Conclusion

En choisissant d’appréhender la tranche informative du programme « Espacio Europa » comme la face discursive d’un enchevêtrement de cadres au moyen desquels les journalistes classent, interprètent, organisent leurs expériences du monde et saisissent dans celles-ci les structures des événements qu’ils contribuent à produire, nous nous sommes efforcés de satisfaire à deux exigences : d’une part, penser la « chaîne médiatique » au sens où l’entend Jean-Pierre Esquenazi, c’est-à-dire « depuis la production jusqu’à la consommation-interprétation en passant par l’objet à la fois produit et consommé-interprété » 403 , et pour cela nous nous sommes situés dans la perspective d’une sociologie du discours qui définit le produit de l’activité journalistique comme « l’élément symbolique d’un processus associant des acteurs sociaux disparates » 404  ; d’autre part, éclairer le paradoxe du journaliste confronté au réel, lequel ressortit à la fois au monde commun que le journaliste partage avec les téléspectateurs et à l’espace social à l’intérieur duquel il occupe une position qui le distingue. En croisant les deux notions de cadre et de champ, nous avons voulu nous démarquer d’une démarche microsociologique qui prétendrait à l’exclusivité pour rendre compte des faits sociaux dont relève principalement, selon nous, l’activité des médias 405 .

Au terme de ces investigations, de nombreuses pistes demeurent inexplorées. Au-delà des rapports de force, le décalage observé entre les représentations de l’Europe véhiculées par les deux rédactions de part et d’autre de l’Atlantique, conduit à s’interroger sur ce que l’on pourrait entendre par identité européenne.

Une notion à manier avec prudence. C’est « le type même du mot valise sur lequel chacun projette ses croyances, ses humeurs et ses positions », prévient Claude Dubar 406 , tandis que François Laplantine 407 , citant Beckett pour qui l’identité s’apparente à une « saoulerie sémantique », définit le discours identitaire comme « un discours à signification nulle » auquel il convient de renoncer au plus vite si l’on adopte une visée herméneutique. Dûment avertis, c’est à partir d’une position non essentialiste 408 que nous envisagerons les formes identitaires contenues dans notre corpus. Claude Dubar désigne ainsi « les systèmes d’appellation historiquement variables, reliant des identifications par et pour autrui et des identifications par et pour soi ». Pour cet auteur, les manières d’identifier 409  relèvent de deux catégories : les identifications attribuées par les autres correspondent aux identités pour autrui, les identifications revendiquées par soi-même aux identités pour soi.

Examinons la façon dont ces dédoublements s’opèrent à Lyon et à La Havane en prenant en considération l’ensemble de notre corpus formé de textes et de documents audiovisuels. Que peut-on dire des formes identitaires disséminées dans les textes résultant de nos entretiens avec les professionnels de la télévision cubaine et dans les énoncés télévisuels produits par Euronews, autrement dit dans toutes les formes signifiantes qui concourent à la réalisation du discours journalistique et qui se prêtent à son actualisation par le récepteur ?

L’analyse de la tranche informative du programme « Espacio Europa » révèle tout d’abord les « non-dits » d’Euronews. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’angle, comme le laissent entendre les journalistes de la chaîne en définissant par la négative le « point de vue européen » : un point de vue qui ne serait ni national, ni anglo-saxon. Dans le sommaire des différentes éditions élaborées à l’intention des Cubains, des pans entiers de la vie politique, économique et sociale de l’Europe, traités par ailleurs dans les journaux destinés aux téléspectateurs européens, ont été occultés. Les millions de chômeurs que compte l’Union européenne ont ainsi disparu, tout comme les disparités économiques entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Les divergences politiques entre l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne dans la manière d’envisager le fonctionnement des institutions européennes - divergences qui se sont encore accentuées lors de la guerre en Irak - , de même que les critiques émises par les Anglais à l’égard de la politique monétaire de l’Union ont été gommées. Enfin, si les Cubains devaient se contenter des seules informations livrées par Euronews pour se faire une idée du débat politique suscité par l’élargissement, ils auraient sans doute du mal à comprendre l’enjeu des discussions engagées autour de l’entrée de la Turquie et à mesurer la dimension fédératrice de la culture judéo-chrétienne.

Si l’on observe les formes identitaires véhiculées par Euronews en matière de politique internationale, on constate que la forme identitaire construite pour les Cubains révèle une Europe unie et homogène. Elle se démarque nettement de la forme identitaireconstruite pour les Européens. L’information sportive semble constituer une exception : c’est le seul domaine de l’information où l’on n’assiste pas à un dédoublement du récit. Cette dissociation des formes identitaires valide notre hypothèse selon laquelle la chaîne européenne s’apparente à un laboratoire où se conçoivent, s’élaborent et se diffusent de nouvelles représentations du monde. La coopération engagée entre Euronews et la télévision cubaine a effectivement valeur de test : le programme proposé et les réactions qu’il suscite à Cuba permettent d’évaluer la capacité de l’Union européenne d’étendre son influence sur une partie du monde où elle prétend concurrencer les Etats-Unis. Les médias impliqués sont traversés par des rapports de forces et les représentations qu’ils véhiculent sont l’objet d’une lutte symbolique dont le sens qu’on leur attribue constitue l’enjeu. Les formes identitaires ne sont pas seulement des histoires que chacun se raconte à lui-même et raconte aux autres sur ce qu’il est et sur ce qu’ils sont : elle représentent « des moyens indispensables pour « construire des mondes », les identifier et pouvoir les négocier avec les autres dans la vie sociale. » 410 Cette dimension de la négociation et de l’ajustement des formes identitaires diffusées par Euronews est fondamentale.

L’identité européenne pour autrui, en l’occurrence pour les Cubains, présente, en effet, comme principale caractéristique de se dissoudre dans l’attention portée aux pratiques professionnelles. Les résultats de l’analyse assistée par le logiciel ALCESTE et la constitution en classes le montrent clairement. Le métier-rôle du journaliste face à une double contrainte, celle du public et celle des conditions de production, ainsi que l’inscription de l’activité journalistique dans les mutations sociales et politiques, monopolisent l’intérêt des professionnels de la télévision cubaine pour lesquels prime, en quelque sorte, l’identité de métier. Des facteurs externes et internes expliquent cette évanescence de l’identité européenne dans le récit des Cubains. La manière de raconter l’Europe dépend, pour une part, du système de croyances hérité des expériences antérieures. Or, si l’on se situe dans une logique d’affrontement entre des blocs – Est/Ouest – et des systèmes – l’impérialisme, le socialisme – l’Europe aujourd’hui, en tant qu’ensemble géopolitique, n’a plus pour les Cubains la même visibilité qu’il y a vingt ans. Elle semble désormais aussi éloignée politiquement que géographiquement. Le seul terrain de lutte où l’Europe se distingue encore, manifeste sa différence, donc conserve une existence, c’est la culture.

Si les Cubains se réclament de valeurs et de principes, le regain de pragmatisme qu’exprime la précipitation avec laquelle ils se focalisent sur la réalisation, peut paradoxalement permettre un rapprochement des points de vue. Le pragmatisme est à l’origine de la construction européenne – le Marché commun a précédé l’union politique scellée par le Traité de Maastricht – mais il préside aussi au fonctionnement d’Euronews où il se manifeste à travers une capacité à assumer et à maîtriser la diversité et une aptitude à s’ouvrir sur l’universel. C’est, à nos yeux, cet ensemble de dispositions qui définit le mieux aujourd’hui l’identité européenne. Que la télévision en soit l’un des vecteurs ne doit rien au hasard.

« Aucune production culturelle ne se pérennise ni se diffuse socialement par la simple multiplication physique de ses traces », constate Yves Jeanneret 411 . « Les objets ne font mémoire sociale que quand ils ont été transformés, réinterprétés et réinvestis par de nombreux créateurs inconnus.» Appliquée à notre objet d’étude – la fabrication de l’information dans un contexte transnational – nous tenons pour décisive cette construction plurielle du sens par les journalistes et les téléspectateurs. Nous nous sommes intéressés principalement aux journalistes et aux cadres de leur expérience : cadres politiques, cadres technologiques, cadres du récit, cadres de la réception. Nous avons ainsi tenté de mettre en évidence les traces observables dans les discours des recadrages qui s’opèrent au cours de l’activité journalistique. Mais il convient de repenser aussi les modalités spécifiques de la perception du téléspectateur à partir de sa propre expérience.

S’interrogeant sur l’hétérogénéité culturelle et le caractère indécis des identités, Jesus Martin Barbero 412 invite à renverser la perspective qui conduit à envisager la télévision sous l’angle de l’innovation technologique en occultant son usage social et à « convertir en qualité de média ce qui n’est qu’une modalité historique de l’usage ». Il propose d’opérer un « décentrage du regard des médias vers les médiations » qu’il définit comme les « lieux d’où viennent les contraintes qui délimitent et configurent la matérialité sociale et l’expressivité culturelle de la télévision ». Il suggère ainsi de porter attention au quotidien de la famille 413 qui constitue en Amérique latine « l’unité d’audience de base de la télévision » ; à la temporalité sociale et à la compétence culturelle des téléspectateurs. S’appuyant sur une lecture de Walter Benjamin, « l’un des premiers à discerner la médiation fondamentale permettant de penser historiquement le rapport entre la transformation des conditions de production et les changements dans l’espace de la culture, c’est-à-dire les transformations du sensorium des modes de perception, de l’expérience sociale », Jesus Martin Barbero voit dans le fait de « penser l’expérience » un moyen d’accéder à « ce qui fait irruption, avec les masses et la technique, dans l’histoire ». Pour cet auteur, cela implique de prendre en compte « les contradictions quotidiennes qui constituent l’existence des masses, leurs modes de production de sens et leur rapport au symbolique…ici la clef se trouve dans la perception et l’usage.» 414 Si la diversité des logiques de l’usage ne s’épuise pas dans la différence sociale entre les classes, cette différence articule les autres, précise Jesus Martin Barbero 415 . « Les habitus de classe traversent les usages de la télévision, les modalités du voir, et se manifestent, ethnographiquement observables, dans l’organisation du temps et de l’espace quotidiens. »

Reconnaissance et appropriation sont inséparables de la réception comme de la production de l’information. De cette confrontation, des façons neuves d’être au monde peuvent surgir.

Notes
403.

Jean-Pierre Esquenazi, op.cit., p.8.

404.

Jean-Pierre Esquenazi, op.cit., p.10.

405.

Sur ce point, nous souscrivons à la remarque adressée à Erving Goffman par Pierre Bourdieu pour qui « la vérité de l’interaction n’est pas l’interaction ». Alors que les interactions représentent pour le sociologue canadien « les formes sociales régulières dans lesquels les hommes viennent se glisser », Pierre Bourdieu met en garde contre l’illusion qui consisterait à localiser le social exclusivement dans l’interaction : «  L’interaction elle-même doit sa forme aux structures objectives qui ont produit les dispositions des agents en interaction et qui leur assignent leurs positions relatives dans l’interaction et ailleurs » (Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, Genève, 1972, p.183, cité par Yves Winkin, « Interaction : entre Goffman et Bourdieu » in Dictionnaire critique de la communication, sous la direction de Lucien Sfez, Presses universitaires de France, Paris, 1993, tome 1, pp.474-475).

406.

Claude Dubar, La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Presses universitaires de France, Paris, 2000, p.3.

407.

François Laplantine, Je, nous et les autres. Etre humain au-delà des apparences, Le Pommier-Fayard, Paris, 1999, pp.19-20.

408.

L’identité s’appréhende différemment selon que l’on adopte une position essentialiste ou une position non essentialiste. Dans le premier cas, l’identité recouvre « ce qui reste le même en dépit des changements » et réfère à une essence éternelle. Dans le second cas, l’identité est totalement soumise au changement, ainsi que le suggère la formule d’Héraclite « Tout coule » : le baigneur qui nage régulièrement dans la même rivière, ne se trempe jamais dans la même eau. L’identité s’apparente alors à une construction : ses caractéristiques ne sont pas immuables, elle dépend de son contexte de définition et elle se constitue au cours d’un processus d’ajustement et de négociation permanent ( Claude Dubar, « Socialisation et construction identitaire » in L’identité. L’individu. Le groupe. La société, coordonné par Jean-Claude Ruano-Borbalan, Sciences Humaines Editions, Auxerre, 1998, pp. 135-141).

409.

Claude Dubar, op.cit., p.4.

410.

Claude Dubar, op.cit., p.141.

411.

Yves Jeanneret, “Communication, transmission, un couple orageux”, Sciences Humaines, numéro hors série « Qu’est-ce que transmettre ? Savoir, mémoire, culture, valeurs », mars avril mai 2001.

412.

Jesus Martin Barbero, Des médias aux médiations. Communication, culture et hégémonie, CNRS Editions, Paris, 2002 (ouvrage paru sous le titre De los medios a las mediaciones. Communicacion, cultura y hegemonia, Editorial Gustavo Gili, SA, Barcelone, 1987) pp. 48 et 177-188.

413.

“Rompant avec les considérations moralisantes rebattues – la télévision corruptrice des traditions familiales – et une vision lui attribuant une fonction purement spéculaire, une autre conception commence à apparaître qui voit dans la famille l’un des espaces clefs de lecture et de codification de la télévision. Cependant, la médiation que la quotidienneté familiale réalise pour donner forme à la télévision ne se limite pas à ce que l’on peut observer du point de vue de la réception puisque ce quotidien s’inscrit dans le discours télévisuel lui-même. A partir de la famille en tant qu’espace de rapports courts et de proximité, la télévision assure et forge deux dispositifs clés : la simulation du contact et la rhétorique du direct. » (Jesus Martin Barbero, op.cit, p.179).

414.

Jesus Martin Barbero, op.cit., pp.53-54.

415.

Jesus Martin Barbero, op.cit., p.186.