II-2-b Marque du flux et étalonnage du professionnalisme

L’écriture journalistique peut être appréhendée comme la face discursive du “ cadre technologique ” dans lequel elle se déploie, en l’occurrence le dispositif du flux dont elle intègre les contraintes. Ce dispositif qui caractérise le fonctionnement des chaînes d’information en continu comme Euronews, CNN ou BBC World, s’inscrit, on l’a vu, dans un développement de l’offre télévisuelle à l’échelle de la planète s’accompagnant d’une exacerbation de la concurrence entre les grands groupes de communication. Aux Etats-Unis dans les années 70, constate Andrea Semprini 320 , « le caractère explicitement commercial des grands networks a encouragé dès le début la couverture massive des tranches horaires et la concurrence agressive en ce qui concerne la conquête de « parts » de public (…) C’est la concurrence de plus en plus âpre entre les chaînes qui va accélérer la couverture totale et la coextensivité du temps d’antenne avec le temps tout court. »

Impulsée par la logique économique, cette « torsion » temporelle conduit à un remodelage de la grille de programme qui se caractérise, selon cet auteur, par un renforcement de la structure externe de la séquence du flux au détriment de sa structure interne, autrement dit des éléments informatifs en tension qui la constituent. Le caractère répétitif de la structure en boucle qui postule l’existence d’un téléspectateur « zappeur », en fournit une illustration. Pour décrire ce phénomène et en mesurer les implications, encore faut-il préciser à quel niveau d’analyse on se situe : ce n’est plus à partir du texte qu’il convient de repérer les jeux de langage, mais à partir de la grille définie comme un “ macrotexte ” par Andrea Semprini.

“ Dans un cadre strict de programmation ”, explique cet auteur 321 , “ le flux peut être lu – et éventuellement réduit – à un problème de gestion et de remplissage du support. Nous nous trouvons en fin de compte à l’intérieur d’une approche textuelle classique. Le flux apparaît comme un mode spécifique de segmentation et de sélection des unités textuelles et comme une stratégie de disposition et d’assemblage de celles-ci. Le flux peut alors être considéré comme une technique particulièrement sophistiquée de syntagmatisation, qui a pour effet de remodeler de façon drastique les rapports de force entre microtexte et macrotexte, jusqu’à arriver à produire une sorte de macrotexte capable d’“ anéantir ” les microtextes qui le composent. Dans une logique de programmation traditionnelle, les microtextes correspondent aux émissions. Celles-ci sont dotées d’une forte identité et d’une position spécifique et régulière au sein de la grille ou macrotexte. L’identité de ce dernier est nécessairement faible, car il n’est en réalité que l’assemblage des émissions, leur enchaînement, et n’a pas de consistance spécifique. En revanche, dans la logique de programmation de flux, ce sont les émissions – soit les microtextes – qui tendent à perdre leur identité et leur caractère distinctif. C’est le macrotexte représenté par le flux qui prend alors le dessus et commence à assumer les caractéristiques qui lui sont propres et le définissent en tant que flux. ”

Mais cette analyse qui occulte la stratégie des acteurs confrontés à la logique du flux, trouve ici ses limites : la “ fluctuation relative de la mise en pages des nouvelles ” et la “ déhiérarchisation ” de l’information observées par l’auteur, ne sont pas produites, en quelque sorte mécaniquement, par le dispositif décrit. Elles résultent aussi d’une pratique journalistique qu’il est indispensable de questionner. C’est également parce qu’il façonne les routines professionnelles que le dispositif du flux est en mesure d’imprimer sa marque sur les mises en forme opérées par les journalistes d’Euronews.

Andrea Semprini se borne ainsi à constater que l’extension quantitative des critères de newsworthiness (ce qui est susceptible et digne de devenir une information) et la “ philosophie informative ” des médias de flux pour lesquels “ tout est news ”, cohabitent avec une rigidité que l’on retrouve dans la définition des rôles et dans l’attribution de la parole. Cet auteur voit à l’œuvre “ la même logique de séparation et de contrôle qui caractérise le traitement de la dimension spatiotemporelle. Seuls des acteurs légitimes ont le droit de parole et chaque segment de programmation est géré avec précision par des professionnels différents.” 322 Ces comportements relèvent, selon nous, d’une autre logique que celle du flux. Ils s’inscrivent dans une logique professionnelle mise en évidence par Michael Schudson et Cyril Lemieux à travers leurs analyses du respect par les journalistes des formats, perçu par ces derniers comme un moyen de prouver et d’étalonner leur professionnalisme.

La puissance des médias, selon Michael Schudson 323 , réside « dans leur pouvoir de produire les formes dans lesquelles les choses sont dites », davantage que dans « leur pouvoir d’affirmer comme vrai ». Pour cet auteur qui a observé les journalistes de presse écrite et de télévision, « ces formes – que les journalistes doivent surveiller s’ils veulent être des professionnels respectés – ont un pouvoir extraordinaire de contrôle sur les journalistes eux-mêmes et par extension sur leurs lecteurs. »

Prenant appui sur son étude de l’émission politique de France 2 « Invité spécial » réalisée en novembre 1995, Cyril Lemieux 324 définit le « format de production et de diffusion » en ces termes : « L’horaire, la durée, le rythme, le décor, le mode de distribution des tours de parole, le niveau d’auto-contrainte exigé des intervenants, la part laissée à l’improvisation, le nombre des caméras utilisées, leur angle et leur distance aux protagonistes : tous ces paramètres, et d’autres encore, composent ce que nous avons proposé d’appeler un format de production et de diffusion. Ce format, conçu pour atteindre des objectifs plus ou moins précis (émotion et punch et par là même, audience et reprises) est ce que les journalistes et leur interlocuteur savent ce qu’ils doivent accomplir au plan pratique, pour être reconnus par leurs pairs comme de « vrais » professionnels. Il existe donc, de ce point de vue, un premier ensemble de fautes grammaticales que les uns et les autres sont susceptibles de commettre : celles qui consistent à ne pas respecter suffisamment le format ! »

Mais l’intérêt de l’analyse de Cyril Lemieux ne réside pas seulement dans la mise en évidence de grammaires, ensemble de règles tacites reconnues par la profession permettant de guider et d’étalonner les comportements des journalistes. En dénonçant la « tyrannie des formats », cet auteur montre concrètement comment les champs économique et journalistique peuvent se chevaucher. « Prendre en compte le respect des règles des formats ne permet pas seulement de comprendre comment s’exerce pratiquement la conformation des gens de médias aux visées commerciales. Cela permet de saisir également où les professionnels de ce milieu, pour une très large part, situent leur valeur et celle de leurs collaborateurs ou de leurs concurrents (…) C’est, dans tous les cas, la capacité à honorer certains formats qui est la marque et l’aiguillon de l’intégration professionnelle des individus. » 325

C’est à cette condition que l’on peut affirmer que la tranche informative du programme “ Espacio Europa ” porte la marque du flux. La logique du champ journalistique préside également à la distribution des voix selon les sujets abordés.

Notes
320.

Andrea Semprini, op. cit., pp.21-22.

321.

Andrea Semprini, op.cit. p.18.

322.

Andrea Semprini, op.cit., pp. 177-178.

323.

Michael Schudson, « Rhétorique de la forme narrative : l’émergence de conventions journalistiques dans la presse et à la télévision » in Quaderni, n°8, 1989, pp.28 et 38.

324.

Cyril Lemieux, op.cit., p.263.

325.

Cyril Lemieux, op.cit., p.402.