Les trois usages du on

Nous avons relevé dans le corpus trois usages du on. Les deux premiers recouvrent les emplois habituels du pronom indéfini. Par contre, le troisième usage présente une spécificité qui résulte du contexte cubain. Nous y accorderons une attention particulière.

Mais tout d’abord, dans l’usage courant, on tend à se substituer à nous :

‘« On doit suivre l’actualité au fil de la journée depuis les premières heures de la matinée jusqu’à la fin des programmes. Si des Israéliens assassinent des Palestiniens, on doit suivre l’affaire, c’est la forme logique du suivi de l’information. » (Irma Caceres)’ ‘« Quand la Révolution a éclaté, on ne pouvait plus acheter d’équipements de télévision. On ne pouvait acquérir aucun équipement venu de l’extérieur. Car personne – à l’exception du Japon – ne voulait nous vendre quoi que ce soit à cause du blocus. » (Vicente Gonzalez Castro)’

On prend également la place de la deuxième personne tu/vous  :

‘« On n’obtient pas le même résultat si un monsieur en costume cravate dit aux jeunes : « Bonsoir, le monde bouge…» ou si des jeunes décontractés s’expriment de la façon suivante : « Si tu veux savoir ce qui s’est passé aujourd’hui à Lyon, attends un peu, tu vas voir quelque chose d’incroyable…» Cela, on ne le fait pas dans un journal télévisé traditionnel. Par contre, dans un journal pour les jeunes, non seulement on peut le faire, mais on doit le faire ! » (Irma Caceres)’ ‘« Parfois, on trouve des informations culturelles (sur l’Europe) sur l’écran, mais ces informations sont rares et traitent souvent d’événements sans importance. Si l’on posait dix questions sur l’Europe à un téléspectateur cubain, je suis sûr qu’il ne saurait répondre à aucune car il n’y a aucune information à la télévision cubaine sur la façon dont vivent les Européens. » (Vicente Gonzalez Castro)’

Mais il est un autre usage du on qui dénote les tensions sociales et politiques à l’intérieur de l’île. Tensions qu’il convient de replacer dans le contexte géopolitique dont la première caractéristique est le blocus imposé depuis quarante trois ans par les Etats-Unis. L’effet le plus pernicieux de l’attitude d’hostilité affichée à l’égard de Cuba par les différentes administrations américaines, n’est pas tant, nous semble-t-il, la persistance de pénuries souvent supportées courageusement par la population, que l’insécurité constante provoquée par la menace permanente que fait peser sur l’île la plus grande puissance militaire du monde, située à moins de 200 kilomètres des côtes cubaines. Menace à laquelle les Cubains ne peuvent opposer que leur mobilisation et leur unité. Menace qui modèle, en quelque sorte, les comportements individuels et collectifs. Menace qui cadre, au sens goffmanien du terme, tous les discours publics. Dans ce climat d’affrontement idéologique exacerbé où l’expression d’une opinion divergente peut être assimilée à un délit, le pronom indéfini sert à « faire passer » certaines critiques touchant au domaine politique et mettant en cause les autorités cubaines. C’est son caractère indéterminé de non-personne qui, précisément, intéresse l’énonciateur. Cet usage du on – que l’on ne peut comprendre, par ailleurs, qu’en le rapportant à la situation de monopole de l’exercice du pouvoir politique dévolue à une institution unique – vise à atténuer la portée de la critique, et cela de deux façons : soit en masquant l’émetteur de la critique, soit en masquant son destinataire. Ce procédé mérite attention car il révèle l’existence d’un discours dans le discours, ou si l’on reprend l’analyse d’Erving Goffman sur le travail de figuration (face work) 394 , d’une conversation dans la conversation entre deux interlocuteurs pour lesquels sauver ou perdre la face constitue un enjeu décisif. Dans cette conversation « seconde », l’énonciateur s’adresse à un autre destinataire que l’interviewer auquel il répond : en l’occurrence, les autorités cubaines. En employant le on, il évite à celles-ci de perdre la face tout en sauvant la sienne.

* Examinons d’abord le cas où le on masque l’émetteur de la critique à travers un exemple :

‘« Jusqu’à la chute du Mur de Berlin, les pays socialistes ont considéré Cuba comme une terre promise. C’était le seul pays socialiste tropical avec du soleil, du rythme, et face aux Etats-Unis, Cuba occupait une position stratégique. Dans ce rapprochement, beaucoup de choses sont entrées. A ce moment-là, on a constaté qu’il y avait beaucoup de gens aveuglés par la politique : ils voyaient tout en rose. Nous, nous n’avons jamais été aveuglés : on voyait ce qui était bien, ce qui était mal dans leur fonctionnement. Par exemple dans ma spécialité, je constatais beaucoup de défauts sur le plan de la technique, de la vidéo, du son, du cinéma. La technologie des pays socialistes était très en retard. C’est pourquoi nous avons acheté des équipements aux Japonais pour les écoles. Et aussi des équipements européens et nord-américains en passant par des pays tiers. Il était impossible d’exploiter la technologie des pays socialistes. De surcroît, leur matériel n’était pas prêt à supporter les températures de Cuba ! » (Vicente Gonzalez Castro)’

Dans cet extrait, on constate un passage de la catégorie de la non-personne illustrée par on et gens - qui présente le même caractère indéterminé que le pronom indéfini - à la catégorie de la personne exprimée par nous, nous, on- qui relaie ici le nous et se situe « en frontière » de la non-personne et de la personne - ma, je et nous. Ces derniers pronoms renvoient à un individu qualifié par son appartenance à un collectif bien défini : les professionnels de la télévision cubaine. Le vocabulaire technique environnant ne laisse d’ailleurs planer aucun doute sur la « spécialité » de l’énonciateur. Mais à quoi référe le premier on ? Et qui sont ces gens dont les nous veulent se démarquer ? Tout porte à croire que ce premier on masque le nous, et donc le je. Autrement dit l’énonciateur. S’entourer de précautions semble d’autant plus nécessaire que la critique porte sur « des gens aveuglés par la politique », parmi lesquels figurent sans doute certains membres du Parti qui assurent aujourd’hui encore des fonctions de direction et d’encadrement et exercent à ce titre une influence déterminante. L’usage de la catégorie de la non-personne permet de les mettre en cause - « ils voyaient tout en rose » - tout en diluant les responsabilités individuelles dans une sorte de responsabilité collective portée par « beaucoup de gens ». L’énonciateur leur évite ainsi de perdre la face tout en sauvant la sienne.

* Prenons maintenant le cas où le on masque le destinataire de la critique, à travers trois exemples :

‘« Pour qu’on nous parle de la France, il faut qu’il se produise au moins un accident, ou une crise économique, ou encore un sommet de chefs d’Etats. » (Vicente Gonzalez Castro)’

Derrière ce on, ce sont les journalistes de la télévision cubaine qui se trouvent mis en cause, et en particulier, la rédactrice en chef qui supervise le contenu éditorial des informations internationales. Si l’on tient compte du fait que Irma Caceres doit son autorité à son expérience professionnelle, mais également à la confiance que lui témoignent les autorités cubaines, on peut considérer celles-ci comme étant indirectement visées par la critique. Mais ce détour et l’usage du on laissent subsister un doute sur l’identité des destinataires. L’énonciateur ménage ainsi la face des autorités cubaines.

‘« Quand un présentateur commence à devenir un leader d’opinion, tout à coup il disparaît de la télévision : on lui enlève son programme sans expliquer pourquoi. » (Vicente Gonzalez Castro)’

La direction de l’ICRT est ici directement visée, mais là encore, en raison de la tutelle que le gouvernement cubain exerce sur les médias audiovisuels par l’intermédiaire du ministère des Communications - lequel relève de la direction politique du pays, précise le document de présentation de la télévision cubaine -ce sont les plus hautes autorités de l’Etat qui apparaissent comme les responsables de cette « mise au placard ». La prudence commande d’autant plus l’usage du on par l’énonciateur… que celui-ci n’est autre que le présentateur. En ne nommant pas précisément les responsables de son éviction, notre interlocuteur manifeste le souci, au demeurant compréhensible, d’éviter une sanction peut-être encore plus sévère. Quoiqu’il en soit, le on lui permet de dénoncer la censure sans s’exposer davantage.

‘« La chute des pays socialistes a montré la fausseté qui régnait derrière la mise en scène, les apparences. Il y avait des choses positives à côté de beaucoup de mensonges. Il y avait des erreurs qu’on cachait mais qui existaient bel et bien. Et finalement, tout a été dévoilé. » (Vicente Gonzalez Castro)’

Aborder le bilan des ex-pays socialistes, anciens alliés de Cuba, demeure délicat pour deux raisons : en premier lieu, parce qu’il est difficile de faire abstraction de la politique menée dans l’île et de ne pas comparer les bilans respectifs de pays se réclamant du même « camp » ; en second lieu, parce que le choix de ces alliances a été entériné par les plus hautes autorités de l’Etat cubain.

En masquant l’identité du destinataire, l’énonciateur suggère trois interprétations possibles :

De cette analyse ressort la dimension polyphonique des discours tenus par nos différents interlocuteurs, l’importance du collectif dans l’expression de la subjectivité et l’usage spécifique de la catégorie de la non-personne pour rendre « acceptable » le discours politique dont le caractère critique est le plus marqué.

Notes
394.

Erving Goffman, Les rites d’interaction, op.cit.