III-1 Postulats méthodologiques

Sur un an, on l’a vu, la tranche informative du programme “ Espacio Europa ” a sensiblement évolué : les changements constatés affectent principalement le format, la mise en scène et en récit de l’information. Dès leur réception à l’Institut Cubain de la Radio et de la Télévision, les différentes livraisons d’Euronews font l’objet d’une déconstruction et d’une reconstruction en vue de leur diffusion. Sur quel horizon d’attente se fonde ce double processus ? Dans son approche de la réception d’une œuvre littéraire, Hans-Robert Jauss 369 montre que celle-ci fait l’objet d’une appropriation active par le lecteur qui, se fondant sur sa propre expérience, en modifie la valeur et le sens. Cet auteur définit l’horizon d’attente du public comme “ le système de références objectivement formulables qui, pour chaque œuvre, au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne ”. La mise au jour des représentations de l’Europe partagées par les professionnels de la télévision cubaine nous paraît constituer une étape décisive dans la compréhension des mécanismes qui structurent la réception et l’univers télévisuel cubain. Pour explorer le discours de ces professionnels, nous confronterons deux approches : une approche statistique développée à partir de l’usage du logiciel ALCESTE 370 et une approche linguistique fondée sur la problématique de l’énonciation 371 .

Au préalable, il convient d’éclaircir les raisons pour lesquelles nous n’entendons pas nous contenter d’une lecture cursive. N’est-ce pas compliquer à loisir une démarche a priori aussi simple que la lecture d’un texte ? Toute la difficulté réside dans le fait qu’il ne suffit pas de lire un texte pour en saisir la portée. “ Il faut sortir de l’idée que le texte est la représentation d’un état de choses qui, une fois décrit, pourrait être compris. Le texte n’est pas une somme de connaissances que l’on pourrait extraire et à partir desquelles bâtir un modèle. Un texte n’est pas si facilement extractible ”, rappelle François Rastier 372 . Recourir à un logiciel comme ALCESTE, assimilé par l’auteur à “ une prothèse ”, ne présente d’intérêt que parce qu’un logiciel de ce type opère une délinéarisation du texte susceptible de favoriser une objectivation critique. “ Dans la mesure où le texte résiste à l’interprétation, il faut problématiser ce type de résistance ”, explique François Rastier. “ Passer par un détour exige une conception philologique du texte qu’on a du mal à comprendre. L’étape du texte numérique permet de réintroduire un mode critique dans les sciences sociales qui se sont positivisées pour singer les sciences “ dures ”. Le logiciel me met sous les yeux ce que je n’ai jamais vu. ”

Il importe également de préciser la manière dont nous envisageons les rapports entre sémantique 373 et informatique 374 sur un plan pratique. En toile de fond, le débat porte sur la représentation du sens des textes. Il s’agit d’un débat récent, puisqu’il y a encore quelques années un consensus régnait en linguistique comme en informatique, et plus généralement dans les recherches cognitives, autour du paradigme de la représentation des connaissances par des formules de calcul de prédicats ou des graphes conceptuels 375 . Plusieurs auteurs comme François Rastier ont entrepris de renouveler la problématique. Celui-ci formule trois propositions : admettre l’autonomie relative du niveau sémantique, qui ne s’explique et se décrit ni par des états de choses, ni par des représentations mentales ; admettre la possibilité d’une analyse méthodiquement réglée du sens lexical en unités proprement linguistiques ; admettre l’incidence déterminante du palier textuel sur les paliers inférieurs 376 .

L’originalité de l’auteur 377 est de se démarquer à la fois de l’approche structuraliste où “le récepteur découvre par des procédures appropriées le sens immanent au texte” et de l’approche psychanalytique où le sens se constitue dans le sujet lui-même “dont l’inconscient, structuré comme un langage, parle au lieu du texte”. Tout en reconnaissant que “le sens n’a pas d’existence propre hors de sa profération et de son interprétation”, François Rastier refuse un “face-à-face figé au sujet et à l’objet” et estime qu’il y a “une objectivité du sens, dans la mesure où le texte contraint - sans pourtant les déterminer entièrement - les lectures plausibles qu’on peut en faire”. Il définit le sens comme “une interaction entre un texte, des sujets et un entour (ou ensemble des conditions de communication)”.

Dénonçant l’illusion de symétrie entre la linguistique et l’informatique, François Rastier rappelle, par ailleurs, que la linguistique est “une science descriptive” et l’informatique “une technologie”. Il envisage la linguistique informatique comme une branche de la linguistique appliquée qui “utilise l’informatique pour les besoins de la linguistique”. Cet auteur parle volontiers de “linguistique assistée par ordinateur”. Un point de vue que nous reprendrons à notre compte, en situant notre analyse dans le champ de la microsémantique : la sémantique du palier inférieur du texte qui prend pour limite supérieure la lexie 378 .

Avant d’aller plus loin dans la description de notre démarche d’étude, les limites de « l’analyse de discours assistée par ordinateur » doivent être clairement signifiées : l’interprétation appartient à l’analyste et dépend des hypothèses formulées par celui-ci 379 . L’ordinateur peut éventuellement fournir des indices susceptibles de faciliter le travail d’interprétation. Sous réserve que l’analyste soit capable de les « lire » ou, si l’on préfére, de les actualiser en les resituant dans leur contexte. Max Reinert, le concepteur d’Alceste, revendique d’ailleurs une part de « flou » dans les résultats livrés par le logiciel qu’il a mis au point.

Notes
369.

Hans-Robert Jauss, op.cit., p.49.

370.

ALCESTE est le nom du logiciel d’analyse sémantique que nous avons choisi d’utiliser pour explorer le discours des professionnels de la télévision cubaine relatif à l’Europe. Sigle réunissant les initiales de ses compétences, ALCESTE est un outil permettant l’Analyse des Lexèmes Cooccurrents dans les Enoncés Simples d’un TExte. Son concepteur, Max Reinert, définit le logiciel ALCESTE qu’il a créé entre 1983 et 1986 comme “ un outil d’aide à l’interprétation d’un corpus texuel : entretiens, réponses à une question ouverte, textes littéraires, en fait tout document écrit à l’aide de l’alphabet latin, des dix chiffres et des signes usuels de ponctuation, pourvu qu’il présente une certaine homogénéité et un volume minimum ”. Max Reinert “ Alceste Version 4.0. Premier contact et description du rapport d’analyse ”, Séminaire d’enseignement de l’Equipe de Recherches Cliniques en Psychanalyse et Psychologie, Université Toulouse Le Mirail, juin 1997.

371.

Nous prendrons appui sur les travaux de Dominique Maingueneau qui privilégie le concept d’embrayeur (Dominique Maingueneau, L’énonciation en linguistique française, Hachette, Paris, 1994, réédition 1999).

372.

François Rastier, “ Problèmes de l’interprétation en sémantique de corpus ”, Séminaire de recherche organisé par le Centre d’étude du débat public, Université de Tours, juin 2002.

373.

La sémantique désigne un domaine de la linguistique prenant pour objet d’étude le sens et les interprétations des unités significatives de la langue et de leur combinaison dans le discours (Franck Neveu, Lexique des notions linguistiques, Nathan Université, paris, 2000, p.101).

374.

L’informatique désigne l’ensemble des techniques de la collecte, du tri, de la mise en mémoire, de la transmission et de l’utilisation des informations traitées automatiquement à l’aide de programmes (logiciels) mis en œuvre sur ordinateurs (Dictionnaire Le Petit Robert). Mais l’Académie française définit l’informatique comme “ la science du traitement rationnel, notamment par machines automatiques, de l’information considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines techniques, économiques et sociaux ”. Cette définition est l’enjeu d’un débat : l’informatique peut être assimilée à “ l’ensemble des techniques mises en œuvre pour l’utilisation des ordinateurs ” ou à “ une science nouvelle, qui n’est pas fondamentalement liée à l’utilisation des ordinateurs, ces derniers en constituant cependant un outil majeur ” (Encyclopaedia Universalis, corpus 12, Paris, 1996).

375.

François Rastier, Marc Cavazza, Anne Abeillé, Sémantique pour l’analyse, de la linguistique à l’informatique, Masson, Paris, 1994, p.XI.

376.

Le mot, la phrase et le texte sont les trois paliers traditionnels de la description linguistique. A ces trois unités significatives de la langue correspondent les trois paliers de la “ sémantique unifiée ” proposée par François Rastier : micro-, méso- et macrosémantique. François Rastier insiste sur le caractère déterminant du palier textuel : “ La sémantique textuelle ne peut évidemment se satisfaire des quelques centaines, voire quelques dizaines de phrases bien calibrées, artificieusement isolées de tout contexte, qui font l’ordinaire des grammaires universelles. Pour décrire la richesse des relations contextuelles, la linguistique ne peut rester dans l’espace douillet mais confiné de la phrase ; elle s’ouvre aux textes, et par là aux cultures et à l’histoire, en réaffirmant son statut de science sociale (et non formelle). Elle va au contact des disciplines voisines, c’est-à-dire de toutes les autres sciences sociales, et peut même exercer un droit de suite sur leur territoire ” (François Rastier, Sens et textualité, Hachette, Paris, 1989, p.7).

377.

François Rastier, op.cit., pp.14-16.

378.

Louis Hébert, Introduction à la sémantique des textes, Honoré Champion, Paris, 2001, p. 49. La lexie désigne un groupement stable de morphèmes, constituant une unité fonctionnelle. Un morphème correspond au signe minimal, indécomposable dans un état synchronique donné (François Rastier et alii, op. cit. p. 223).

379.

Recensant les apports de l’outil informatique à l’analyse de discours, Pascal Marchand observe que « si l’ordinateur peut fournir des indices qui constituent une aide à l’interprétation, celle-ci restera du domaine de l’analyste et de ses hypothèses » (Pascal Marchand, L’analyse de discours assistée par ordinateur, Armand Colin, Paris, 1998, p.9).