Les trois « communautés savantes » du nous

Si l’on reprend l’hypothèse selon laquelle l’usage du nous manifeste la volonté de l’énonciateur de porter la parole d’une collectivité dont il est membre et dont le savoir est légitimé par une institution, on peut entrevoir trois « communautés savantes » au nom desquelles s’expriment nos interlocuteurs :

‘« Nous perdons tous les jours trop d’espaces informatifs pour dire les mêmes choses. Nous souffrons d’une overdose, d’un excès d’informations de politique nationale. Informations qui, en outre, traitent rarement de choses nouvelles (…) Nous recevons la CNN ou ABC et nous essayons de les copier. Cependant, nous pourrions copier des modèles plus sereins, moins spectaculaires. Nos journaux télévisés ont, certes, peu changé. Mais notre programmation dramatique n’a ni l’inspiration, ni l’imagination du cinéma cubain (…) La raison pour laquelle nous diffusons beaucoup de films nord-américains, c’est qu’ils ne nous coûtent rien ! » (Vicente Gonzalez Castro)’ ‘« Maintenant, comme dans toute logique informative, il est clair que certaines informations nous intéressent plus que d’autres… Mais nous n’avons pas de préjugés ! Si l’on en croit les études d’audience que nous avons faites, nous réalisons un journal aussi moderne qu’ailleurs. Il se décompose en plusieurs parties : les nouvelles nationales, les nouvelles de sport, les nouvelles de culture, le temps, le commentaire, les nouvelles internationales… C’est plus ou moins ainsi que nous concevons l’information. Et pour cela, nous puisons à toutes les sources. » (Irma Caceres)’ ‘« En résumé, notre stratégie vise à offrir des options différentes à un public diversifié. » (Fabio Fernandez Kessel)’ ‘«  Je persiste à dire que la pensée des Espagnols à notre égard n’a pas changé : ils croient que nous devons toujours les remercier pour le service qu’ils nous ont rendu en nous découvrant ! Ils se comportent comme les propriétaires de tous les Américains ! » (Vicente Gonzalez Castro)’ ‘«  Comme l’a dit José Marti, le penseur politique et écrivain cubain, notre vin est amer, mais c’est notre vin ! (…) Malgré tout ce qui s’est passé, les Etats-Unis poursuivent leur politique expansionniste, non seulement territoriale mais idéologique. Ils veulent aussi coloniser l’Europe. Cela nous concerne car nous sommes très proches des Etats-Unis et nous en avons plus qu’assez qu’ils veuillent nous coloniser. Nous ne voulons absolument pas les laisser faire. » (Irma Caceres)’ ‘« En ce moment, dans le pays, on parle beaucoup d’un phénomène que vous connaissez : la massification de la culture. Nous traduisons concrètement ce concept, cette idée, en valorisant nos propres talents et en valorisant les meilleures productions de chaque pays. Notre télévision reste malgré tout assez ouverte. Etant donné la diversité des origines du public cubain, cela correspond à notre tempérament naturel… » (Fabio Fernandez Castro)’ ‘« Avant toute chose, la publicité n’existe pas dans notre télévision. » (Susana Sardiñas)’ ‘« Nous nous intéressons aussi à notre adversaire principal. Nous nous intéressons même énormément aux Etats-Unis, parce que l’ennemi, l’adversaire, il faut le connaître ! Au lieu de ne pas donner d’informations sur les Etats-Unis, nous donnons tout ! Car le peuple regarde, écoute et pense par lui-même : il veut savoir ce qui se passe (…) Nous entendons démontrer qu’en dépit du blocus Cuba n’est pas isolée, contrairement à ce qu’affirment les Etats-Unis (…) Nous sommes prêts à recevoir à Cuba toutes les délégations d’où qu’elles viennent, que nos visiteurs appartiennent au monde de l’économie, de la politique, de la recherche ou du tourisme. » (Irma Caceres)’ ‘« Notre télévision est populiste dans beaucoup de domaines alors qu’elle veut être populaire (…) Cette conception populiste nous conduit droit au désastre. C’est ce qu’il y a de pire ! » (Vicente Gonzalez Castro)’ ‘« Notre radio et notre télévision vont demeurer au service du peuple en conservant leur caractère de service public et culturel (…) La cohésion sociale et l’ensemble des facteurs que sont l’identité culturelle, l’éducation pour tous, la primauté des valeurs morales et éthiques, constituent les buts fondamentaux assignés à notre télévision. Personne ne va changer cela (…) Les « tables-rondes » actualisent pour notre peuple des thèmes importants de la vie nationale et internationale. » (Susana Sardiñas)’

Cette catégorisation, comme tout classement, contient une part d’arbitraire dans la mesure où l’espace socioprofessionnel et l’espace géopolitique dans lesquels évoluent nos interlocuteurs s’imbriquent étroitement. Lorsque Irma Caceres évoque la ligne éditoriale de la télévision cubaine, ses propos attestent à la fois d’un savoir-faire et d’une pratique politique qui fondent la culture professionnelle de cette rédactrice en chef. Mais il existe un lien entre les trois « communautés savantes » au nom desquels s’expriment nos interlocuteurs. L’institution qui légitime le savoir de la collectivité représentée par l’énonciateur, se trouve être la même pour les trois « communautés savantes » décrites précédemment. A Cuba, cette institution, somme toute unique, est le Parti-Etat dont les pratiques répondent aux deux caractéristiques du pouvoir politique : elles sont à la fois réelles et symboliques.

Exercer un contrôle sur les médias, c’est à la fois procéder aux nominations des cadres dirigeants – à Cuba comme en France dans les chaînes publiques - et imposer un ensemble de représentations de l’espace politique. Les expressions nation et peuple cubain en sont un exemple. Et les propos de Susana Sardiñas, directrice des relations internationales de l’ICRT, illustrent ce processus de légitimation : « Avant toute chose, il convient de rappeler que « l’Etat » à Cuba, c’est le peuple. Le système des élections à Cuba est l’un des plus démocratiques que l’on puisse connaître. Dans les quartiers, les candidats qui se présentent pour devenir délégués du « Pouvoir Populaire » sont soumis au vote direct des électeurs. Le même processus est utilisé pour les élections municipales, provinciales et nationales. Plus de 95 % des électeurs votent lors des élections nationales. De cette manière, les intérêts du peuple s’identifient pleinement aux intérêts de l’Etat. »

La position occupée par l’énonciateur – membre du Conseil de direction de l’ICRT, lui-même placé sous la tutelle du ministère des Communications – à l’intersection du champ politique et du champ journalistique, confère à celui-ci une autorité particulière. En l’absence de réels contre-pouvoirs, conséquence du caractère unique de l’institution, le balisage politique émanant du sommet de la hiérarchie qui structure l’entreprise, prend, en quelque sorte, force de loi et incite à nuancer toute expression critique.

L’emploi du pronom indéfini on va permettre à l’énonciateur - ce terme désigne l’instance de discours et renvoie ici, on l’aura compris, à nos trois autres interlocuteurs - de formuler des critiques sans citer nommément les responsables de l’état ou de l’action visés par celles-ci. En atténuant la portée des critiques émises, l’usage du on manifeste la prudence de l’énonciateur. Dans les deux cas, ce dernier évite la rupture du dialogue avec les défenseurs de l’institution et le on joue alors pleinement le rôle que lui assigne Dominique Maingueneau : celui d’un « élément de compromis entre deuxième personne et non-personne » 393 .

Notes
393.

Dominique Maingueneau, op.cit., p.27.