II-3 Les mises en scène visuelles

Comme tous les médias “ faiseurs de mythes ” 327 , la télévision ne peut ignorer la loi du récit qui n’est rien d’autre que la loi de l’information 328 . Chaque média l’applique avec ses propres moyens, et notamment, dans le cas de la télévision, en se servant des images. La “ citation du monde ” par laquelle s’exerce l’effet de réel produit par la télévision se fonde ainsi sur des images. Celles-ci donnent une forme immédiate 329 à une interprétation possible du monde, et par là même un accès direct au sens. “ C’est la construction du monde que l’information projette devant elle ”, souligne Jean-François Tétu. En contrepartie, les récits télévisuels se caractérisent par une relative pauvreté narrative par rapport à ceux de la presse écrite. Cette différence tient au fait que les récits télévisuels “ mettent l’accent essentiellement sur le sens du récit et non sur le récit lui-même (le déroulement et le rapport des faits). A la télévision, c’est l’œuvre des images.”

Indispensables, les images constituent le matériau de construction du récit télévisuel. Leur absence hypothèque toute possibilité de surgissement et de médiatisation des faits 330 . Mais la construction du récit télévisuel obéit aussi à des normes “ subjectives ” dont Anne-Marie Houdebine et Denis Ruellan décrivent l’application dans deux domaines différents.

S’intéressant aux “ imaginaires linguistiques ” des communautés sociales, Anne-Marie Houdebine 331 montre que la pratique linguistique des journalistes est régulée par deux types de normes qui légitiment leur travail tout en garantissant son efficacité : des normes prescriptives, qui s’appuient notamment sur le cadre légal et la déontologie professionnelle, sont ainsi contrebalancées par une “ norme fictive ”. Celle-ci apparaît “ en étroite relation avec la représentation que les journalistes ont de leurs lecteurs et dans le souci prioritaire qu’ils montrent de se mettre à sa portée ”. Elle se manifeste par “ la prise en compte du destinataire même s’il s’agit d’un destinataire idéalisé ou fantasmé ”. De son côté, Denis Ruellan 332 voit dans la notion d’angle,fortement présente dans le discours professionnel, une autre illustration de la mise en œuvre de normes “ subjectives ”. Cet auteur rappelle que “ l’angle est une approche de l’information qui met en avant l’originalité de traitement et laisse une large place aux choix personnels du journaliste, par opposition aux systèmes de valeurs qui, centrés sur la recherche de l’objectivité, réclament le retrait et l’interchangeabilité de l’observateur. ” Constitutives du “ cadre du récit ”, ces deux “ variables ” 333 vont fortement peser dans la mise en scène du discours de l’information à la télévision, observe Jean-Claude Soulages, “ à travers des choix de scénarisation et le privilège accordé à certains dispositifs ”. Dispositifs dont cet auteur dresse une typologie sur laquelle nous allons fonder notre propre analyse de la tranche informative du programme “ Espacio Europa ”.

Notes
327.

Serge Moscovici, “ Des représentations collectives aux représentations sociales ”, in Les Représentations sociales, sous la direction de D. Jodelet, PUF, Paris, 1989, p.83.

328.

Jean-François Tétu, op.cit., p.35.

329.

Pour Jean-Claude Soulages, “ la représentation télévisuelle a le privilège de pouvoir déployer tout événement dans une texture spatio-temporelle immédiatement percepto-sensible. Cette empreinte rémanente est inhérente à toute opération de filmisation. L’objectivation et l’incarnation dans des paysages, des décors, des visages, aboutissent à simuler une sorte de face-à-face concret entre le sujet regardant et l’univers événementiel. Avec pour contrepartie la relégation désormais possible de certaines des dynamiques narratives et rhétoriques répandues dans la presse écrite. C’est bien à partir de ce socle de mise en description et en narration langagière (audiovisuelle) caractéristique du média télévisuel que se déploie la dynamique des effets de réel ”. Jean-Claude Soulages, Les mises en scène visuelles de l’information, Etude comparée France, Etats-Unis, Espagne, INA-Nathan, Paris, 1999, pp. 117-118.

330.

On a pu constater lors de la guerre du Golfe de 1991 et lors du dernier conflit en Irak que l’absence d’images décrédibilise a priori le récit télévisuel : l’intervention du correspondant d’une chaîne télévisée sur une image fixe qui s’apparente à un récit radiophonique se trouve, de fait, dévaluée.

331.

Anne-Marie Houdebine, “L’imaginaire linguistique ” in Médias et enseignement, Didier-Erudition, Paris, 1986.

332.

Denis Ruellan, op.cit., p. 151.

333.

Pour Jean-Claude Soulages, “ ces modèles de rationalité endogènes apparaissent, en définitive, très peu codifiés à l’intérieur de la profession et susceptibles d’adaptations multiples en fonction du média et de l’image que les acteurs médiatiques se font de leur public (…) Ces modèles que les médiateurs reconduisent et objectivent dans leurs pratiques quotidiennes vont s’avérer déterminants dans les stratégies mobilisées par la visée de captation. ” Jean-Claude Soulages, op.cit., p. 52.