I-4-f De l’irruption du dialogue dans le monologue

Malgré l’invisibilité de tout contradicteur à l’intérieur de l’île qui domine encore le récit de l’actualité politique nationale, le dialogue fait de plus en plus souvent irruption dans le monologue dont a longtemps relevé le journal de la télévision cubaine. Lors des “ tables rondes ” organisées chaque soir juste avant le journal de 20 heures, les participants - responsables politiques, personnalités du monde scientifique et culturel, téléspectateurs et journalistes - ne se bornent pas à défendre et illustrer  les orientations gouvernementales. On y aborde aussi des “ questions de société ” qui interpellent directement les autorités de l’île.

A peine terminées les manifestations de liesse populaire qui ont marqué dans tout le pays l’entrée dans le nouveau millénaire de la “ révolution victorieuse ”, reflétant selon Granma, l’organe officiel du Comité central du Parti communiste de Cuba, “ la joie tranquille d’être libres ” 289 , une table ronde est ainsi revenue sur un événement qui a bouleversé les Cubains : la tragédie vécue par deux enfants qui ont tenté de s’enfuir aux Etats-Unis en se dissimulant sous l’aile d’un avion de ligne et qu’on a retrouvés à l’arrivée morts de froid. Images à l’appui, en présence du vice-président du Conseil des ministres Carlos Lage, la télévision cubaine a relancé en direct le débat sur l’avenir économique et social de l’île. Un débat sans concession qui a pris une nouvelle dimension publique depuis l’affaire du petit Elian Gonzalez, repêché au large de la Floride lors d’un naufrage au cours duquel sa mère s’est noyée alors qu’elle essayait de gagner la côte américaine.

La volonté des autorités cubaines de ne pas se soustraire à cette interpellation mais, au contraire, de s’efforcer d’y répondre, inspire aussi de nouveaux comportements journalistiques. Une sorte de guerre des images se déroule ainsi sur les écrans de la télévision cubaine le 6 janvier 2001, à l’occasion de la sortie des “ Rois Mages espagnols ” dans les rues de La Havane. A l’initiative de l’ambassade d’Espagne, désireuse de réhabiliter cette tradition à Cuba, trois Rois Mages en costume défilent ce jour-là en calèche dans le centre de la capitale, escortés par des myriades d’enfants auxquels des bonbons sont lancés. Le défilé, autorisé par les autorités cubaines, doit se terminer par une distribution de jouets à l’intérieur du Centre culturel espagnol, mais les responsables de l’opération sont rapidement débordés par la foule et dans l’incapacité, semble-t-il, d’éviter cris et bousculades. Tout cela devant les caméras et objectifs de la presse étrangère conviée pour la circonstance. L’intégralité des images tournées est diffusée le soir même dans le journal de 20 heures de la télévision cubaine, accompagné d’un entretien avec l’attaché culturel de l’ambassade d’Espagne. A travers cette manifestation, les Espagnols entendent mettre en valeur une approche « libérale » de la jeunesse cubaine considérée comme un « acteur à part entière » (protagonista) de la vie sociale, explique le diplomate. Le propos suggère qu’il est temps d’offrir une alternative à « l’encadrement » dont la jeunesse est aujourd’hui l’objet à Cuba. Les journalistes cubains réagissent aussitôt à ce qu’ils interprètent comme une provocation des ex-colonisateurs de l’île visant à ternir l’image positive de la jeunesse et à promouvoir une conception mercantile de l’éducation. Les images, assorties du son d’ambiance de la manifestation et accompagnées de l’interview de l’attaché culturel de l’Ambassade d’Espagne, sont intégralement diffusées dans le journal de 20 heures et dans les éditions suivantes. Mais à ce compte rendu exhaustif est accolée, sur un fond de chorales enfantines, une sélection d’images des festivités organisées aux quatre coins du pays à l’intention des jeunes le 2 janvier 2001 pour célébrer l’entrée de Cuba dans le nouveau millénaire. Une incrustation précisant que les images des chorales ont été tournées au théâtre Karl Marx de La Havane suffit à identifier la conception socialiste et invite le téléspectateur à se forger une opinion à partir des éléments contradictoires qui lui sont fournis.

Photo 3 :Une fête gâchée Les rois mages espagnols ne font pas franchement rire les enfants à Cuba. C’est ce que suggère cette image d’un reportage de la télévision cubaine. Tout commentaire est ici superflu.
Photo 3 :Une fête gâchée Les rois mages espagnols ne font pas franchement rire les enfants à Cuba. C’est ce que suggère cette image d’un reportage de la télévision cubaine. Tout commentaire est ici superflu.

La coopération télévisuelle engagée avec Euronews s’inscrit dans ce cadre, tour à tour figé et mouvant, que Vicente Gonzalez Castro 290 décrit ainsi : “ Les messages se sont ajustés aux nouveaux contenus qu’exigeait la société et se sont accordés aux nouvelles façons de communiquer qui surgirent du mélange incroyable de formules anciennes mais acceptées, de tendances classiques rencontrées dans les manuels de matérialisme et de l’intelligence créative des communicants.”

Comment ce cadre a-t-il été perçu par les journalistes de la chaîne européenne auxquels a été confiée la réalisation du programme “ Espacio Europa ” destiné aux téléspectateurs cubains ? Comment ce cadre se manifeste-t-il dans l’écriture télévisuelle de chaque côté de l’Atlantique ? Comment s’est-il déplacé, pour reprendre l’analyse d’Erving Goffman, au contact des destinataires ? C’est ce que nous nous proposons maintenant d’examiner.

Notes
289.

“  La tranquila alegria de ser libres ”, Granma, 5 janvier 2001.

290.

Vicente Gonzalez Castro, op.cit., p.60.