimes de leur alliance politique et militaire avec les Etats-Unis (6, 7, 8, 9 et 10 janvier).

Notes
285.

ICRT, op.cit., p.33.

286.

Voir en annexe les sommaires de journaux de la télévision cubaine du 5 au 10 janvier 2001.

287.

Le “ lead ” est le sujet d’ouverture d’un journal.

288.

Claudine Ducol, Faits et effets. Le scoop santé dans la presse d’information. Identification, production, fonctions. Mémoire de maîtrise Information et communication scientifique et technique, Université Paris 7, 1996, p. 50.