Du je distinctif au je figure de rhétorique

Le producteur de la télévision cubaine, Vicente Gonzalez Castro, par ailleurs spécialiste de l’histoire de ce média, se distingue en affichant une préférence pour le je. Son discours sur l’Europe et les pratiques de la télévision cubaine s’apparente à un récit autobiographique. Ce je distinctif correspond à la singularité de son parcours social et professionnel.

Le lien de proximité géographique et affective que Vicente Gonzalez Castro entretient avec l’Europe ne s’explique pas seulement par ses origines familiales - « mes grands-parents étaient espagnols » -, par sa formation scientifique - «  tout ce que j’ai appris en physique, en chimie, en mathématiques, provient des connaissances du Vieux Continent » -, ou par ses centres d’intérêts – « pour moi, l’Europe continue d’être le phare de la culture universelle, la référence du bon goût et de la culture esthétique - mais également par le fait qu’il ait pu se rendre en Europe et au Mexique dans le cadre de sa formation professionnelle : « moi j’ai eu cette chance. J’ai pu voyager, voir comment fonctionnent les autres télévisions ».

Ses démêlés avec la censure ont sans doute renforcé une prise de distance à l’égard de l’institution télévisée – identifiée au nous - et un état d’esprit critique exigé pour une part dans l’exercice de la fonction qu’il occupait jusqu’alors à l’ICRT. « Personnellement, j’ai été chargé pendant huit ans de la conception et de la réalisation d’un programme qui s’appelait : « la télé dans la télé ». L’objectif de cette émission était de fournir au téléspectateur des éléments d’information sur le fonctionnement de la télévision, lui permettant de mieux juger ce qu’il voyait. Un jour, mon programme a disparu de la grille… »

Ce je distinctif dont l’emploi conduit l’énonciateur à se démarquer du nous,ne saurait se confondre avec le je utilisé comme une figure de rhétorique par Irma Caceres, rédactrice en chef de la télévision cubaine, ou par Fabio Fernandez Kessel, directeur du centre de recherches sociales de l’ICRT. Ici, l’emploi du je vise à accentuer l’effet produit par le nous qui prédomine très largement dans ces deux discours. Nous avons ainsi répertorié cinq usages différents de ce je minoritaire :

  1. le je de politesse, en réponse à vous :
‘« Je vais me situer pour vous répondre sur le plan professionnel. » (Irma Caceres)’
  1. le je de relance, qui aide à « faire passer » le discours à travers lequel les représentants d’une institution - l’ICRT - s’adresse au représentant d’une autre institution - l’Université française - en donnant l’impression de revenir à une conversation entre deux individus , en quelque sorte détachés des institutions qui les mandatent à l’occasion de cet échange :
‘« C’est pour imposer leur mode de pensée et leur mode de vie partout dans le monde que les Etats-Unis disposent des moyens d’information les plus puissants. Nous autres essayons, comme je vous le disais, de nous défendre face à l’avalanche d’informations, d’où qu’elles viennent, et nous essayons de le faire avec notre propre information, notre propre programme, notre propre expression, notre propre point de vue. » (Irma Caceres)’ ‘« En ce moment, nous diffusons la série policière « Derrick ». Vous l’avez vue, je crois. Nous diffusons aussi une série espagnole… » (Fabio Fernandez Kessel)’
  1. le je pédagogue, qui se substitue au nous en personnalisant une démonstration de portée générale :
‘« Quand il y a un problème en France, je me tourne d’abord vers l’AFP car je pense que c’est elle qui aura le plus d’informations ; ensuite je fais appel à Euronews car je pense que cette chaîne va mieux m’informer que CNN. » (Irma Caceres)’ ‘« Je prendrai quelques exemples de ce que nous avons reçu récemment à Cuba. Nous venons de diffuser une excellente série anglaise – une série dramatique -, une excellente série italienne – je veux parler de « Marco Polo » - et on peut en dire autant d’un grand nombre de productions européennes. » (Fabio Fernandez Kessel)’
  1. le je d’authenticité annonçant un témoignage qui soutient un jugement de valeur et confère une véridicité au discours :
‘« Je vais vous donner mon avis personnel après vingt ans de journalisme dans les agences internationales de presse et à la télévision. Je crois qu’Internet ne va résoudre aucun problème de ce monde. J’irai même jusqu’à dire qu’Internet est en train de compliquer les choses. » (Irma Caceres)’ ‘« Les productions européennes sont toujours très bien reçues par le public et je suis certain que cela va continuer ainsi… Je pense que dans la dernière période la France nous a transmis très peu de choses. » (Fabio Fernandez Kessel)’
  1. le je d’autorité émanant d’un cadre dirigeant d’une rédaction, en l’occurrence une rédactrice en chef suffisamment investie de la confiance de l’institution pour parler en son nom et assez expérimentée pour se permettre de conseiller un étranger :
‘« Si vous en avez la possibilité, je vous donne un conseil pour votre travail : parlez avec les gens dans la rue, demandez-leur s’ils aiment la politique internationale et ce qu’ils savent de l’Europe ! » (Irma Caceres)’

A la différence du je distinctif, le je figure de rhétorique n’entend pas se démarquer du nous, bien au contraire : il constitue un artifice visant à soutenir une argumentation développée dans un discours où l’énonciateur parle au nom d’une communauté. De quelle(s) communauté(s) s’agit-il ? L’examen de l’emploi du nous devrait livrer quelques pistes.