II-4-c Respect de l’œuvre et respect de la souveraineté  

A l’origine, “ Espacio Europa ” incluait deux types de “ prestations ” 351  : d’une part, la livraison hebdomadaire “ d’un résumé de l’information de la semaine en mettant l’accent sur les nouvelles européennes ” ; d’autre part, la mise à disposition de la télévison cubaine “ d’images de diverse nature (information scientifique, divertissement, sport, culture) ”. Concernant la première prestation, la Commission européenne précisait que “ pour la première fois, les autorités cubaines avaient accepté qu’une institution étrangère dispose d’un temps d’antenne sans contrôle préalable du contenu ”. Pour la seconde prestation, la Commission stipulait que la mise à disposition d’images devait s’effectuer “ dans le respect de la liberté de choix de la télévision cubaine ”.

Lors de la “ première vague ” du programme “Espacio Europa ”, ces engagements ont été tenus de part et d’autre. “ Ce projet a été exécuté avec succès durant les années 96 et 97 ”, confirme la Commission européenne. Et dans le texte de l’appel d’offres transmis à Euronews le 17 juillet 1998 invitant la chaîne à soumissionner pour la réalisation de la “ deuxième vague ”, les rédacteurs agissant au nom de la Commission européenne lèvent toute ambiguité : “ Vu le succès rencontré par cette expérience, le présent (appel) a pour objet d’assurer la continuité de “ Espacio Europa ” et d’en permettre le renforcement. ”

Un peu plus loin, dans le même document, on précise encore : “ Dans le cadre du présent contrat, 45 résumés hebdomadaires seront réalisés en espagnol et diffusés par le Consultant (Euronews), sous sa propre signature, en vue du relais de ces émissions par la télévision cubaine sans qu’aucune modification ne soit apportée par cette dernière au produit initial ni que la diffusion excède le territoire cubain (…) Dans l’hypothèse où l’ICRT devrait refuser de relayer tel quel un des résumés d’information, diffusé par le Consultant, celui-ci se mettra immédiatement en rapport avec la Commission européenne. ”

L’hypothèse se vérifie dès le 30 mai 2000, date de livraison de la première tranche informative dans la période qui nous intéresse. Dans un courrier adressé à Susana Sardinas, Directrice des Relations internationales de l’ICRT, la direction d’Euronews s’en étonne et demande à connaître les raisons pour lesquelles la tranche informative du programme “ Espacio Europa ” n’est pas diffusée dans son intégralité. “ Le résumé hebdomadaire européen pourra être diffusé intégralement et sans modification de la part de l’ICRT, ” répond Susana Sardinas 352 , “ dès lors que son contenu n’entre pas en contradiction avec les normes et objectifs nationaux de diffusion. L’Etat cubain, dans l’exercice du droit souverain dont il dispose sur son espace télévisuel et radiophonique, se réserve la possibilité de décider de la programmation télévisée sur toute sa juridiction. Ceci vaut également pour la projection de films sur les deux canaux de la télévision d’Etat. ”

Certaines informations contenues dans la tranche informative du programme “ Espacio Europa ” seraient-elles perçues comme “ entrant en contradiction avec les normes et objectifs assignés par l’Etat cubain ” ? Aucune précision n’est donnée sur ce point par la représentante de la direction de l’ICRT. Et cet argument n’est repris à aucun moment par la rédactrice en chef de la télévision cubaine qui réceptionne chaque semaine la tranche informative. De leur côté, les journalistes d’Euronews veillent en permanence, comme les y incite la Commission européenne, à “ prendre en compte la sensibilité cubaine et les difficultés de tout ordre, notamment psychologiques, résultant de l’actuel processus d’ouverture ” 353 .

Dès lors, faut-il voir dans ce débat où le respect de l’œuvre est opposé au respect de la souveraineté de l’Etat cubain, la persistance d’une divergence politique entre l’Union européenne et Cuba qui s’est exprimée, précisément au cours du mois précédant la reprise de la coopération télévisuelle, dans une autre enceinte : la Commission des Droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies ? Lors de la 56ème session de cette commission qui s’est tenue à Genève du 20 mars au 28 avril 2000, les pays membres de l’Union européenne ont voté avec les Etats-Unis une résolution 354 invitant, notamment, “ le Gouvernement cubain à laisser le pays avoir sans restriction et de manière ouverte des contacts avec d’autres pays afin d’assurer la jouissance des droits de l’homme à tous les Cubains, en ayant recours à la coopération internationale, en permettant aux personnes et aux idées de circuler plus librement et en profitant de l’expérience et du soutien d’autres nations. ”

Au-delà de la réaffirmation, de part et d’autre, de principes politiques, “ l’éclatement ” de la tranche informative serait, en quelque sorte, l’ultime avatar d’une discussion où les Cubains entendent, sinon avoir le dernier mot, du moins ne pas se laisser dicter leur conduite. Rupture ou déplacement des “ cadres de la réception ” ? A cette étape de l’analyse, c’est le second terme de l’alternative qui nous paraît devoir s’appliquer. Les transformations de la tranche informative révèlent un déplacement parallèle des “ cadres journalistiques ” qui répond, en quelque sorte, au déplacement des “ cadres de la réception ”, attestant du caractère à la fois dynamique et dialectique du processus de co-construction de l’information par l’émetteur et par le récepteur.

Notes
351.

Cahier des charges de l’appel d’offres restreint relatif au projet n°CUB/B7-311/98/093 intitulé “ Espace Europe 1998 ”, pp. 2 à 20.

352.

Lettre adressée par Susana Sardinas, Directrice des Relations Internationales de l’Institut Cubain de la Radio et de la Télévision, à Bruno Tezenas d’Euronews, le 24 août 2000.

353.

Cahier des charges de l’appel d’offres restreint, op.cit., p. 14.

354.

Il s’agit de la résolution 2000/25 intitulée “ Situation des droits de l’homme à Cuba ” adoptée par la Commission des Droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies ( 56ème session, Genève, 20 mars-28 avril 2000). Les Etats membres de l’Union européenne et les Etats-Unis ont voté pour. Le Brésil, la Colombie, l’Equateur, le Mexique se sont abstenus. Le Vénézuela, le Pérou et la Russie ont voté contre.