II-5-c L’individu entre en scène

Alors que quatre des sept stratégies narratives définies par Jean-Claude Soulages sont utilisées dans les premières tranches informatives, l’information télévisuelle va emprunter une nouvelle forme dans la dernière livraison du programme “ Espacio Europa ” en date du 10 avril 2001. Le sujet principal relève de la monstration narrative scénarisée où la mise en narration n’est plus seulement centrée sur l’action elle-même, mais s’opère par l’introduction d’un ou plusieurs acteurs situés au cœur de celle-ci. Il s’agit de l’histoire de marins cubains abandonnés depuis plusieurs mois dans le port espagnol de Bilbao à bord d’un cargo délaissé par son armateur. Les marins attendent d’être payés pour pouvoir rentrer chez eux. Mais ils ne désespèrent pas de voir leur bateau repris par un nouvel acquéreur. Pour l’heure, ils entretiennent soigneusement leur cargo tout en rêvant d’un retour au pays.

Trois éléments narratifs se superposent dans ce récit : des images et entretiens avec les marins cubains réalisés et déjà diffusés par la télévision espagnole ; des images de La Havane accompagnées d’une bande-son comprenant des rythmes et chants cubains ; et le commentaire d’Aurora Velez, qui assume ici parfaitement son rôle de narratrice en guidant le téléspectateur dans les méandres d’une intrigue dont on ignore le dénouement. La réécriture de l’actualité situe ce récit à la lisière du réalisme et de la fiction et semble inspirée par le mode brésilien 358 de traitement de l’information qui mêle allégrement les deux visées. Les paroles des marins sont ainsi restituées dans une visée réaliste que souligne le cadrage des interviewés, notamment l’usage des gros plans. Paroles et visages alternent avec de superbes images du Malecon 359 balayé par les embruns ; des images qui défilent sur une mélopée aux accents nostalgiques. Le récit journalistique se confond ici avec la fiction au sens où l’entend Sabine Chalvon-Demersay 360  :

“ un mode de thématisation du social qui opère un travail de mise en forme de la réalité au travers duquel celle-ci n’est pas reflètée mais activement configurée ”. L’auteur qui a étudié un ensemble de fictions françaises centrées sur “ des problèmes de société ”, note que “ la gestion et le maintien des liens ” constituent “  le leitmotiv invisible ” de tous ces téléfilms. Le Malecon symbolise le “ pays ” auxquels sont attachés les marins. Ces images du boulevard havanais ne sont pas nécessairement celles qui viennent à l’esprit des intéressés lorsqu’ils songent à leur île natale, surtout s’ils habitent à son extrémité orientale, mais elles “ parlent ” à tous les téléspectateurs cubains auxquels s’adresse ce reportage.

La journaliste d’Euronews adopte ici un point de vue “ interne ” à la situation qui s’écarte du point de vue “ externe ” qu’elle soutenait jusque-là : elle s’attache à “ transmettre une histoire non plus factuelle et objective, mais singulière et personnelle ”, qui caractérise, selon Jean-Claude Soulages et Guy Lochard 361 , ce procédé de narrativisation où le récit s’articule sur un arrière-plan. Les individus dont les vécus personnels servent de “ matière première ”, se trouvent impliqués dans des situations sociales et des états du monde (guerres, événements sociaux ou politiques) qui perdurent. Ces “ micro-histoires ” s’insèrent dans le déroulement d’une “ macro-actualité ” et relèvent d’une visée spécifique :

“ A travers cette exhibition insistante du visage de l’Autre (gros plan, suivi des personnages), elles cristallisent souvent sur un mode dramatisant, cette visée émotionnelle qui anime l’information télévisée. ” Une observation à rapprocher de la valorisation de l’information sportive, évoquée précédemment, dont la mise en scène induit un mode de communication à visée empathique.

C’est aussi l’une des premières fois que la journaliste signe un sujet de son nom, sans chercher à dissimuler le caractère “ collectif ” de l’auteur : “ Aurora Velez d’Euronews, sur des images de la télévision espagnole, pour la télévision cubaine ”. Quelle que soit l’importance des sujets, l’anonymat des journalistes qui commentent les images diffusées par la télévision européenne est, en effet, une règle sur Euronews. Mais une exception dans le paysage audiovisuel. Cette “ entrée en scène de l’individu ” semble être l’un des traits des “ cadres de la réception ”. Sans doute convient-il de le relier à la transformation des conditions socioéconomiques en cours à Cuba et, comme le suggère Juana Elvira Suarez Conejero 362 , à l’apparition d’un nouveau “ système de valeurs ”. Pour cet auteur, “ la plus grande importance de l’individuel est également un élément qu’il faut considérer pour comprendre les transformations que connaît la structure des classes de la société cubaine ”. Et il y a lieu d’interpréter les changements structurels de la société cubaine “ dans une double dialectique : d’une part, il y a la transformation du système des classes ; d’autre part, il y a le rôle actif des agents dans leurs efforts pour s’adapter à un nouveau contexte et la transformation de leurs représentations au cours de ce processus ”.

C’est aux médias, et en particulier à la télévision, qu’il revient de faire le lien entre le “ social intériorisé ” et le “ social institutionnalisé ”, souligne encore Juana Elvira Suarez Conejero. “ Malgré la garantie actuelle de non-accumulation légale du capital, les individus appartenant au groupe des dirigeants-entrepreneurs sont détenteurs de formes symboliques de capital économique associé au marché, même s’ils n’en sont pas propriétaires… Bref, toute une symbolique culturelle de la modernité capitaliste commence à être associée à ce groupe social. ” Dans quelle mesure les professionnels de la télévision cubaine intègrent-ils dans leur logique de la médiation – définie comme une dialectique entre la dimension singulière et la dimension collective de l’appartenance et de la sociabilité 363 - ces évolutions de nature socioéconomique ? Eux-mêmes, en adoptant une posture que nous rapprochons de celle des “ leaders d’opinion ”, peuvent-ils être assimilés à ces “ agents actifs ” qui cherchent à s’adapter au “ nouveau contexte ” décrit précédemment par Aurelio Alonso Tejada 364  ? L’étude des représentations de l’Europe de quatre de ces professionnels est susceptible de nous fournir des éléments de réponse dans les pages qui suivent.

Au terme de cette exploration des faces discursives des cadres “ journalistiques ” à l’œuvre dans la réalisation des 45 tranches informatives du programme “ Espacio Europa ” entre mai 2000 et avril 2001, trois pistes se dessinent :

Notes
358.

Juremir Machado Da Silva, “ Le réalisme et la fiction de la télévision brésilienne ”, Les Cahiers de l’Imaginaire, n°13, Anthropologie brésilienne, Institut de Recherches Sociologiques et Anthropogiques de l’université de Montpellier – Centre de Recherches sur l’Imaginaire – L’Harmattan, Paris, 1996. Maria-Eugênia Malheiros-Poulet, « Le feuilleton télévisé, une image stéréotypée de la réalité brésilienne » in Textures, numéro spécial Brasil 500 anos, Institut d’Etudes Brésiliennes de l’Université Lumière Lyon 2,2000.

359.

Le Malecon est la grande promenade en bord de mer de La Havane : de l’entrée du port à Miramar, le Malecon s’étend sur près d’une dizaine de kilomètres.

360.

Sabine Chalvon-Demersay “ Une société élective, scénarios pour un monde de relations choisies ” in Sociologie de la communication, op.cit., p.623.

361.

Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, op.cit., p. 114.

362.

Juana Elvira Suarez Conejero “ L’espace social cubain et le secteur économique mixte et privé ” in Socialisme et marché. Chine, Vietnam, Cuba, Centre tricontinental de Louvain-la-Neuve-L’Harmattan, Paris-Montréal, 2001, pp.233-244.

363.

Bernard Lamizet, op.cit.

364.

Nous avons évoqué les travaux de Aurelio Alonso Tejada dans la première partie de cette étude.

365.

« Nul autre genre, ni le récit d’épouvante – ce ne sont pas les raisons qui manquent – ni celui d’aventure – forêts et fleuves ne font pourtant pas défaut – n’ont réussi à s’implanter dans la région comme le mélodrame. Comme si résidait en lui le mode d’expression le plus adapté au mode de vie et à la sensibilité des gens de cette région. C’est pourquoi, au-delà de tant de critiques et de lecture idéologiques, et aussi des modes et des reprises pour intellectuels, le mélodrame continue de constituer un terrain précieux pour étudier la non-contemporanéité et les métissages dont nous sommes faits. Parce que, comme sur la place du marché, tout est mélangé dans le mélodrame, les structures sociales et celles du sentiment, beaucoup de ce que nous sommes – machistes, fatalistes, supersticieux – et de ce que nous rêvons d’être, le vol de l’identité, la nostalgie et la rage. Sous forme de tango ou de téléroman, de cinéma mexicain ou de chronique criminelle, le mélodrame travaille sur ces terres une veine profonde de notre imaginaire collectif. Et l’on sait qu’il n’y a pas d’accès possible à la mémoire historique ni de projection dans l’avenir sans passage par l’imaginaire. De quelle veine s’agit-il ? De celle où se rend visiblela matrice culturelle qui alimente la reconnaissance popularie dans la culture de masse. » (Jésus Martin-Barbero, Des médias aux médiations, Communication, culture et hégémonie, CNRS Editions, Paris, 2002, p.188-189).

366.

On ne retiendra pas la définition du temps comme “état de l’atmosphère » proposée par le dictionnaire Le Petit Robert.

367.

Selon Paul Ricoeur, “le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle”. (Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 1, Seuil, Paris, 1983, p.17).

368.

Jean-François Tétu, Préface du livre de Claude Jamet et Anne-Marie Jannet, Les stratégies de l’information, L’Harmattan, Paris, 1999.