II-3-c Les scénarios privilégiés par la télévision cubaine

A Cuba, le « dispositif énonciatif de monstration » recouvre un éventail très large de mises en scène visuelles.

Photo 8 :Monsieur Météo La séquence météorologique illustre le caractère synchrétique de l’énonciation visuelle et de l’énonciation verbale.
Photo 8 :Monsieur Météo La séquence météorologique illustre le caractère synchrétique de l’énonciation visuelle et de l’énonciation verbale.

Par l’amplitude de son dispositif de monstration et la diversité des mises en scène visuelles qu’elle adopte, la télévision cubaine semble se distinguer d’Euronews. Elle use des sept scénarios décrits par Jean-Claude Soulages et se démarque de l’éventail plus restreint des options retenues par la chaîne européenne. Cette différence de positionnement correspondrait-elle à l’écart entre les « imaginaires sociodiscursifs » des deux rédactions, dont Jean-Claude Soulages précise qu’ils « configurent dans un premier temps les choix de couverture de l’actualité et par la suite l’ensemble des procédés langagiers à l’origine dès lors de véritables opérations de reconstructions événementielles »344 ?

Trois formes de scénarisation ont été ignorées par la rédaction d’Euronews : la monstration événementielle, la monstration narrative scénarisée et la monstration narrative reconstituée. Précisons d’emblée que le non usage par Euronews de la monstration événementielle, lors de l’élaboration de la tranche informative du programme « Espacio Europa », apparaît en décalage avec la démarche de la chaîne : c’est, précisément, le type de mise en scène qui caractérise « No comment », la séquence la plus originale diffusée par Euronews à l’intention des téléspectateurs européens. Une séquence emblématique qui a contribué à fonder l’identité de la chaîne et qui figure toujours sur la grille de programmation. Durant deux minutes, des images d’un événement relevant d’une actualité « chaude », ou des images présentant un caractère insolite, ou encore des images d’un événement de la veille saisies sous un angle inhabituel, sont diffusées sans le moindre commentaire. Les rushes sont présentés sans autre son que le son synchrone. Incrustés sur l’écran, le lieu géographique et la date sont les seules indications fournies au téléspectateur pour se repérer et comprendre l’enchaînement des faits dont il devient le témoin direct. Du moins dans la posture qu’on lui attribue. Dès l’origine, la séquence « No comment » s’est inscrite dans une rhétorique de la captatio : il s’agissait de surprendre, séduire et convaincre les nouveaux téléspectateurs de l’objectivité de l’information présentée par Euronews en les laissant libres de décrypter les images, de se forger leur propre opinion sur les faits rapportés et de confronter celle-ci aux commentaires des journalistes de la chaîne. Une sorte de contrat de confiance proposé à des téléspectateurs instruits et informés, porteurs d’une culture de l’actualité leur permettant d’accéder directement au sens des événements. Quitte à nourrir, remarquent Claude Jamet et Anne-Marie Jannet 345 , « cette très vieille et très naïve illusion selon laquelle il suffirait de mettre en marche la caméra pour enregistrer et reproduire un « réel » immédiatement compréhensible ».

Si la monstration événementielle ne permet pas de différencier les deux médias qui ont recours l’un et l’autre à cette forme de scénarisation, la monstration narrative scénarisée et la monstration narrative reconstituée créent un clivage. Deux « cadres du récit » semblent se dessiner progressivement : au-delà d’une vision « institutionnelle » de l’actualité très largement partagée avec la chaîne cubaine où dominent les gouvernants et les vedettes du sport, la chaîne européenne privilégie un rapport distancié avec les événements qu’elle construit et un rythme d’énonciation soutenu. A l’inverse, la télévision cubaine laisse volontiers le temps se dilater et n’hésite pas à employer des procédés relevant de la fiction pour mettre en scène l’information. Personnalisation et exhibition des émotions individuelles forment ainsi le diptyque de la monstration narrative scénarisée qui permet l’identification du sujet interprétant aux protagonistes.

« En inversant la polarité de l’événement reconstruit (le narratif reconstruit que déploie la monstration relatée), qui propose de l’état du monde une vision globale et générale, extérieure et distanciée, le sujet montrant introduit une perspective particularisante, interne et subjective », estime Jean-Claude Soulages 346 . « En intégrant ce narrateur délégué ou cet acteur-témoin diégétisé, et en rapportant son histoire et sa vision de l’univers, l’instance médiatrice se présente alors, même si elle s’efface derrrière ces voix incarnées, comme le narrateur-conteur d’une micro-histoire de l’événement. »

Des deux « imaginaires sociodiscursifs » qui concourent, selon cet auteur 347 , à la construction des événements, Euronews convoquerait donc prioritairement « l’imaginaire de vérité » et la télévision cubaine « l’imaginaire de séduction ». Le premier croisant les principes d’authenticité, de pluriphonie et de savoir, et façonnant le cadre de référence du discours de l’information dans les sociétés démocratiques ; le second recherchant à impliquer le téléspectateur et à susciter son adhésion par la mise en œuvre d’une stratégie de contact et la valorisation des trajectoires affectives. Cette double polarité explique en partie les recadrages ultérieurs de la tranche informative « Espacio Europa ». Sont aussi à prendre en compte les spécificités latinoaméricaines des médiations. Nous y reviendrons.

Notes
336.

Journal télévisé de 20 heures du 6 janvier 2001.

337.

Jean Mottet, « L’espace-temps de la télévision : le cas du soap opera », Quaderni, n°8, hiver 1989-1990, pp.65-79.

338.

« L’image ne montre qu’un singulier, objet, animal, humain , elle est incapable de montrer une espèce, une idée, une abstraction ou un processus », rappelle Bruno Ollivier. «  Soumises aux limitations des codes analogiques, elle ne montre pas les relations logiques, elle les suggère par le montage. » (Bruno Ollivier, op.cit., p.153).

339.

Journal télévisé de 20 heures du 6 janvier 2001.

340.

Journal de 20 heures du 6 janvier 2001.

341.

Journal télévisé de 20 heures du 8 janvier 2001.

342.

Journal télévisé de 20 heures du 8 janvier 2001.

343.

Journal télévisé de 20 heures du 5 janvier 2001.

344.

Jean-Claude Soulages, op.cit., p.52.

345.

Claude Jamet et Anne-Marie Jannet, La mise en scène de l’information, L’Harmattan, Paris, 1999, p.64.

346.

Jean-Claude Soulages, op.cit., pp.126-127.

347.

Jean-Claude Soulages, op.cit., pp. 133-147.