Introduction

L'étude d'un quartier, qu'elle prenne la forme d'une enquête autour d'une population, d'un habitat, de réseaux de sociabilité, d'une économie locale ou d'un espace urbain, pose la question de la nature des phénomènes historiques que l'on souhaite mettre en évidence. Le fait est rarement énoncé de cette façon car il semble aller de soi. En consacrant une recherche à un quartier ouvrier d'une ville industrielle française, anglaise ou de l'Italie du nord, à l'époque contemporaine, on souhaite aussi suivre au plus près les effets sur les pratiques et sur les parcours individuels ou collectifs, sur les manières d'habiter ou de s'approprier l'espace urbain, de processus majeurs qui transforment en profondeur l'ensemble de ces sociétés.

Une première question se pose donc : que signifie pour nous le choix d'Alcântara, un quartier de Lisbonne ? L'étude de la population d'un espace industrialisé du Lisbonne des premières décennies du XXe siècle peut en effet apparaître comme un projet doublement périphérique. À cette époque le Portugal se situe en marge des grands bouleversements économiques et sociaux européens, provoqués par les processus plus ou moins conjugués de l'industrialisation et de l'urbanisation à grande échelle. Par ailleurs, dans un pays encore largement dominé par un monde rural qui impose ses structures et son rythme à une économie fragile, un tel espace peut être associé à un milieu atypique dont l'étude ne pourra déboucher que sur des problématiques secondaires par rapport à l'ensemble de l'évolution de la société portugaise. Avant de définir un champ de recherche précis autour d'Alcântara, le premier objectif de cette introduction va être de démontrer que ces remarques liminaires ne débouchent pas sur des approches pertinentes.

L'étude d'un quartier industriel de la capitale d'un pays lui-même faiblement industrialisé pose-t-elle des problèmes spécifiques ? Une manière de répondre à cette question peut être de clarifier notre positionnement par rapport aux problématiques d'ensemble de l'histoire socio-économique du Portugal contemporain. Ce préambule nous semble important car cette historiographie nationale est fortement structurée autour de deux axes dont il est difficile d'ignorer l'orientation. Le premier est d'ordre comparatiste : la société portugaise est analysée en fonction de ses ressemblances et de ses divergences avec les autres sociétés européennes. C'est le thème du retard et de l'échec de la modernisation économique mais aussi politique du pays qui est alors abordé. Le deuxième est d'ordre déterministe : il vise à expliquer ce retard par l'analyse des structures économiques et sociales, des modes de pensée et des façons d'agir qui auraient fait du Portugal l'un des pays les plus pauvres d'Europe au seuil du XXe siècle.

À l'origine de notre parcours se trouve une interrogation sur la nature du mouvement ouvrier portugais à Lisbonne. Nous voulions comprendre comment avait pu se constituer une culture politique ouvrière originale dans une ville qui semblait posséder une tradition industrielle si faible. Il s'agissait notamment de s'intéresser à l'influence de l'anarchosyndicalisme comme vecteur de sociabilité et créateur d'une identité collective décalée par rapport à la réalité sociale. Ce projet privilégiait forcément le champ du politique et du syndicalisme, là où pouvait être saisie, croyait-on, l'unité de ce groupe social 1 . Cette première approche a conduit à une impasse. Elle reposait en effet sur des impressions générales pour la plupart infondées. L'histoire sociale de l'industrialisation du Portugal s'est avérée plus riche et plus complexe. Or nous ignorions presque tout de ce monde ouvrier lisboète. Nous n'avions qu'une vague idée de son importance numérique, des rythmes chronologiques de sa formation, de la géographie de son implantation, et de sa répartition sectorielle. Nous en restions à une vision en terme de catégories statistiques et de groupes que nous supposions homogènes parce que composés d'individus qui travaillaient dans un même secteur de production : nous distinguions les ouvriers de la métallurgie, les ouvriers et ouvrières des manufactures de tabac, des fabriques textiles, de l'industrie du vêtement ou de la chapellerie, etc. Nous étions incapable de décrire les modes d'insertion dans une société urbaine forcément composite. Le projet initial a été abandonné sans regret. De la nature d'un mouvement ouvrier, nous sommes passés à l'étude de milieux ouvriers, le pluriel était désormais requis. Les présences collectives ou individuelles pouvaient être repérées dans chaque interstice de la société lisboète. D'une histoire ouvrière, nous glissions vers une histoire sociale de la ville.

Nous restions cependant sur une vague impression d'une double spécificité de la société portugaise contemporaine d'une part, et de l'espace lisboète par rapport à l'ensemble de cette société d'autre part. En résumé, on s'apprêtait à étudier un «îlot de modernité" dans une société globalement arriérée. Cette première étape de la recherche qui a fait l'objet d'un mémoire de DEA, a toutefois permis de dégager quelques idées générales sur la manière d'aborder un contexte national méconnu. Il a notamment été question des causes du retard portugais et de la notion de pays semi-périphérique. Les modèles historiques qui décrivent l'évolution des sociétés industrialisées – l'évolution des modes de production, les changements internes au monde ouvrier, l'importance des mobilités sociales et résidentielles – sont-ils toujours valables pour la société portugaise ? La notion même de contexte national doit-elle être remise en cause ? Il fallait aussi envisager dans quelle mesure, au Portugal, l'histoire sociale de l'industrialisation et l'histoire sociale de la ville ne devaient pas être pensées comme un même objet de recherche.

Notes
1.

Ce projet aurait pu s'inscrire dans la lignée d'une étude comme celle de Gérard Brey sur la Galice : Gérard Brey, Économie et mouvement syndical en Galice (1840-1911), Thèse de Doctorat, Université de Pau et des Pays de l'Adour, 1989, 3 vol., 1013 p.