II-1-a Co-construction et lecture « convergente » de l’actualité

Au moment de l’élaboration du sommaire, Aurora Velez, la journaliste espagnole d’Euronews qui s’est portée volontaire pour ce travail et dirige l’équipe chargée de la réalisation de la tranche informative, mobilise toute son expérience professionnelle, notamment sa connaissance approfondie de la politique internationale et de la politique de l’Union européenne. Mais elle sollicite aussi les deux responsables hiérarchiques concernés par ce projet : son compatriote Luis Rivas, rédacteur en chef d’Euronews à Lyon ; et son interlocutrice principale à La Havane Irma Caceres, rédactrice en chef de la télévision cubaine. La sélection des sujets ne revêt pas seulement une dimension pratique et symbolique, elle recouvre ici un enjeu doublement stratégique : elle constitue tout d’abord, quel que soit le support envisagé, une étape décisive dans la fabrication d’un journal dans la mesure où elle requiert un suivi minutieux de l’actualité - tout média ambitionne de se distinguer de ses concurrents sans cesser de se conformer à la logique du champ 301 - exige un calendrier et un emploi du temps précis, implique un travail collectif de la rédaction et engage la responsabilité de sa direction. Mais dans la mesure où le produit en cours de fabrication ne peut se concevoir ici en dehors d’une coopération entre médias qui trouve elle-même son origine dans un accord entre Etats, l’élaboration du sommaire manifeste aussi une volonté politique : elle contient , en quelque sorte, la promesse de se livrer à une lecture « convergente » susceptible de déboucher sur une écriture « partagée » de l’actualité. A ce titre, la sélection des sujets sera révélatrice d’une identité discursive que l’on peut appréhender comme « une réponse publique aux nécessités du champ et l’expression d’un ensemble de conventions et de normes pratiques du travail journalistique » 302 .

Le jour et l’heure du bouclage, qui coïncident avec la transmission du programme hebdomadaire chaque mardi soir de Lyon à La Havane par l’intermédiaire du satellite British Telecom, déterminent le compte à rebours et l’organisation du travail de veille d’Aurora Velez 303 . En pratique, celui-ci s’effectue de la façon suivante : « Je regarde durant toute la semaine les sujets d’actualité diffusés par Euronews à partir du mercredi, puisque je boucle le mardi soir. Mon suivi de l’actualité s’effectue en deux temps : du mercredi au vendredi, puis le week-end. Le vendredi matin, j’établis une première liste d’environ quarante sujets à partir de laquelle j’élabore ma proposition de sommaire qui comprend une dizaine de longs sujets et trois sujets plus courts. Je regarde également les programmes d’Euronews chez moi pendant le week-end afin de ne pas manquer un sujet de dernière minute pouvant présenter un intérêt pour les Cubains. Mais nous faisons une réunion de l’équipe chaque vendredi après-midi afin d’inventorier les prévisions du week-end et les inclure dans la proposition de sommaire (…) que j’envoie par fax chaque vendredi à 17 heures à l’attention d’Irma Caceres à la rédaction de la télévision cubaine. Les Cubains, en principe, me répondent le lundi matin en reprenant chaque proposition de sujet l’une après l’autre et en me faisant part de leur point de vue. »

Chaque sommaire fait ainsi l’objet d’une négociation, explique Aurora Velez. « Quatre réactions (des Cubains) sont possibles :  soit ils répondent positivement à la proposition de sujet ; soit ils répondent négativement ; soit ils formulent eux-mêmes une demande précise qui ne figurait pas dans mon sommaire ; soit ils ne fournissent aucune indication et ignorent la proposition de sujet. Dans ce dernier cas, lorsque je n’ai pas de retour, je réveille Luis Rivas chez lui (le rédacteur en chef d’Euronews travaille en général le week-end et est en repos le lundi, F.S.) et c’est lui qui prend la décision de réaliser ou non le sujet. Mais il arrive parfois que les Cubains me demandent de traiter un sujet que je n’avais pas retenu, comme par exemple la question des Aborigènes en Australie. Dans la mesure où les Jeux Olympiques étaient couverts par la télévision cubaine, je pensais qu’ils traiteraient eux-mêmes cette question. Ce n’était pas le cas. »

Aurora Velez estime que les attentes de ses interlocuteurs se répartissent entre quatre centres d’intérêts qu’il convient d’intégrer lors de l’élaboration de chaque sommaire : «  Les Cubains suivent avec attention l’Union européenne et les pays de l’Est, les questions de la globalisation et de l’anti-mondialisation, ainsi que la situation en Afrique. J’essaie de m’ajuster au mieux (…) je viens de l’équipe « Europe » d’Euronews qui traite de l’actualité de l’Union européenne. J’ai l’habitude de rendre compte des initiatives de l’exécutif, ce qui ne m’empêche pas d’être très critique sur certains dossiers comme l’immigration. Une émission équilibrée doit traiter de l’Europe, de la Russie toujours, et de l’Afrique de temps en temps. »

Photo 4 : l’Afrique préoccupe les Cubains L’Europe, la Russie et l’Afrique figurent parmi les centres d’intérêts des Cubains.
Photo 4 : l’Afrique préoccupe les Cubains L’Europe, la Russie et l’Afrique figurent parmi les centres d’intérêts des Cubains.

La journaliste a conscience de se démarquer de la ligne éditoriale d’Euronews dans le choix des sujets, mais également dans la prise en compte du caractère esthétique des images sélectionnées. Les images diffusées par Euronews ne sont pas les seules images qu’elle visionne pour mettre en scène l’information : « J’utilise également des images en provenance des agences anglaises ITN et Reuters, les images de l’Union européenne de radiodiffusion et celles de l’agence américaine APTN auxquels les Cubains n’ont pas accès directement. Reuters, en particulier, traite de sujets sur l’Afrique et sur l’Asie qui ne sont pas repris en général par Euronews mais qui intéressent les Cubains. J’ai ainsi proposé dernièrement un sujet de deux minutes sur la guerre civile au Burundi et le rôle de médiateur joué par Mandela : on en parle peu en Europe, alors que la situation de l’Afrique intéresse les Cubains qui ont noué des liens étroits dans le passé avec certains pays comme l’Angola, l’Ethiopie et le Yémen. L’esthétique des images est aussi un critère de mes choix. »

En somme, c’est un pari que prend la journaliste d’Euronews sur la construction du sens par le destinataire. Une démarche que résume Bruno Ollivier 304 en se référant à Umberto Eco 305  pour qui cette construction s’effectue en tension, le message oscillant entre texte d’information et texte interprété.

« Pour que le message soit actualisé d’une manière conforme à ce que constitue la source d’information », souligne Bruno Ollivier, « il faut que l’émetteur ait correctement évalué le patrimoine de connaissances du destinataire, que coïncident les codes (narratifs, idéologiques, etc…) de l’émetteur et du lecteur récepteur, de telle sorte que le travail de connotation ne fasse dériver l’interprétation trop loin du sens initial, que la résolution des ambiguïtés, dues à des présupposés toujours présents, permette au récepteur d’approcher le sens souhaité par l’émetteur. Si, au contraire, les présuppositions faites par le destinataire sont trop influencées par des circonstances inconnues de l’émetteur, si son patrimoine réel de connaissances ( son encyclopédie) diffère trop du patrimoine qu’il est supposé partager avec l’émetteur, si ses propres codes ne coïncident pas avec ceux de l’émetteur, le message se réalise comme texte interprété, quelquefois hors de tout contrôle de la source. De ce point de vue, tout message est traité comme le message linguistique, dont le sens est insaisissable, parce que perdu d’avance. »

Afin d’évaluer d’une façon plus précise ce que recouvre cette ligne éditoriale, nous avons entrepris de classer les informations développées dans les dix premières tranches élaborées par les journalistes d’Euronews à l’intention des Cubains entre le 30 mai et le 1er août 2000. Pour définir des critères, nous avons pris en considération le contexte sociopolitique dans lequel s’inscrit la télévision publique cubaine en envisageant d’abord celle-ci comme un produit de l’histoire.

Voilà pourquoi, lorsqu’il a fallu définir les catégories entre lesquelles devaient être répartis les différents sujets retenus par Euronews, il nous a semblé préférable de dépasser le rubricage rédactionnel “ classique ” (politique, économie, social, culture, sport et informations générales) et de mobiliser notre connaissance de l’histoire de Cuba, de ses références idéologiques et de son environnement international. Nous avons ainsi déterminé six “ familles de sujets ” permettant de rendre compte de la ligne éditoriale de la tranche informative du programme “ Espacio Europa ”. Six “ familles ” entre lesquelles nous avons réparti les titres, puis l’ensemble des sujets inventoriés. Nous avons complété ce travail par l’étude de quelques articles emblématiques des principaux points d’ancrage repérés.

Notes
301.

Selon Pierre Bourdieu, « le monde journalistique est divisé, différencié, diversifié, donc propre à représenter toutes les opinions, tous les points de vue ou à leur offrir l’occasion de s’exprimer (et il est vrai que pour traverser l’écran journalistique, on peut jouer, jusqu’à un certain point, et à condition d’avoir un minimum de poids symbolique, de la concurrence entre les journalistes et les journaux). Mais il reste que le champ journalistique, comme les autres champs, repose sur un ensemble de présupposés et de croyances partagés (par delà les différences de position et d’opinion). Ces présupposés, ceux qui sont inscrits dans un certain nombre de catégories de pensée, dans un certain rapport au langage, dans tout ce qu’implique par exemple une notion comme « passe-bien-à-la-télévision », sont au principe de la sélection que les journalistes opèrent dans la réalité sociale, et aussi dans l’ensemble des productions symboliques. Il n’est pas de discours (analyse scientifique, manifeste politique, etc…) ni d’action (manifestation,grève, etc…) qui, pour accéder au débat public, ne doive se soumettre à cette épreuve de la sélection journalistique, c’est-à-dire à cette formidable censure que les journalistes exercent, sans même le savoir, en ne retenant que ce qui est capable de les intéresser, de « retenir leur attention », c’est-à-dire d’entrer dans leurs catégories, dans leur grille, et en rejetant dans l’insignifiance ou l’indifférence des expressions symboliques qui mériteraient d’atteindre l’ensemble des citoyens. » ( Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raisons d’agir, Paris, 1996, pp.53-54 ; voir également La distinction, Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979, pp.515-526).

302.

Jean-Pierre Esquenazi, op. cit., p.130.

303.

Entretien avec Aurora Velez. Voir en annexe.

304.

Bruno Ollivier, Observer la communication, Naissance d’une interdiscipline, CNRS Editions, Paris, 2000, p.73.

305.

Umberto Eco, Traité de sémiotique, Rome, Bompiani, 1975, p.200